Architecture
The Good Culture
L’emploi du mot « extraordinaire » est souvent exagéré lorsqu’il s’agit d’architecture. Il s’impose ici pourtant avec force pour décrire Blue Dream, cette villa située dans les Hamptons. Pour ses propriétaires, les architectes américains Diller Scofidio + Renfro ont réalisé l’impossible. Adeptes des défis à relever, ils ont imaginé bien plus qu’un lieu de vie : une véritable œuvre d’art habitable.
Certaines aventures architecturales n’ont rien à envier aux séries les plus palpitantes du moment, tant les rebondissements se succèdent. Dans les Hamptons, à l’est de New York, sur l’île de Long Island, l’histoire de cette maison n’est pourtant pas une fiction. Comme son architecture, elle est mouvementée.
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À l’origine du projet se trouve le couple que forment Robert Taubman et Julie Reyes Taubman. À 69 ans, le premier est un businessman américain, héritier de son père Alfred Taubman (1924-2015). Parti de rien, modèle du self-made man made in the USA, ce dernier est devenu un géant des shopping malls à l’américaine.
Collectionneur insatiable, un temps propriétaire de Sotheby’s, il a transmis sa double passion à son fils, Robert Taubman, magnat de l’immobilier, marié depuis 1999 avec Julie Reyes Taubman, également collectionneuse, photographe et cofondatrice du musée d’art contemporain de Détroit (MOCAD).
Comme une grande partie de l’élite new-yorkaise, le couple aime s’échapper dans les Hamptons, lieu de villégiature parmi les plus huppés des États-Unis, situé à deux heures de Manhattan. En 2005, ils acquièrent un terrain face à la mer, à l’extrémité est de Long Island, dans les Atlantic Double Dunes.
Un casting impressionnant
Sur ce site vierge dans les Hamptons, Robert Taubman et Julie Reyes Taubman projettent une maison d’exception. Les deux collectionneurs rêvent d’une demeure qui serait elle-même une œuvre d’art. Il fallait donc dénicher un architecte à la hauteur. Julie Reyes Taubman va s’entretenir avec 22 candidats potentiels, pas moins, parmi lesquels, dit-on, figure plusieurs récipiendaires du prix Pritzker. Après un casting fastidieux, l’architecte est enfin choisi en 2006.
Malgré l’avancement du projet, la propriétaire décide brutalement de tout stopper en 2008 : selon elle, la future maison manque d’ambition. Retour à la case départ. En 2010, un ami lui souffle les noms de Diller Scofidio + Renfro, célèbres architectes new-yorkais réputés pour leurs projets à la fois radicaux et expérimentaux. Parmi leurs réalisations les plus médiatiques figurent la High Line, à New York – leur premier grand succès, en 2009.
Suivront, entre autres, la rénovation et l’extension du Museum of Modern Art (MoMA) et le musée The Broad, à Los Angeles. Pour un architecte, rares sont les commandes qui laissent place à l’audace et offrent l’occasion d’aller encore plus loin dans l’innovation. La villa pour millionnaires en fait partie. Lorsqu’il n’est pas question d’argent, tout est en effet plus facile.
Cependant, Diller Scofidio + Renfro n’ont pas attendu les budgets illimités pour expérimenter. C’est même leur marque de fabrique. Ils travaillent dans le monde entier, avec les plus grandes institutions. Autant dire qu’on ne les imaginait pas accepter la réalisation d’une maison privée. Ils n’en construisent jamais et leur dernier projet en la matière n’a jamais vu le jour. On le sait, les commandes de ce type sont souvent un calvaire pour les architectes.
A fortiori lorsque les clients sont extrêmement fortunés. Et puis passer après autant de confrères est toujours une position inconfortable qui n’inspire pas confiance. Ils se sont pourtant laissé convaincre par l’enthousiasme de Julie Reyes Taubman, sa véritable passion pour l’architecture et ses envies d’aller très loin dans l’expérimentation.
Osmose inédite
Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, le terrain était peu praticable, étroit et soumis à de nombreuses restrictions imposées par les réglementations urbaines. Pour répondre à la demande des clients, celle d’une maison érigée au rang d’œuvre d’art, Diller Scofidio + Renfro ont convoqué des formes insaisissables et détonnantes, issues non de simples lubies esthétiques, mais d’idées affirmées sur ce que signifie l’acte d’habiter sur l’une des plages les plus prisées des Hamptons.
Les New-Yorkais ont puisé leur inspiration du côté des architectures organiques qui jalonnent l’histoire de la discipline, mais également des dunes qui caractérisent la côte de Long Island. L’idée maîtresse fut celle d’une osmose absolue avec la nature. Les dunes se prolongent au cœur de la maison, dans une interaction inédite entre paysage et bâti. Les escaliers de cette demeure dans les Hamptons sont directement moulés dans le béton, créant une topographie intérieure, comme si les 750 mètres carrés habitables avaient surgi naturellement du sol par un mouvement de terrain. Pour accentuer ce concept, la séparation entre l’intérieur et l’extérieur est estompée par des vitrages sans meneaux, permettant aux dunes environnantes de pénétrer pleinement dans le niveau principal de la résidence, généreux et ouvert.
Dans cette maison, les différents espaces se fondent les uns dans les autres, privilégiant les différences de niveaux pour marquer les césures plutôt que de traditionnels portes et couloirs. Seule exception, le bureau de Robert avec vue sur l’océan est fermé.
Un chantier hors normes
Il aura fallu deux ans d’études et cinq années de chantier pour mener ce projet à terme. Impossible de fixer à l’avance le coût d’une telle maison dans les Hamptons. L’expérimentation comme les aléas et les surprises sont difficiles, voire impossibles à chiffrer.
Les fenêtres, par exemple : 92 modules de verre, tous différents ou presque, ont été dessinés un à un pour cette architecture hors normes où tout a été fabriqué sur mesure ! À l’image de la porte d’entrée prenant la forme d’une sculpture massive en bronze intégrant des bas-reliefs.
Mais la grande innovation réside dans la conception de la toiture, qui n’est pas sans rappeler le terminal TWA d’Eero Saarinen de l’aéroport John‑F.‑Kennedy, un bâtiment fort apprécié de la commanditaire. Une question a hanté Diller Scofidio + Renfro : comment fabriquer ce toit pour qu’il flotte dans le paysage ?
Délaissant les matériaux traditionnels, et notamment le béton, qui aurait impliqué d’importants poteaux porteurs, les architectes se sont tournés vers les méthodes de modélisation et de fabrication aérospatiales. Le toit prend la forme d’une monocoque en fibre de verre et mousse polyéthylène, ce qui permet de réduire considérablement le poids total de la maison, d’environ deux tiers.
Contrairement à l’espace principal, les chambres sont conçues comme des espaces plus intimes et douillets, nichés dans les dunes. Enveloppée dans les méandres de la toiture, la suite parentale se prolonge par une terrasse avec vue à 360 degrés sur le paysage.
Une table pour 44 convives
Des principes du modernisme, ici revisité par Diller Scofidio + Renfro, les propriétaires n’auront pas retenu le minimalisme. Meubles et œuvres d’art prennent place en nombre dans cette demeure aux accents baroques. Rien n’a été laissé au hasard dans cette demeure des Hamptons.
Michael Lewis, architecte d’intérieur basé à Paris, a pioché dans la collection personnelle de Julie Reyes Taubman, qui avait, au fil des années, accumulé un grand nombre de pièces de mobilier, d’objets et d’œuvres avant d’avoir une maison qui pourrait les accueillir. Et pour ce qu’elle ne possédait pas encore, elle avait des idées bien précises. Elle souhaitait une table extérieure capable d’accueillir 44 convives. Celle-ci fut construite en marbre vert du Connemara, dont l’extraction fut supervisée par Ove Arup, cabinet star de l’ingénierie.
Quant aux 44 chaises, des Tulip, d’Eero Saarinen, chacune a été revisitée par Chris Schanck, designer et artiste. La genèse de ce projet dans les Hamptons ne fut pas un long fleuve tranquille, sur fond d’exigence extrême : celle de la cliente, mais également des architectes.
Un dialogue néanmoins fécond à travers lequel Diller Scofidio + Renfro ont cherché à s’inscrire dans l’histoire, en renouvelant l’héritage de l’architecture moderniste dans les Hamptons, autrefois foyer d’avant-garde.
En 2018, Julie Reyes Taubman décède d’un cancer, n’ayant pu profiter que très peu de sa maison. Depuis, Robert Taubman s’est remarié avec Caroline Summers, spécialiste de l’immobilier de luxe.
Il a entrepris, en hommage à sa défunte épouse, la publication d’un livre sur sa maison (Blue Dream and the Legacy of Modernism in the Hamptons, du critique d’architecture Paul Goldberger, aux éditions Delmonico Books, 2023), dont les images n’avaient été jusque-là que très peu diffusées, si ce n’est à travers des modélisations 3D. Une aura entourait ainsi cette demeure dont il se murmurait qu’elle était « extraordinaire ».
L’ouvrage offre l’occasion de lever enfin le voile, grâce aux photographies d’Iwan Baan fraîchement dévoilées. Le plus renommé des photographes d’architecture contemporaine a arpenté les lieux au cours de quatre saisons, dedans, dehors, au‑dessus depuis un hélicoptère, afin de rendre compte de son caractère unique, et ce à bien des égards. Du coût pharaonique de cette maison située dans les Hamptons, on ne saura évidemment rien. Le rêve n’a pas de prix.
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