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Berlin s’est réveillée avec un appétit d’ogre et les agitateurs du goût rivalisent d’expériences culinaires créatives et pointues - The Good Life
Berlin s’est réveillée avec un appétit d’ogre et les agitateurs du goût rivalisent d’expériences culinaires créatives et pointues.
Marine Mimouni

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Food et vins natures : Berlin, la ville de tous les possibles

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Dans le sillage de la scène musicale berlinoise, authentique et plurielle, la culture gastronomique de la capitale allemande a explosé ces dix dernières années. Berlin s’est réveillée avec un appétit d’ogre et les agitateurs du goût, chefs allemands ou étrangers, rivalisent d’expériences culinaires créatives et pointues. Leur credo : du fooding écocompatible, des vins nature et beaucoup de plaisir.

Les cuisines du Julius, petit frère d’Ernst.
Les cuisines du Julius, petit frère d’Ernst. DR

Osons une microhistoire – subjective, paradoxale – des dix dernières années culinaires. Berlin a éclaté au grand jour avant même que Michelin, les World’s 50 Best Restaurants ou les foodistas sans frontières s’entichent de la Neue Koche allemande.


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Ses débuts fondateurs ne sont pas à chercher dans les guides ou derrière les fourneaux, mais plutôt dans les bureaux d’un agitateur culturel : Christof Ellinghaus, à la tête de City Slang depuis 1990, l’un des labels phares de la scène musicale indépendante européenne. Gentleman pince-sans-rire, Christof Ellinghaus aime mettre les pieds dans le plat.

Dans le quartier du restaurant Cordobar.
Dans le quartier du restaurant Cordobar. DR

« Berlin ? Une fêtarde, plus célèbre pour ses clubs, le Berghain, le Tresor, que pour ses grandes tables. Il est de coutume qu’un Berlinois aille “raver” dans un club le vendredi soir pour en ressortir, trois jours plus tard, le lundi matin, à peine à temps pour se doucher, avaler un café et filer au boulot, plutôt que de passer trois heures de sa vie à table, dit-il, sourire en coin. Il y a encore dix ans, à 23 heures, c’était mission impossible de boire un verre. Après les concerts, avec mes artistes Caribou, Calexico, Tindersticks, Efterklang ou Notwist, on tombait toujours en rade. Alors, comme le bar à vins de nos rêves n’existait pas, il a fallu l’inventer. »

À l’intérieur du Cordobar.
À l’intérieur du Cordobar. DR

Bienvenue donc au Cordobar, adresse devenue mythique dès son premier jour d’ouverture, au printemps 2013. À une époque pré–Instagram, où seul Facebook battait le tam-tam, « un ami avait découvert que le fils du grand chef autrichien Markus Mraz, Emmanuel, peintre et sommelier, venait de “facebooker” son souhait d’émigrer à Berlin. Pour y vivre la bohème. Dans la foulée, son frère cadet – Lukas, cuisinier – avait riposté : “Moi aussi, je veux venir à Berlin.” Du coup, on a contacté Lukas. On ne connaissait rien au métier de la restauration ni à la cuisine et on lui a donné carte blanche. “C’est vrai de chez vrai que je peux faire tout ce que je veux ?” nous demandait sans arrêt Lukas, qui n’en revenait pas ».


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illy Wagner, propriétaire, sommelier et parfois même DJ du Nobelhart & Schmutzig, donne le ton, tandis que Micha Schäfer officie en cuisine.
illy Wagner, propriétaire, sommelier et parfois même DJ du Nobelhart & Schmutzig, donne le ton, tandis que Micha Schäfer officie en cuisine. DR

Les Berlinois non plus. Ils prirent d’assaut cet avant-poste des vins nature, chaque soir déchaînés, en mode rave. Avec un Mraz carburant à plein régime jusqu’à pas d’heure, déroulant tapas improvisées et formats à partager. Une oasis de créativité, du jamais vu dans une ville jusqu’alors étanche aux nouveautés délurées.

« Le bar à vins de nos rêves n’existait pas. il a fallu l’inventer »

Pendant cinq ans, victime heureuse de son succès, poussant le(s) bouchon(s) de plus en plus loin et gonflant chaque soir son carnet d’habitués (« La police en bonne place ! Elle débarquait au moins une fois par semaine pour nous supplier d’arrêter »), le Cordobar bouscula définitivement les règles du jeu.

L’architecture brutaliste berlinoise voisine les tables Ernst et Julius.
L’architecture brutaliste berlinoise voisine les tables Ernst et Julius. DR

Attendez, ne le cherchez plus dans l’annuaire : le Cordobar s’est désormais sobrement rebaptisé Cordo. « Lukas est rentré à Vienne juste avant la pandémie pour reprendre les rênes du restaurant familial doublement étoilé. Il fallait radicalement revoir la copie », raconte Ellinghaus. Mission réussie.

Le Cordo s’est réinventé haut la main grâce au talent patent de Yannic Stockhausen, jeune chef formé chez Sven Elverfeld, le grand cuisinier du trois-étoiles Aqua, en intégrant le cercle restreint du fine dining berlinois. Toujours pointu, mais accessible presque à tous. Des menus de terre et de mer, le végétal et le local en avant, des assemblages avec le top des flacons nature d’ici et d’ailleurs. 


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Le décontracté bistrot Julius et l’un de ses plats phares.
Le décontracté bistrot Julius et l’un de ses plats phares. DR

Expériences des sens

Salade baltique de crevettes et mayo en tostada croquante comme à Cancún, omble chevalier mariné à l’eau de mer, raifort, aneth et spaghetti de concombre coupés épais (« Comme on le fait dans le nord de l’Allemagne », précise Stockhausen, natif de Hambourg).

Ou brocoli, amandes et pickles d’oignon au beurre blanc mariés à un vineux PetNat Weingut Patke 2021, l’un des meilleurs pétillants naturels d’Allemagne, voire à un nectar géorgien, vin orange macéré en amphore d’Archil Guniava, perle rare d’Imereti, dans la région ouest du pays.

Dans les rues de Berlin, non loin du restaurant Julius.
Dans les rues de Berlin, non loin du restaurant Julius. DR

On ne risque pas de mourir de soif : « Demain, à 13 heures, veux-tu venir au Cordo avec nous ? On a 70 bouteilles de vin à goûter, présélectionnées pour dénicher l’accord parfait avec les neuf plats du prochain menu de printemps. T’es cap ou pas cap ? » Disons qu’on a passé vaillamment le cap. Le vin coule à flots aussi chez Ernst. Mais attention ! Pas la peine de quémander le livre de cave.

À la table du Canadien Dylan Watson–Brawn, 30 ans cette année et déjà dix passés en tête du peloton du renouveau berlinois, tout est fait à l’envers. Pas de carte, pas de menu officiel, pas de liste de vins non plus. Huit couverts, pas un de plus, et deux services par soir – à 18 heures et 21 h 15 – pour une expérience au comptoir sur mesure, qui tient quasiment du rituel. Requérant toute votre inconditionnelle attention.


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Au Cordo, le chef Yannic Stockhausen a de quoi booster ses créations, grâce à une sélection de vins unique à Berlin.
Au Cordo, le chef Yannic Stockhausen a de quoi booster ses créations, grâce à une sélection de vins unique à Berlin. DR

« Ernst, pour moi, est un temple. On ne vient pas ici pour bavarder ou pour ­passer uniquement un bon moment. Si on a envie de socialiser, il y a Julius juste en face, notre bistrot, dont l’offre change au cours de la journée, du petit déjeuner au menu du soir. »

Salade baltique et tostada croquante comme à Cancún

Chez Ernst, une quarantaine de petits plats sont préparés sous vos yeux par quatre cuisiniers comme dans un omakase japonais. Économie des gestes, netteté chirurgicale du goût. Au casting : végétaux germaniques et bouillons nippons. Bok choy et seiches, foie de lotte au kumquat ou crabe au miso blanc et lard.

Berlin s’est réveillée avec un appétit d’ogre et les agitateurs du goût rivalisent d’expériences culinaires créatives et pointues.
Berlin s’est réveillée avec un appétit d’ogre et les agitateurs du goût rivalisent d’expériences culinaires créatives et pointues. DR

Trois heures de dégustation qui confinent au sublime. Pour une partition renouvelée, incroyable mais vraie, chaque soir. Et arrosée par quatre ou cinq bouteilles alignées sur le comptoir, à choisir en fonction de l’évolution de votre dîner. On a même vu passer dans nos verres, entre rieslings allemands et pinots noirs autrichiens, le gamay granitique d’Aurélien Lefort. Et un vieux millésime du radikon, fleuron des vins frioulans.

C’est tout dire ! L’avantage de dîner comme les poules chez Ernst, à 18 heures, et d’en sortir, deuxième service oblige, à 21 heures pétantes, c’est qu’on peut filer noyer la soirée ailleurs. Pour faire la java chez Jaja, cave à boire (et à manger : carpe, lard, chou, beurre de coriandre et pickles de jalapeño) où les rouges bourguignons de Claire Naudin (les cuvées Orchis Mascula et Myosotis Arvensis) en font plus pour sceller l’amitié franco–allemande que tous les sommets de Bruxelles. 


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Homard cuit dans de la graisse de queue d’agneau accompagné de son risotto de pignons aux oignons. Une oeuvre du restaurant Prism.
Homard cuit dans de la graisse de queue d’agneau accompagné de son risotto de pignons aux oignons. Une oeuvre du restaurant Prism. DR

Berlin, le lieu de tous les possibles

En matière d’antidiplomatie, pile à deux pas de Checkpoint Charlie, qui marquait autrefois la séparation entre Est et Ouest, Billy Wagner fait l’unanimité. Un jour ou l’autre, on le retrouvera en couverture de Time Magazine. N’est-il pas le proprio, maître à penser et décanteur de Nobelhart & Schmutzig, premier restaurant allemand classé sur la liste des 50 Best (n17 tout de même !) ? Un lieu où, comme au Berghain, les photos sont interdites et les portables, bannis.

Pourquoi ? Parce qu’« à Berlin, chez Nobelhart, anything goes », dit Wagner. Tout ? Oui, tout. Depuis combien de temps n’avait-on pas entendu dans un restau étoilé les tambours du premier mouvement de la BO de Peter Gabriel pour La Dernière Tentation du Christ, de Martin Scorsese ? Quand il n’est pas affairé à déboucher des bouteilles ou à débiter non-stop son inénarrable flow (Billy est plus prolixe que Richard), Wagner officie aux platines.

Au Cordo, le chef Yannic Stockhausen a de quoi booster ses créations, grâce à une sélection de vins unique à Berlin.
Au Cordo, le chef Yannic Stockhausen a de quoi booster ses créations, grâce à une sélection de vins unique à Berlin. DR

Elles trônent partout, à côté des flacons. « Un restaurant, c’est un lieu de vie, un état d’esprit. La musique, les vins, la convivialité, la cuisine éthique de Micha Schäfer, aux fourneaux, qui utilise uniquement les produits issus des cultures bio de la région berlinoise… Nobelhart est un projet, comment dire, à nos yeux, politique, qu’on appelle “brutal local”. »

D’ailleurs, Nobelhart & Schmutzig ne se traduit-il pas, en jouant avec les trois mots qui le composent, par « de cœur noble » et « sale », à l’image du sale gosse qui le préside ? Cela ressemble comme deux gouttes d’eau au nouveau visage de Berlin. C’est sa nouvelle essence : du fun, du fooding écocompatible et beaucoup, vraiment beaucoup, de vins nature. 


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