Voyage
Acheter ou vendre des dollars au marché noir est une activité banale à Buenos Aires. Ces transactions clandestines, qui alimentent une inflation galopante, font de l’Argentine, traumatisée par les crises récurrentes, le pays thésaurisant le plus de billets verts. Et ce, en dépit de la loi pénale sur les changes de monnaies.
Carte postale d’une Argentine en crise. Un contact français me transmet une adresse via WhatsApp. Celle-ci figure en lettres blanches sur fond noir dans un format image, pour ne pas laisser de traces écrites dans la conversation. Je me rends dans la contre-allée de l’avenue du 9 juillet indiquée. Je monte dans l’ascenseur jusqu’à ce qui est censé être le dernier étage.
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Je gravis quelques dizaines de marches pour atteindre le vrai sommet de l’immeuble. Une porte dérobée, une sonnette, une caméra. Un mot de passe et je franchis enfin la porte blindée. La salle d’attente est digne de celle d’un cabinet dentaire.
À côté d’un septuagénaire mal à l’aise, un jeune homme, serein, pianote sur son smartphone. Une fois que je suis au guichet, la transaction est réalisée en quelques secondes, selon les conditions fixées au préalable par message. Je donne cinq billets de 100 dollars et je reçois, en échange, une énorme liasse de coupures de toutes les couleurs.
La monnaie et ses valeurs ne sont ici qu’illusions
Au moment d’écrire ces lignes, le billet argentin de plus grande valeur (1 000 pesos) équivaut à 2,6 euros au taux parallèle, dit « blue », et 4,84 euros au taux officiel, fixé par les autorités et appliqué par les banques.
Le faible montant de l’opération n’enlève rien à la sensation : celle d’avoir réalisé un deal pas très net. Le nom populaire donné à ces bureaux de change clandestins y est pour quelque chose. On les appelle les « cuevas » (les grottes).
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Avec l’extrême limitation de l’accès aux dollars, ces marchés informels de changes alimentent le réalisme magique de l’économie argentine, qui concentre 10 % des billets de dollars en circulation hors des États-Unis, ce qui en fait le pays détenant le plus gros capital de billets verts sous le matelas, derrière Washington.
Avec une inflation qui frôle le taux de 100 % annuel, l’Argentine voit la valeur de sa monnaie fondre comme neige au soleil. Plus qu’ailleurs, la monnaie et ses valeurs ne sont ici qu’illusions.
« Combien tu veux changer ? 10 000 dollars ? »
« N’importe quel visiteur sera confronté à ce phénomène dès son arrivée, explique Ariel Wilkis, spécialiste en sociologie et anthropologie financière. Des personnes non expertes vous expliqueront comment accéder aux marchés noirs et vendre vos monnaies étrangères au meilleur taux, du chauffeur de taxi au réceptionniste de l’hôtel. Ce sont les citoyens argentins qui, les premiers, légitiment le recours à l’achat-vente des monnaies étrangères. Personne ne condamne la pratique. »
Dollars soja, dollars Netflix, dollars Coldplay
Pas moins de 15 types de dollars existent en Argentine. Autant de cotisations alternatives au taux officiel, surtaxé et loin des prix réels. Du « luxe » au « commerce », en passant par le « touriste », le « soja », le « Netflix » ou encore le « Coldplay », les taux du dollar répondent à de nombreuses réalités, en fonction des impôts appliqués, dans ce pays où la monnaie états-unienne est aussi interdite qu’omniprésente. Le dollar Netflix s’applique ainsi à l’ensemble des plates-formes de streaming. Le Coldplay, inventé lors du passage du groupe britannique à Buenos Aires, en novembre 2022, propose aux producteurs culturels étrangers une cotisation plus avantageuse, pour ne pas les sanctionner avec le taux de change officiel. L’un des plus populaires dans les médias, le dollar soja, vise à convaincre les producteurs agricoles d’exporter leurs marchandises en concédant encore une fois une cotisation alternative.
La loi pénale sur les changes de monnaie est pourtant claire : toute opération qui ne respecte pas les conditions fixées par les autorités – dont le taux de change – est considérée comme illégale.
La police fédérale réalise parfois un coup de filet dans une cueva, mais jamais un touriste ne s’est fait interpeller pour avoir troqué sa monnaie contre des pesos. À quelques cuadras (blocs d’immeubles) de l’avenue du 9 Juillet : la rue Florida.
Les touristes brésiliens, américains ou encore européens consultent, aux yeux de tous, les taux proposés par les arbolitos, ces rabatteurs qui font mine de se cacher au milieu des arbustes de cette rue piétonne et commerçante.
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Derrière le roi dollar, la liste est longue. L’euro, le real brésilien, la livre sterling… Toutes les devises ou presque affichent un taux de change officiel (hyper taxé) et un taux parallèle, presque deux fois supérieur.
Les négociations dépendront des connaissances du touriste et du montant à changer. Face aux galeries commerciales Pacífico, un arbolito attire mon attention. Son allure de rockeur en fin de soirée, ce mélange d’accent redneck et de jargon porteño… Échoué dans la capitale australe, Jack le Ricain deale des monnaies.
Ici, c’est un boulot comme un autre : « Les touristes m’approchent et me disent qu’ils viennent d’entendre tel ou tel taux de change à la télé. Mais ça, je leur explique, c’est le taux du gros. Quand il s’agit de petites opérations, c’est forcément inférieur. » Et il enchaîne : « Combien tu veux changer ? 10 000 dollars ? OK, alors là, on peut discuter ! »
3 questions à Alberto Daninheimer
Professeur de mathématiques à l’université technologique nationale (UTN), diplômé en finances de l’université Di Tella et entrepreneur, sociofondateur des bars Jérôme.
Comment expliquer la situation monétaire argentine ?
L’Argentine affiche un déficit chronique et excessif de ses comptes publics. Une situation à laquelle s’ajoute l’impossibilité d’accéder au financement extérieur, ce qui oblige à faire chauffer la planche à billets. Deuxièmement, cet impossible accès à un financement en dollars oblige à émettre de la dette en pesos. Les taux d’intérêt en pesos étant élevés, la masse de dettes croît. Enfin, en conséquence de ces faiblesses et des multiples crises, la confiance dans la monnaie nationale est très faible et le dollar devient une valeur refuge. Les dévaluations constantes du peso ont un impact sur l’inflation, elle-même accentuée par l’effet de la pandémie.
Quelles sont les répercussions au quotidien dans la gestion d’un commerce ?
Il faut constamment actualiser les prix, en anticipant les effets de l’inflation. Dans le contexte postpandémique, les pays développés s’y sont mis. Ici, on est habitués à y réfléchir toutes les semaines. Avoir une PME en Argentine est un jeu d’équilibriste permanent. Par ailleurs, il est très difficile d’obtenir des crédits pour se lancer ou faire grandir son business. Si l’on y accède, c’est à des taux élevés, ce qui a un impact sur les prix.
Selon vous, comment la situation peut-elle évoluer dans les années à venir?
Ici, quand un étranger monte un business, on se dit qu’il doit être un peu fou. Pourtant, les chiffres nous font parfois mentir. Un ami napolitain est venu monter une pizzeria ici. Le prix unitaire de son produit en dollars est comparable à celui d’autres grandes capitales, alors que le coût d’investissement initial (en pesos) est largement inférieur. D’une manière générale, les crises offrent des possibilités. Ceux qui investissent en ce moment le font à coût réduit et attendent que la roue tourne pour en récolter les fruits.
Pour les Argentins, les prix des produits de consommation quotidienne continuent d’être pensés en pesos. Mais, dès qu’il s’agit d’acheter un bien immobilier ou même d’organiser un voyage à l’étranger, le dollar blue est de la partie.
« Ici, le dollar a pris de l’importance autour des années 30, puis il devient, dès les années 50, une monnaie populaire, dans le sens que son utilisation dépasse les cercles des élites, analyse Wilkis, auteur, avec Mariana Luzzi, de l’ouvrage El Dólar. Historia de una moneda argentina. »
Il poursuit : « Après la décennie de convertibilité [de mars 1991 à janvier 2002, un peso est changé contre un dollar, NDLR] et la crise de 2001, l’idée s’est installée, dans une partie de la population, que la participation au marché des changes était un droit. Acheter des dollars est dès lors considéré comme un droit fondamental. » Se loger, acheter un matelas pour dormir… Et y glisser des liasses de billets verts.
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