Voyage
Entre un accès au métier compliqué pour ceux qui ne seraient pas nés dans une famille du milieu, les soupçons d’un rapport privilégié avec les institutions et des épisodes croustillants de chroniques journalistiques pas vraiment flatteurs, les gondoliers de Venise ont eux aussi leurs problèmes. Immersion.
Imperturbables dans leurs t-shirts à rayures, un canotier sur la tête pour les parer du soleil, ils sillonnent et surveillent les canaux de la ville, à bord de leurs bateaux historiques, le jour comme la nuit, sans interruption dans l’année. Ce sont les gondoliers de Venise, symbole centenaire de la Sérénissime.
Ils sont aimés des touristes qui se laissent convaincre, après appels incessants mais charmants, depuis l’eau, au fil de leurs balades dans les ruelles sinueuses de Venise, de se reposer à bord et d’admirer la ville d’un point de vue nouveau. Les gondoliers convoient pourtant autour d’eux une zone d’ombre insoupçonnée.
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Seuls les fils des gondoliers peuvent-ils embrasser le métier ?
Faisons un petit saut dans le temps. Avec le boom économique des années 60 et l’explosion du tourisme à Venise, ceux qui jusque-là étaient de modestes travailleurs communément appelés « pope » — divisés entre les popes « de parade », occupés dans les transports publics, et ceux « de casada », travaillant au service des familles les plus riches — les gondoliers devinrent de véritables guides à la découverte des vues les plus marquantes de la ville. Tout le monde voulait venir à Venise et tout le monde voulait faire un tour en gondole.
Avec l’ère moderne, d’autres catégories comme les hôteliers, les restaurateurs et les commerçants ont dû faire face à des développements tels que la libéralisation des licences, la naissance des B&Bs et l’avènement des magasins à prix bas. Pour contenir le phénomène, les gondoliers ont quant à eux restreint l’accès à leur métier et imposé un concours d’entrée dans la profession.
Aujourd’hui, malgré quelques largesses exceptionnelles, les licences de gondoliers accordées par la mairie se comptent encore en centenaines : ils sont seulement 443 à pouvoir embrasser le métier.180 « substituts », sortes de gondoliers secondaires qui peuvent prendre temporairement la place des titulaires en cas de besoin complètent l’appel.
Le concours pour devenir gondolier prévoit en effet une épreuve écrite puis un test pratique au cours duquel les aspirants doivent démontrer qu’ils savent ramer. Mais plusieurs figures locales dénoncent un manque de transparence qui faciliterait le passage de famille en famille de la pagaie, et la formation d’une véritable caste.
Il faut savoir qu’un gondolier a la possibilité de créer une entreprise familiale et de mettre sa licence au nom de celle-ci. Cela permet aux membres de la famille (généralement le fils) d’entrer dans la société à tout moment dans leur vie et d’hériter de la licence, une fois l’examen passé.
« Je fais partie de ceux qui n’ont pas de parents gondoliers. Quand j’ai commencé à travailler, je me souviens bien qu’il y avait un changement de générations et beaucoup, comme moi, ont eu la possibilité de se rapprocher du métier tout en n’étant pas nés dans une famille de gondoliers« , a expliqué, à Venise, un gondolier préférant garder l’anonymat.
Des incohérences concernant le déroulement des concours ont également été enregistrées. En 2018, Davide Scano, un membre de l’assemblée communale appartenant au parti Movimento 5 Stelle, a dénoncé, suite à la réception de signalements anonymes dans sa correspondance à la mairie, la présence d’anomalies en affirmant à que « au moins 42 des noms figurant sur le classement définitif sont déjà été connus du milieu. » « Les épreuves de sélection n’auraient duré que quelques minutes, sans aucun enregistrement vidéo, et ont été effectuées à l’Arsenale, un espace inaccessible, et pas comme d’habitude sur le Grand Canal« , a-t-il renchéri.
Cinq ans après cette épisode, Sara Visman, une autre membre de l’assemblée communale appartenant aussi au Movimento 5 Stelle, qui a suivi la question avec Scarano, nous a cependant tenu à apporter quelques éclaircissements : « le lieu des épreuves de sélection était déjà connu depuis longtemps, car indiqué dans l’avis de concours. Le comité directeur des gondoliers et les examinateurs présents ont de plus confirmé la régularité du déroulement des essais. Et même si les signalements anonymes se sont avérées être correctes, il était facile de faire des estimations pour les personnes du secteur, car de nombreuses personnes concernées avaient de fortes chances de réussir les examens« .
Selon Matteo Secchi, responsable de Venessia.com, mouvement citoyen actif depuis 2000, témoin des batailles locales les plus importantes au cours des 20 dernières années, « certaines dynamiques sont acceptées parce que les gondoliers sont le symbole de la ville et discréditer le symbole de la ville ne conviendrait à personne, ni aux autorités ni à la classe politique« .
La solution à ce manque de transparence pourrait-elle être la libéralisation des licences ? « Évidemment, une grande partie de la catégorie s’oppose à l’élargissement ou même à la libéralisation des licences, car cela signifierait moins de profits. On essaie donc de trouver un équilibre avec l’administration« , explique Sara Visman.
Ses paroles se retrouvent dans le témoignage d’un gondolier qui préfère ne pas dévoiler son identité, selon lequel « les substituts sont déjà très nombreux, peut-être trop nombreux. En ce moment, il est inutile d’ouvrir une nouvelle consultation, car la situation n’évoluerait pas beaucoup. Nous avons déjà été témoins de la libération catastrophiques des licences de commerce qui a contrainte des magasins à mettre la clé sous la porte après un an d’ouverture« .
Il existe aussi une disparité concernant l’accès au métier de gondolier entre hommes et femmes. Encore aujourd’hui, on ne compte que quatre femmes exerçant ce métier dans tout Venise — la première d’entre elle a obtenu sa licence il y a seulement 12 ans. Dans les médias italiens, les gondolières en questions ont parlé à plusieurs reprises de « temps mature pour le changement« . Certaines d’entre elles, contactées par The Good Life, ont préféré ne pas s’exprimer sur leur expérience.
Les suspects de paradis fiscal légitime
S.U.V., montres de luxe, châteaux comme résidence secondaire et vacances aux Caraïbes… En parlant avec les Vénitiens, il s’avère que certains gondoliers mènent la vue des ultra riches. Le résultat d’un rapport privilégié avec les institutions au niveau fiscal ? Depuis toujours, les gondoliers profitent en effet de l’exemption de la délivrance des factures et des reçus fiscaux.
En 1993, pendant une très courte période, la charge fut imposée aux gondoliers mais la profession s’est insurgée et, dès 1994, un décret fut signé les exonérant à nouveau de l’obligation de facturer, leur permettant une déclaration forfaitaire de leurs revenus. Les gondoliers sont désormais tenu d’accepter le paiement par carte, sous peine d’une amende.
Selon le règlement de la mairie, un tour classique de 45 minutes doit coûter entre 80 et 100 euros. Néanmoins, comme explique Sara Visman, « les clients peuvent demander des tours particuliers ou des tours en nocturne et dans ce cas là c’est le gondolier qui établit le prix« . Certains épisodes ont frappé l’imaginaire collectif : en 2012, un couple de Russes a payé 400 euros pour un tour de 50 minutes.
La situation n’est pas sans attirer l’attention de la police douanière et financière italienne qui a par exemple lancé en 2009 une enquête sur les propriétés des « pope ». Selon le Corriere del Veneto, quatorze gondoliers étaient titulaires de comptes dotés « de versements qui dépassaient de loin leur salaire mensuel déclaré« .
« Il y a bien sûr beaucoup de légendes mais il est vrai que les gondoliers ont beaucoup d’argent. Et le fait qu’ ils le gagnent de manière ambiguë constitue ce qui dérange la communauté. Si quelqu’un soulève la question, ils se cachent derrière l’alibi de la jalousie des autres« , précise Matteo Secchi. « On va de plus en plus vers la réglementation du métier mais on peut dire que demeurent des zones d’ombre, des problèmes qui sont abordés jusqu’à un certain point« , renchérit Sara Visman. Interrogé sur le sujet, ainsi que sur la question de l’accès au métier, le président de l’association de la profession, Andrea Balbi, n’a pas souhaité s’exprimer.
Malgré leur rôle essentiel dans le maintien de la tradition vénitienne et le charme qu’évoque ce métier, l’avenir de la profession est remis en jeu. Voilà une réalité que l’on a du mal à percevoir de l’extérieur mais qui existe en sous-marin, donnant une autre saveur à l’une des villes les plus charmantes au monde.
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