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Pour approcher l’art du chakaiseki, qui mêle repas léger et cérémonie du thé, il fallait jusque-là s’envoler pour le Japon. Grâce à Yuichiro Akiyoshi, l’aventure est à portée de métro, dans une rue calme du XVe arrondissement. On a testé pour vous.
Le bon matcha se mérite
Impeccable dans sa veste blanche immaculée, Yuichiro Akiyoshi se tient droit, silencieux, visage impassible, tête légèrement penchée en avant, corps presque immobile. Seules ses mains dessinent des arabesques dans l’air. Avec un « chashaku », fine spatule en bambou (dont un renflement naturel du bois doit apparaître dans sa longueur, ndlr), il récupère quelques grammes de poudre de matcha de Marukyu Koyamaen, à Kyoto, conservée dans un « natsume », petite boîte en bois laqué, et les dépose dans un bol « chawan » (céramique japonaise artisanale).
Il attrape un « hishaku », longue louche en bambou, prélève un peu d’eau chaude maintenue à température (entre 85 et 90°C) depuis quelques heures dans une bouilloire « kama » fumante, et la verse lentement dans le bol. Il replace la louche en équilibre sur l’ouverture de la bouilloire, laissant glisser le manche entre le pouce et la paume, geste sans doute mille fois répété.
À l’aide d’un « shasen », petit fouet aux brins de bambou ressemblant à une brosse de barbier, il mélange le tout en quelques brefs mouvements alternatifs, longitudinaux et circulaires. Yuichiro reprend le bol entre ses mains, le fait tournoyer, comme pour tapisser l’intérieur du liquide brûlant, le repose. C’est prêt.
Un signe à peine perceptible et Misuzu, son épouse, s’approche. Sanglée dans son kimono gris sans ostentation, elle assure le service. Elle s’empare du bol de thé et le tend au convive, non sans avoir manipulé délicatement le récipient afin de repérer le côté le plus esthétique, placé face au buveur.
Attention, ce dernier devra à son tour faire effectuer au bol un quart de tour puis un autre, avant de le porter à ses lèvres. On ne touche pas la beauté avec la bouche au Pays du Soleil Levant. Au terme de ce rituel hypnotique, la récompense d’un thé mousseux, épais mais pas trop, à l’amertume légère. Le bon matcha se mérite. Voici la promesse tenue du restaurant Chakaiseki Akiyoshi, qui a ouvert à Paris au début de l’année 2023.
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Yuichiro Akiyoshi : cuisinier, maître de thé, de saké et d’ikebana
Pour maîtriser cette liturgie codifiée définitivement au XVIe siècle par le moine Sen no Rikyû, Yuichiro Akiyoshi a fréquenté rien moins que les trois plus grandes écoles du pays, sur une période de vingt ans. Le cœur battant de cet art ancestral se situe à Kyoto, ancienne capitale impériale. Ça tombe bien, c’est là que ce Japonais de 38 ans – et en paraissant 10 de moins –, a fait toutes ses classes.
Né à Fukuoka, dans le nord de l’île de Kyushu, il est le fils d’un cuisinier spécialisé dans la cuisine kaiseki, considérée comme la haute gastronomie japonaise, les repas étant composés d’une succession de petits plats servis simultanément ou à la suite les uns des autres. Après avoir brièvement envisagé, « comme tous les enfants », de devenir astronaute, Yuichiro a suivi la voie paternelle, confié aux bons soins d’un ami de la famille, le chef trois étoiles du restaurant Hyotei, à Kyoto, Eiichi Takahashi.
« Quand je suis arrivé comme apprenti, le grand chef n’était déjà plus en cuisine, raconte Yuichiro. Il écrivait surtout des livres. Mais, plus tard, il m’a emmené avec lui à Tokyo, on allait manger au restaurant et on avait de grandes discussions. Même sans cuisiner, il m’a beaucoup appris. » Le lien est encore si fort que les poignées de portes de son restaurant parisien sont des répliques de celles de Hyotei et que le maître a lui-même calligraphié le nom Chakaiseki Akiyoshi, signant de son sceau.
Pourtant, après dix ans à cette école de l’excellence, Yuichiro a eu des envies d’ailleurs. Il s’est envolé pour la France, « pour en savoir plus sur ces Français que l’on recevait à Hyotei et sur cette gastronomie que je ne connaissais pas. » Il a donc profité de l’invitation du nouvel ambassadeur du Japon auprès de l’OCDE, dont le siège est à Paris, pour devenir son chef personnel.
Une parenthèse de six ans durant laquelle il va aussi beaucoup s’attabler au restaurant. Il reconnaît aujourd’hui être encore très inspiré par le travail d’Alain Passard (L’Arpège, Paris) sur le végétal, et par la cuisine de son élève, Pascal Barbot (L’Astrance, Paris), sans doute l’un des plus fins connaisseurs français de la cuisine japonaise.
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Kyoto comme si vous y étiez
À cette époque, le projet d’ouvrir son propre lieu à Paris est en germe. Le Covid passe par là, il rentre au Japon sans perdre l’idée de vue. Entre deux résidences et dîners privés, il fait le tour des investisseurs potentiels dans son pays.
La récolte est fructueuse et quand le monde se déconfine, il revient dans l’Hexagone et s’installe en lieu et place de l’ancienne trattoria de l’ex-candidate de Top Chef, Justine Piluso, le Cappiello (ainsi que son annexe, de l’autre côté de la rue, qui se transformera en épicerie de produits japonais, art de la table et aliments).
L’entrée se voit à peine depuis le trottoir, pour mieux se téléporter à Kyoto une fois la porte coulissée derrière soi. Bois d’hinoki aux murs, comptoir en bois de cèdre pour huit personnes, quelques tables supplémentaires, des compositions florales, des rouleaux suspendus : le raffinement nippon dans toute sa sobriété.
Pas question pour autant d’en faire un énième restaurant japonais vu et revu, aussi bons soient ceux qui fleurissent dans la capitale depuis 10 ans. « J’ai décidé de proposer l’expérience du Chakaiseki, explique-t-il. C’est pour moi l’art japonais total. Il mêle la cuisine, le thé, le saké, les arts de la table et l’ikebana, pratique de composition florale. » Yuichiro Akiyoshi s’est formé à tous ces savoirs, toutes ces techniques, jusqu’à en atteindre le grade de maître à moins de 40 ans. Outre la cérémonie du thé, on est donc convié chez lui à manger. C’est bien un restaurant, mais peut-être le seul de ce type au monde, hors Japon.
C’est bien un restaurant, mais peut-être le seul de ce type au monde, hors Japon.
Le chakaiseki, une cérémoniée ritualisée
Lorsque l’on reçoit pour boire le thé, la politesse veut que l’on demande à son invité s’il a le ventre vide ou pas. C’est ainsi qu’est né le chakaiseki, ce repas léger dont la fonction première et quasi exclusive est de préparer le corps et l’esprit à la dégustation du matcha.
Bien plus qu’une mise en bouche, mais aussi ritualisé que la cérémonie du thé, le chakaiseki débute toujours par une trilogie immuable, eau chaude, riz et soupe. Chez Yuichiro Akiyoshi, après le « kumidashi » (eau chaude), le « niebana », au riz de Toyama est servi al dente, à peine cuit dans sa vapeur, tandis que la soupe « shuri wan » est préparée à base de miso blanc de Kyoto, avec du tofu de butternut et de la moutarde japonaise. Une imperceptible montée gustative, du fade au piquant en passant par le soyeux, idéal pour se mettre dans l’esprit de la philosophie zen, indissociable du chakaiseki.
S’ensuivent une dizaine de plats, tout aussi justes dans la découpe des aliments, les accords, les cuissons et les assaisonnements. En laissant son regard errer dans les volutes de fumée sortant de la bouilloire, on se connecte avec toutes ses papilles, sensible au moindre détail, températures, textures et saveurs. Les cinq sens en alerte, on mange en conscience, appréciant chaque menue bouchée de mérou grillé au binchotan, accompagné de pousses de cresson et de roquette vinaigrées (« yakimono »), mais aussi de Saint-Jacques en tempura avec une sauce aux épinards japonais du sorcier de Chapet, Asafumi Yamashita et gingembre (« taki awase »), ou d’un incroyable sushi pressé au maquereau, sur un lit de shiso vert et feuille de nori au sésame grillé (« shiiza kana sabazushi »).
Jusqu’au « wagashi », petite crêpe fourrée de haricots rouges, patate douce à la cannelle et framboise. Une expérience quasi mystique, à rebours d’un certain air du temps du restaurant à l’ambiance assourdissante, les commensaux hurlant pour couvrir une bande-son saturée de décibels.
Dans cet enchaînement contraint par la tradition, ne pas croire pour autant que l’ennui naîtrait de l’uniformité. « Le chakaiseki est la fois rituel et moderne, soutient Yuichiro Akiyoshi. J’y mets toute ma créativité. Il n’est par exemple pas du tout conventionnel de servir un sushi, je le fais avec le maquereau. Le plus important, c’est l’intention que l’on met, le coeur. Le menu changera tous les mois mais si vous venez deux fois dans le même mois, vous ne mangerez jamais la même chose. De toute façon, à la fin, ce qui compte, c’est le thé. » L’humilité du cuisinier, ça non plus, ça n’est pas vraiment dans l’esprit de l’époque.
S.M
59, rue Letellier,
75015 Paris
Menu du chef au déjeuner : 240 euros
Menu du chef au dîner : 360 euros
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