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Crocs, Birkenstock, Mephisto... Catalogués moches ou d’origine fonctionnelle, les modèles de ces chaussures ont basculé du ringard au cool, 2023 - IDEAT
Crocs, Birkenstock, Mephisto... Catalogués moches ou d’origine fonctionnelle, les modèles de ces chaussures ont basculé du ringard au cool, 2023 - IDEAT
Marine Mimouni

Lifestyle

Les chaussures moches sont le nouveau cool

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Elles s’appellent Crocs, Timberland, Birkenstock ou Mephisto. Catalogués moches et/ou d’origine fonctionnelle, les modèles de ces marques ont basculé du ringard au cool. Par l’arbitraire mode et parfois l’influence d’un artiste, mais aussi, pour certaines, grâce à leur authenticité enfin reconnue.

Quand confort rime avec tendance, le rayon chaussures prend des allures de musée du moche… Cool ?


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Mephisto rajeunit sa cible sans renier le confort de ses modèles. Ici, la chaussure Soline.
Mephisto rajeunit sa cible sans renier le confort de ses modèles. Ici, la chaussure Soline. DR

Quelle est la différence entre une Yellow Boot Timberland et une Colorado Caterpillar ? Quasiment aucune. Ces deux chaussures de bûcheron et d’ouvrier de chantier possèdent la même origine fonctionnelle, le même coloris camel, le même col noir rembourré, la même allure pataude. Mais en matière de coolness, il n’y a pas match.

La première écrase pourtant largement sa cousine américaine. Parce que, depuis qu’elle a été adoptée par les groupes de hip-hop new-yorkais au début des années 90, la « Timbs » a « la carte » sur cette planète rap qui influence tant celle de la mode. La Caterpillar aura beau faire, elle ne sera jamais validée.

Si le succès d’estime et de ventes d’une chaussure, directement connecté à son appropriation par un mouvement culturel, n’est pas un phénomène nouveau (la Dr. Martens et le rock, un nombre incalculable de marques de baskets…), celui de chaussants sortis de nulle part est plus désarçonnant.

Le cas de la Crocs – 3,4 milliards de dollars de chiffres d’affaires en 2022 et portée aussi bien à Hollywood qu’au premier rang des défilés – est le plus spectaculaire. On pense également à Birkenstock, sandale branchée depuis dix ans, devenue le chausson du confinement et aujourd’hui portée partout. Deux cas d’école, qui reviennent de loin.

Le cas des chaussures Crocs

L’Arizona, de la chaussure « Birk », une icône des looks cool.
L’Arizona, de la chaussure « Birk », une icône des looks cool. DR

Lancée en 2002 pour jardiner ou naviguer, la Crocs est d’abord boudée par les fashionistas. Ce sabot en plastique antidérapant est même moqué dans les médias.

En 2010, le magazine Time classe cette quintessence de laideur parmi les pires inventions au monde. Un blog sobrement intitulé I Hate Crocs dot com est même mis en ligne avec pour objectif l’éradication du modèle « et de tous ceux qui pensent que leurs arguments pour le porter sont valables ». Le site n’a rien publié depuis mai 2021.

Hasard ou coïncidence, c’est ce printemps-là que Demna Gvasalia, directeur artistique de Balenciaga, a choisi pour rehausser la Crocs d’un talon et l’intégrer à la collection printemps été 2022 de l’illustre maison ; quelques jours avant que le DJ Questlove, batteur de The Roots, ne foule le tapis rouge des Oscar chaussé d’un sémillant et très remarqué modèle doré.

C’est le point de bascule. La Crocs passe de chaussant honni à accessoire pointu vanté par les stars et revisité par les créateurs. Les collabs pleuvent : avec Drew, le label de Justin Bieber, l’influent et respecté designer de baskets Salehe Bembury (Versace, Cole Haan) ou les marques asiatiques en vue Sankuanz ou Beams.


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« Birk » en stock

La bottine Colorado de Caterpillar.
La bottine Colorado de Caterpillar. DR

La remontada de la « Birk » est, elle aussi, saisissante. En 1964, sa confortable semelle en liège séduit les familles allemandes. Une touriste californienne les importe aux États-Unis deux ans plus tard. Elle fait un four auprès des boutiques traditionnelles, puis s’écoule dans les magasins bio avant que les hippies en fassent un symbole de la contre-culture anticapitaliste.

Tombée en désuétude avec le mouvement, elle est revisitée en 2012 par Phoebe Philo (Celine). Carton plein. La marque enchaîne les collabs (Valentino, Rick Owens, Dior…), qui sont autant de succès. Au point d’être rachetée pour 4 milliards d’euros par LVMH en 2021.

« C’est un vieux tropisme inhérent au monde de la mode que de détourner une pièce classée “moche” pour soudainement en faire un attribut du “beau” », décrypte José Lamali, directeur artistique d’Études, citant le cas de sacs Félix Potin vus, par le passé, au premier rang des défilés.

La collaboration entre Birkenstock et Fear of God.
La collaboration entre Birkenstock et Fear of God. DR

Cette démarche mode n’est pas premier degré, ni seulement le signe d’un faux laisser-aller, mais plutôt une marque de distinction sociale proche du concept de « violence symbolique » formulé par le sociologue Pierre Bourdieu dans les années 1960 : l’élite impose sa norme en détournant un produit abordable et mainstream qu’elle jugeait moche.

Se l’appropriant, elle décrète qu’il fait désormais partie du monde du beau – et du cher. Et étale ainsi son capital intellectuel en la matière. Comme pour dire : je suis dans le camp du beau et je sais que ceci est laid, le fait d’en avoir conscience m’autorise à le faire basculer dans le giron du cool et du désirable.

L’un des modèles de Birkenstock en collaboration avec Fear of God.
L’un des modèles de Birkenstock en collaboration avec Fear of God. DR

Exactement comme quand un hipster collectionneur de sneakers vintage érige en must have les paires du discounter Lidl. « Mais à quel point cette tendance de snob branché n’est-elle pas un acte caustique et même une forme de dédain ? » interroge Guillaume Salmon, fondateur de Tact, agence de lifestyle et de relations publiques.

On peut comprendre le décalage “mode”, mais, dans certains cas, la frontière est mince avec le mépris de classe. Celui de la Crocs en est le « meilleur » exemple, puisqu’elle porte un symbole fort : c’est la chaussure des gens qui sauvent des vies [elle est très prisée des personnels hospitaliers, NDLR].

N’est-ce pas un peu malsain d’en faire un tel objet de luxe ? Est-il bien vertueux de le vendre toujours plus cher quand on sait qu’il sera intrinsèquement toujours aussi moche ? » À méditer.


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Légitimité fonctionnelle de la chaussure moche

Mephisto rajeunit sa cible sans renier le confort de ses modèles.
Mephisto rajeunit sa cible sans renier le confort de ses modèles. DR

Si le passage du ringard au cool se décide par l’arbitraire esthétique et l’opportunisme marketing, ingrédients indispensables à l’industrie de la mode pour nourrir son éternel besoin de renouvellement, celui-ci est aussi impulsé par « cette réalité sociétale : les urbains ont profondément besoin de renouer avec l’essentiel, notamment la nature, souligne José Lamali. Ils l’expriment en portant leur intérêt sur des marques qui ont des valeurs “équipement” et possèdent un savoir-faire, mais aussi une véritable légitimité fonctionnelle ».

Ce qui est vrai dans le textile depuis cinq ans avec l’omniprésence de l’outdoor et du workwear commence ainsi à se ressentir au rayon chaussures, en témoigne la grosse cote du mocassin, cette ancienne chaussure de pêcheur connotée BCBG pull noué-Cap-Ferret, de la botte Aigle chère à 90 % des agriculteurs ou de la Rainbow de Mephisto, numéro 1 des maisons de retraite, qui pointe le bout de sa semelle d’origine orthopédique dans les events en ville.

La collaboration entre Birkenstock et Dior pour homme.
La collaboration entre Birkenstock et Dior pour homme. DR

« L’attrait pour le pratique et l’authentique est bien réel, mais derrière cela, il y a aussi une forme de sophistication et la quête du “pas de côté”, nuance Guillaume Salmon. Porter l’édition limitée d’une sneaker n’est aujourd’hui plus un signe de distinction, donc on se déporte vers la chaussure de cuir. Mais pas n’importe laquelle, vers le modèle inattendu, celui qui suscitera la surprise autant que l’effet “waouh”. »

Et quoi qu’il arrive, comme le conclut le personnage ringard de l’humoriste Benjamin Tranié dans ses chroniques sur France Inter, « on est toujours le beauf de quelqu’un ». À bon entendeur…


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