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Marcello Gandini n’est plus. L’un des plus grands designers de voitures a laissé derrière lui un héritage considérable. Plus que des moyens de transport, ses créations étaient de véritables sculptures ambulantes du Space Age automobile.
Peu de designers automobiles méritent autant que Marcello Gandini le titre de maestro. Sous son crayon sont nés quelques-uns des plus grands fantasmes à quatre roues. Des voitures, souvent italiennes et très sportives, qui ont fait rêver des générations de passionnés.
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Marcello Gandini, l’anticonformiste
À lui seul, il a créé l’imaginaire spectaculaire de Lamborghini, mais aussi peuplé les rues de millions d’exemplaires de citadines et de berlines au look avant-gardiste… Sans oublier des dizaines et des dizaines de conceptcars uniques, l’objet automobile qui se rapproche le plus de la sculpture, car n’ayant souvent d’autre fonction que la plus pure exploration formelle, à son époque tout du moins.
Marcello Gandini est décédé le 13 mars dernier. Était-il le plus grand designer automobile de tous les temps ? La question se pose, et elle divise. À lui, dont le style était aussi fougueux que l’homme était discret et taciturne, s’oppose l’élégant Giorgetto Giugiaro, fin communiquant et génie du design industriel automobile, mariant élégance formelle et rationalisme de la production – le père des premières Volkswagen Golf et Fiat Panda, et d’une centaine d’autres voitures du quotidien.
Tout opposait les deux mastodontes du design italien, mais le destin les a réunis. Lorsque Giugiaro a quitté le studio Bertone, dont il était premier crayon, en 1965, pour créer sa propre entreprise, Italdesign, Nuccio Bertone s’est rappelé du très jeune homme qui était venu frapper à sa porte quelques mois plus tôt. Un garçon qui n’avait pas fait d’études, mais virtuose du dessin : c’est un Marcello Gandini de 27 ans qui allait remplacer l’expérimenté démissionnaire. Et une voiture mythique allait servir de trait d’union à cette passation.
Miura, l’éclosion d’un génie
C’est une commande d’un tout jeune et ambitieux constructeur, qui venait à peine de lancer sa première voiture et qui voulait signer un coup d’éclat, qui a fait entrer le jeune Gandini dans une autre dimension. Les ingénieurs de Lamborghini avaient imaginé le châssis d’une sportive révolutionnaire, dont le moteur ne serait plus à l’avant, mais au centre, derrière le siège du conducteur, comme sur une voiture de course.
Il lui fallait maintenant une enveloppe pour habiller l’assemblage de tubes en acier, le moteur et les quatre roues, et c’est vers Bertone que Lamborghini se tourna, en quête d’une carrosserie spectaculaire. Le résultat fut au-delà des espérances. La Miura fut dessinée en quelques mois à peine. Elle était basse, acérée, avec un museau semblant lécher la route et dotée de feux posés à plat sur son capot, pouvant se relever pour éclairer la route, ornés de longs cils rehaussés de mascara, façon Twiggy.
Giorgetto en avait esquissé les grandes lignes avant son départ, mais c’est le jeune Marcello qui paracheva cette auto majeure – son premier projet.On se querella plus tard pour savoir lequel des deux était le véritable père de l’auto, en vain : bon prince, Giugiaro tranchera définitivement la question en attribuant à Gandini la paternité de la Miura.
Si le premier avait posé les bases de son dessin, ce sont bien tous ses détails – ses graphismes, comme disent les designers – qui en font une auto totalement à part : ces fameux cils, ces ailettes superposées recouvrant la vitre arrière, ces portes aux montants recourbés qui forment des cornes de taureau une fois ouvertes… La Miura signe la rencontre de deux audacieux ambitieux : entre Lamborghini et Gandini l’histoire sera fusionnelle.
Marzal et Carabo, actes fondateurs
Nuccio Bertone avait mis la main sur une perle rare : le jeune designer était capable de créer des formes nouvelles à un rythme effréné, et c’est Lamborghini qui en profitera le plus. À peine la Miura lancée, voici la Marzal, un concept-car défrichant un avenir possible pour le constructeur de Sant’Agata avec un coupé à quatre places au plus petit moteur.
Et surtout, un style venu d’une autre planète, avec ses immenses portières entièrement vitrées s’ouvrant telles des ailes de papillon pour dévoiler ce qu’elles ne pouvaient masquer : quatre fauteuils tendus d’un matériau aux reflets chromés, le tout noyé dans une avalanche de motifs hexagonaux, apposés absolument sur chaque élément de la voiture.
La Marzal était une soucoupe roulante s’inscrivant de plain-pied dans le mouvement Space Age italien. Marcello Gandini était devenu l’équivalent des Joe Colombo, Vico Magistretti, Gino Sarfatti ou Gaetano Sciolari, et Bertone, l’équivalent des studios Archizoom et Superstudio…
Cependant, suivre l’avant-garde n’était pas suffisant, Gandini et Bertone devaient créer le mouvement : la Carabo de 1968 allait être leur manifeste d’un nouveau style automobile. Encore plus loin dans la science-fiction, cet alien était curieusement insectoïde : Carabo, comme carabus auratus, le scarabée vert, à l’instar de la couleur de sa carrosserie, aux reflets dorés, comme ses vitres traitées à la feuille d’or.
Mais le choc visuel était celui des lignes et des angles de sa carrosserie : comme si Gandini avait rangé compas, cobras et perroquets dans leur tiroir pour n’utiliser que règles et équerres. La Carabo était l’acte de décès des rondeurs voluptueuses des années 50 et 60 et l’acte de naissance du style de la décennie à venir : une « ligne en coin », aux arêtes vives et aux surfaces planes.
Le futur sera cunéiforme. Combien de voitures de sport ont repris cette silhouette, jusqu’aux fameuses portes rotatives se levant vers le ciel, que Gandini a inventées pour s’affranchir d’un pare-brise incliné à l’extrême ? Aujourd’hui encore, on les désigne comme des portes en élytres, telles les carapaces articulées qui protègent les ailes des coléoptères.
Stratos Zero et Countach, les gestes
Gandini ne passait pas d’une forme à l’autre, il aimait faire évoluer une idée d’un concept à l’autre, tel un artiste multipliant les études avant de lancer la réalisation d’une sculpture. D’après la Miura, il a décliné l’Alfa Romeo Montreal. De la Marzal et la Jaguar Pirana, il aboutira à la Lamborghini Espada de production, et lorsqu’en 1978 il dessine pour Citroën la BX (qui ne sortira qu’en 1982), il s’inspire de son concept-car Jaguar Ascot.
Puis il propose à Volvo le concept Tundra, avec les mêmes graphismes déjà utilisés pour la BX – à la grande fureur de Citroën. Nuccio Bertone dira qu’il y avait « suffisamment de différences » entre les voitures, mais vendre des projets similaires à différents constructeurs était une vilaine manie italienne. Marcello Gandini n’avait-il pas conçu les lignes des Lamborghini Urraco et Ferrari 308 GT4, directement concurrentes, à partir du même projet ?
La ligne en coin de la Carabo va devenir une idée fixe pour Gandini, une signature dont il ne se déparera jamais pendant les deux décennies suivantes, parfois en la sublimant, parfois en se caricaturant. L’épure extrême est apparue en 1970, avec la Lancia Stratos Zero. Jamais auto n’aura autant été un objet conceptuel.
Taillée telle la pointe d’une flèche, elle offrait un avant incliné à l’extrême, où le capot se prolongeait en un pare-brise plat qui faisait également office de portière. Ce n’était plus une auto, mais une sculpture cinétique. Une forme abstraite évoquant la vitesse folle, même à l’arrêt, mais oubliant tout aspect pratique : la Stratos Zero était pratiquement inconduisible.
De ce numéro zéro, Gandini enfantera une vraie voiture, la Lancia Stratos : à la fois conventionnelle, comparée au concept, mais totalement lunaire dans la production automobile, tant elle ne ressemblait à aucune autre. Le designer dira qu’elle fut sa plus grande fierté – ses victoires en rallyes en firent un objet culte autant que son esthétique.
La ligne en coin s’est déclinée en un autre objet à la mythologie inégalée : le concept Lamborghini Countach LP400, peut-être l’automobile à jamais la plus fantasmée, incarnation de tous les excès que l’automobile ait pu engendrer… Mais avant que les années 80 ne la caricaturent en monument du macho automobile, la Countach de Gandini était une créature frêle et menue, aussi épurée que la voiture de série deviendra surchargée d’accessoires et d’ailerons.
Dans sa quête du geste, Gandini avait oublié le pratique : aucune ouverture n’avait été prévue pour aérer le moteur. Les ingénieurs les rajouteront dans le dos d’un Marcello furieux de voir son dessin ainsi altéré. Quand Lamborghini décida de lancer une nouvelle Countach en 2021 pour célébrer le cinquantenaire de la voiture, son designer pensa bien faire en se rendant chez un vieux Marcello Gandini pour lui présenter une maquette de sa création, espérant sans doute l’assentiment du père fondateur, et un peu de publicité.
Un film a été réalisé de ce moment par le constructeur, rapidement retiré de la toile. On y voyait un Gandini découvrir l’auto, le regard dubitatif. La politesse du moment a laissé place à un communiqué moins amène, quelques jours plus tard : non, Gandini ne voulait rien avoir affaire avec cette histoire. « Il est clair que les marchés et le marketing lui-même ont beaucoup changé, mais en ce qui me concerne, répéter un modèle du passé représente à mon avis la négation des principes fondateurs de mon ADN », lâchait-il.
Et puis, des voitures à vivre
C’est peut-être pour continuer de regarder vers l’avant que Gandini a quitté ce studio Bertone qu’il a tant contribué à développer au fur et à mesure qu’il prenait du galon. Freelance, il débute une collaboration fructueuse avec Renault : Gandini dessine la planche de bord futuriste et à l’ergonomie unique de la Renault25 –mais si, vous vous souvenez de son ordinateur parlant ! – et surtout la sympathique Supercinq, dont il crée aussi bien l’intérieur que l’extérieur.
Au même moment, sa Citroën BX arrivait sur le marché, et soudain, des millions de voitures dessinées par Gandini envahissaient nos rues, bien loin des rarissimes Lamborghini… Toujours chez Renault, il imagine le surprenant camion MagnumAE à la cabine droite ultrahaute et suspendue – du jamais-vu –, révolutionnant ainsi le transport routier et transformant la vie des chauffeurs routiers en leur offrant tout le confort automobile.
Il travaille aussi à des projets expérimentaux : un SUV Alpine, qui anticipait de quarante ans la mode actuelle, ou encore l’une des toutes premières propositions pour la future Twingo. Les fabricants de sportives italiennes n’oublient pas Gandini : Lamborghini continue de faire appel à lui, Maserati et De Tomaso le sollicitent, comme la marque revenante Bugatti, relancée par l’homme d’affaires Romano Artioli. Mais le maestro est ombrageux et supporte de moins en moins la contradiction.
Quand Chrysler, le nouveau propriétaire de Lamborghini, décide de redessiner son projet pour la Diablo en adoucissant ses lignes, il claque la porte et offre son dessin initial au musicien Giorgio Moroder, qui va ainsi lancer sa propre voiture… De même, quand Artioli le somme de retoucher sa Bugatti pour y ajouter la calandre en fer à cheval emblématique du constructeur, il refuse ce passéisme et claque une autre porte…
Le style cunéiforme auquel Gandini s’était accroché avait fait son temps : du Japon était venu une nouvelle tendance tout en rondeur, le bio-design, à la fois plus aérodynamique et plus sympathique, dont les courbes tridimensionnelles ne pouvaient naître que sur les écrans d’ordinateurs. Pour l’ancienne garde des designers, habituée à tracer leurs projets non pas au feutre, mais au pastel et à la gouache sur papier coloré, l’époque bougeait sans doute trop vite. Car en design automobile, le médium a souvent fait la forme.
Le style en coin de Gandini n’aurait pu naître que dans cette Italie où les designers préféraient commencer leurs projets par une simple vue bidimensionnelle de profil, laissant à plus tard l’intégration tridimensionnelle de l’avant et de l’arrière ; et où les matériaux de choix pour les maquettes de style étaient le plâtre et le polystyrène, qui se taillaient et se râpaient facilement en grandes surfaces planes par soustraction, plutôt que la Clay, cette argile synthétique malléable à l’infini et permettant une sculpture additive.
Peu de designers italiens de l’âge d’or ont passé le cap des années 90 avec succès. Le monde avait changé, l’industrie automobile aussi : ouvrant leurs propres centres de style, les grands constructeurs n’avaient plus besoin des studios italiens tels que Pininfarina, Bertone ou Zagato, qui entreront dans un lent déclin.
Bertone a mis la clé sous la porte en 2014, mais pour Marcello Gandini, œuvrer loin des grands noms de l’automobile ne fut pas une fatalité. L’inlassable créateur a continué toute sa vie à concevoir des automobiles, pro – posant son savoir-faire inégalable à des constructeurs de pays émergents, en toute discrétion. Sans jamais regarder en arrière.
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