Voyage
La capitale cambodgienne a entrepris de rattraper le retard que son histoire douloureuse lui a imposé. Les nouvelles générations, tournées vers l’avenir, s’y emploient avec enthousiasme.
Les premiers pas dans Phnom Penh procurent une sensation étrange où alternent le plaisir d’une balade à la découverte d’une ville inconnue et la tension que créent le bruit, la chaleur, la foule et la circulation. Mais heureusement, partout il y a de l’eau, véritable élément apaisant, car Phnom Penh est établie à la confluence de deux cours d’eau, le Mékong et la rivière Tonlé Sap. Et c’est là aussi que le Bassac quitte le Mékong pour aller couler ses eaux vers le Viêtnam.
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Pour pallier le trop petit nombre de ponts – Phnom Penhn en comptait que deux il y a vingt ans et cinq aujourd’hui –, les ferrys transportent les piétons, vélos, tuk-tuks, scooters, voitures et camions d’une rive à l’autre, mais ils sont aussi encombrés que les rues. La ville est parsemée de demeures anciennes, héritées de l’époque coloniale.
Certaines sont restaurées, d’autres, à l’abandon, envahies par la végétation. Les habitations de styles très disparates voisinent avec les nombreux temples, des échoppes d’artisans, des entrepôts, des boutiques, de grands bâtiments aux toits en pagode, protégés par des gardes, qui abritent les ministères, les administrations ou encore l’Assemblée nationale.
Puis il y a le chaos de la ville, une circulation dense et hétéroclite qui ralentit les déplacements en permanence et impose de ménager d’importantes marges pour tout rendez-vous, des chantiers actifs de jour comme de nuit, des terrasses de restaurants qui envahissent les trottoirs déjà étroits, des artisans qui travaillent à même le sol sur le bord de la route…
Comme bien des villes d’Asie du Sud-Est, Phnom Penh grandit vite, sans véritable gouvernance ou schéma d’urbanisme. Les immeubles poussent rapidement, modifiant l’horizon, pas toujours avec goût.
Des condominiums et des quartiers résidentiels fermés, appelés des borey, côtoient des alignements de marchands qui proposent aussi bien des vêtements que de la quincaillerie, de la street-food, des pièces de moteur ou de la papeterie.
Pour mieux exploiter les parcelles disponibles, les promoteurs investissent dans la hauteur, proposant un nouveau mode de vie aux Phnompenhois, habitués à des immeubles de deux ou trois étages, voire à l’habitat individuel. Pour augmenter les possibilités de nouveaux développements, des lacs de la ville sont asséchés afin d’accueillir des programmes immobiliers de grand standing, destinés aux plus riches des habitants et à des investisseurs étrangers.
De tels projets privent de leurs ressources les populations qui vivent de la pêche et de l’aquaculture, et les obligent à s’éloigner du réseau urbain. D’aucuns craignent que ces assèchements perturbent également les équilibres écologiques de la capitale, la rendant plus vulnérable aux inondations, car les lacs absorbent une grande partie des pluies au moment de la mousson.
Des centres commerciaux, des entrepôts et des usines voient aussi le jour, repoussant les frontières de la ville toujours plus loin, surtout vers l’ouest. On ne sait plus où sont les limites de la conurbation tant elles sont mouvantes. Le manque de transports publics se fait criant. Plusieurs études de faisabilité de métro, de monorail ou de tramway ont été com-mandées à des entreprises étrangères, mais, pour l’instant, aucune ne s’est traduite en une solution concrète.
Beaucoup espèrent que la filière « transports et infrastructures » créée en 2022 à l’Institut de technologie du Cambodge (ITC), principale école d’ingénieurs du pays, accélère le développement des trans-ports en commun dans la capitale. C’est comme si Phnom Penh était dépassée par sa propre frénésie de croissance.
« Le pays est en plein développement, l’économie génère beaucoup d’emplois. Certes, il y a encore des ultrariches et des ultrapauvres, mais le Cambodge est en train de créer sa classe moyenne. Aujourd’hui, il est possible d’acheter une maison pour sa famille pas trop loin du centre-ville avec environ 60 000dollars », explique Nicolas Hollanders, directeur général de la BredBank Cambodia, arrivé dans le pays en septembre 2022.
Et d’ajouter : « Un Italien parlait récemment de “désorganisation harmonieuse” à propos de Phnom Penh. C’est tout à fait ça ! » Pour comprendre cette frénésie et cette désorganisation harmonieuse, il faut revenir à l’histoire de la ville. Phnom Penh n’est réellement devenue la capitale qu’en 1866, lorsque le roi Norodom Ier décide d’y installer le siège du gouvernement et de construire le palais royal.
Pendant la colonisation française, qui a duré quatre-vingt-dix ans, de 1863 à 1953, Phnom Penh devient peu à peu l’une des plus belles villes d’Indochine et sera, à ce titre, surnommée la « Perle de l’Asie » au début du XXe siècle. Des bâtiments administratifs, le marché central, de grandes avenues, le chemin de fer émergent sur des marais asséchés par un système de canaux.
Devenu indépendant en 1953, le pays vit une période tourmentée jusque dans les années 70. Mais c’est le 17 avril 1975 que l’histoire de Phnom Penh bascule, lorsque les Khmersrouges en prennent le contrôle. Imaginez une ville vidée de ses deux millions d’habitants en une seule journée.
Tous furent envoyés de force travailler dans les campagnes. Et la capitale fut abandonnée pendant trois ans et demi Seulement 20%de ceux qui y vivaient sont revenus à Phnom Penh, à partir de janvier1979, une fois que l’armée d’invasion vietnamienne eut chassé lesKhmers rouges.
À partir de 1991, la ville a entrepris sa reconstruction, après les accords de Paris signés sous l’égide desNations unies, qui mirent fin à la guerre civile. Depuis une trentaine d’années,Phnom Penh redevient une ville, se relève, avec à la fois cette fougue propre aux résilients et une vraie aspiration à la stabilité, à la paix.
Quels que soient leur sensibilité politique et leur passé, tous les acteurs de la vie politique, économique ou académique de la capitale ont été marqués dans leur chair et dans leur famille par cette histoire.
La plupart des enseignants et des intellectuels ont été exécutés par les Khmers rouges. La génération née dans les décennies 60 et 70 qui n’a pas fui le pays a ainsi été privée d’éducation pendant plusieurs années. Il a fallu recréer un vivier d’instituteurs, de professeurs, d’intellectuels.
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L’ère des grands projets pour Phnom Penh
Phnom Penh est maintenant sortie des sa torpeur. Si les nouvelles générations aspirent elles aussi à la stabilité, les jeunes n’ont pas le même bagage politique que leurs prédécesseurs. Ils ont de grands projets et ils entendent se donner les moyens de les faire aboutir. Les trois quarts de la population ont moins de 35 ans. Ils n’ignorent rien du passé, mais veulent aller de l’avant et pousser le pays sur la voie de la transformation.
« Il est temps de changer d’état d’esprit et de récit ! » affirme David Van, créateur d’entreprises et pionnier des partenariats public-privé (PPP) au Cambodge, qui continue : « La transformation du pays se fait par l’économie et par les entreprises. Pour cela, il faut leur apporter des moyens et des solutions, autrement dit des ressources et des capacités. »
L’Asian Vision Institute (AVI) travaille dans ce sens. Ce think tank a été créé en 2019 par des jeunes Cambodgiens revenus à Phnom Penh après des études et des débuts de carrière à l’étranger. Spécialisé dans la collecte et l’analyse de données, AVI publie des rapports, des livres et organise des séminaires et des ateliers.
« Il y avait un vrai besoin d’éducation, d’information, tant dans le secteur public que dans le privé. Notre think tank s’est établi sur la croyance que la coopération est la meilleure voie, qu’il faut engager le dialogue avec tout le monde, ne pas se blâmer les uns les autres, n’être ni partial ni subjectif », raconte Kimlong Chheng, qui dirige le Centre for Governance Innovation and Democracy (CGID), l’un des six centres de l’AVI.
Après un doctorat en économie dans une université australienne, Kimlong Chheng a été consultant pour différentes agences internationales de développement ainsi que pour l’ambassade des États-Unis à Phnom Penh.
Il reconnaît qu’il y a aujourd’hui de bons projets et une vraie dynamique, mais il regrette que les aides gouvernementales visent surtout à attirer les investissements étrangers : « Il faudra du temps et aussi plus d’incitations de la part du gouvernement à destination des entreprises, notamment des PME, pour construire un écosystème solide, atteindre une masse critique et sortir de l’économie grise, informelle. »
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Les moyens de ses ambitions
La situation économique de la ville s’améliore de jour en jour, mais elle est encore fragile. Grâce à un taux de croissance moyen annuel de son économie de 7 % et la multiplication par six de son PIB par habitant sur la période 1999-2019, le Cambodge ambitionnait de quitter le groupe des « pays les moins avancés », selon la classification de l’ONU.
C’était sans compter avec la pandémie de Covid-19, qui, comme partout ailleurs, a mis à l’arrêt ou a au moins grandement ralenti toutes les activités. Une croissance de 5,1 % en 2022 et estimée à 6 % pour 2023 conforte le pays dans son projet d’accéder bientôt au statut de « pays en développement ».
« La pandémie de Covid a mis en évidence les faiblesses structurelles du pays, ses difficultés à importer des matières premières et à exporter, mais aussi le manque de diversification de son économie basée essentiellement sur l’agriculture, le tourisme et l’industrie textile », constate Blaise Kilian, aujourd’hui codirecteur de Sosoro, musée de l’Économie et de la Monnaie, après avoir dirigé Euro Cham, la chambre de commerce européenne au Cambodge.
« L’enjeu consiste à présent à diversifier les activités et à aller vers plus de création de valeur ! ». PhnomPenh est aux avant-postes de cette ambition. Grands groupes familiaux ou inter-nationaux, PME, investisseurs, start-up, tous partagent cette conviction que la croissance passe par la diversification et la montée en gamme. Le conglomérat Overseas Cambodian Investment Corporation (OCIC), né en 2000, est sans doute le plus diversifié de tous.
En seulement vingt ans, il a étendu ses activités à la construction et à l’exploitation d’hôpitaux, d’aéroports – dont le nouvel aéroport international–, d’universités, de routes, d’hôtels, de centres commerciaux, de parcs de loisirs ou de lotissements résidentiels, à la location d’engins de chantiers, à l’imprimerie, à la gestion de franchises…
Le groupe a, par exemple, investi les 120 ha de l’île de Koh Pich (l’île Diamant), sur la rivière Bassac, pour en faire un nouveau quartier de Phnom Penh, où une copie de l’Arc de triomphe et des avenues de type haussmannien côtoient ce qui a vocation à devenir un Central Park local.
L’OCIC a été créé par Pung Kheav Se, qui avait trouvé refuge, en 1980, au Canada, où il avait ouvert un petit atelier de réparation de bijoux. Revenu à Phnom Penh en 1991, il s’est lancé dans le transfert d’argent en partenariat avec une banque locale à laquelle il a ensuite racheté ses parts.
Aujourd’hui, Pung Kheav Se est devenu «oknha», titre honorifique accordé par le roi aux Cambodgiens qui contribuent au développement national. S’il est toujours président de toutes les entités du conglomérat, qui emploie environ 20000 personnes, Pung Kheav Se a fait appel aux jeunes générations – dans le périmètre familial – pour internationaliser et rajeunir le groupe.
Sa fille, Carolyne Pung, médecin généraliste de formation, revenue du Canada à Phnom Penh en 2006, a notamment développé la branche hospitalité ainsi que les hôpitaux et les écoles. Son petit-neveu, Thierry Tea, après avoir développé Airbus aux Philippines et lancé plusieurs start-up, a rejoint l’OCIC en 2022 pour « aider à la transition générationnelle du groupe ».
Entre autres projets, c’est lui qui verdit le Central Park de Koh Pich et qui étudie la possibilité de créer une académie de football à Phnom Penh, en partenariat avec un club européen… À suivre!Quant à la création de valeur et à la montée en gamme, c’est sur les femmes et les PME que Phnom Penh entend miser.
« Plus de 60 % des entrepreneurs du pays sont des femmes. Elles développent surtout des petites activités dans l’agriculture, le commerce ou l’industrie, qu’il est très difficile de faire grandir, car les femmes sont isolées et travaillent souvent depuis leur domicile », décrit Oknha Mom Keo, fondatrice de Ly Ly Food Industry et présidente de la Cambodia Women Entrepreneurs Association.
Cette association, qui compte plus de 2 000 adhérentes, réunit, forme et accompagne les femmes pour les aider à trouver de nouveaux débouchés à leurs produits et leur faciliter l’accès à des financements, conditions sine qua non de la croissance de leurs entreprises.
Mom Keo en sait quelque chose, elle qui a créé seule son activité en 2002 à Phnom Penh pour donner du travail à des personnes sans emploi ni qualifications. Ly Ly Food produit toutes sortes de crackers à base de riz. Aujourd’hui, la société emploie plus de 500 personnes sur deux usines, dans la banlieue de la capitale, et exporte ses crackers dans 13 pays. Un « role model » inspirant pour les entrepreneuses.
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Innovation et mutualisation
David Van et Wisal Hin, pour leur part, ont conjugué leurs nombreuses années d’expérience auprès d’organismes internationaux de développement pour fonder Platform-Impact, une structure d’aide aux « entreprises à impact », et créer le Program Impact Small and Medium Enterprises (Prisme), qu’ils ont lancé en 2022.
Ce programme accompagne dix PME locales pendant un an pour les former aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) et les rendre « investment ready », c’est-à-dire prêtes à recevoir des investissements.
« Il s’agit de sensibiliser les dirigeants aux défis à venir, de mettre en place les pratiques qui rendront leurs entreprises attractives aux yeux des investisseurs et les mèneront jusqu’à la levée de fonds », détaille Wisal Hin, cofondateur et directeur de l’innovation.
Dans le même esprit, Platform-Impact est partenaire du regroupement d’activités industrielles i4.0 SME Cluster qui vient d’être inauguré à une quinzaine de kilomètres de la ville. Imaginé par le groupe Worldbridge, l’un des grands conglomérats du pays, ce cluster met les standards de l’industrie la plus moderne (automatisation, interconnexion, données en temps réel…) à la portée des PME. La mutualisation de ces ressources se traduit par une économie de 30 à 35 % sur les coûts de production.
« Ces projets, qui mixent soutien du gouvernement et réponse aux attentes des entreprises dans le cadre de partenariats public-privé, contribuent à faire naître l’écosystème, à accélérer l’économie d’impact qui permettra au Cambodge de se différencier de ses voisins et, pourquoi pas, de faire émerger des licornes », conclut, enthousiaste, David Van. En attendant, Phnom Penh continue sa métamorphose.
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