Voyage
On n’arrive pas dans le Cotentin par hasard. Il n’est sur la route de rien, si ce n’est de lui‑même. Au mieux sait‑on identifier sur une carte de France cette péninsule qui s’avance dans la mer, plus modeste et discrète que sa voisine Bretagne. Méconnu, difficilement accessible, le Cotentin est le territoire de prédilection de ceux qui souhaitent se tenir un peu en marge. Qu’ils soient originaires de la région ou des « horsins » (« du dehors », en patois normand), ils apprennent à apprécier la valeur de cette presqu’île et ne manquent pas d’idées pour la faire vivre, exploitant avec respect ce terroir entre mer et campagne.
Gare de Cherbourg, dans le Cotentin. Terminus d’une ligne qui n’ira pas plus loin, à l’instar de celles qui mènent à la mer. À quelques mètres de là, c’est déjà le bassin du Commerce, puis le fameux pont tournant. Tiens, on vient tout juste d’y installer une passerelle Michel–Legrand. Difficile de faire l’impasse… Les Parapluies sont dans la tête et pas au-dessus, puisque le temps est radieux. De quoi faire la nique à cette météo, disons, mitigée, qui entache la réputation de la ville, mais qui fait aussi le bonheur de ceux qui fuient les inquiétantes chaleurs. Direction le port pour un embarquement immédiat. Tout ici respire l’économie maritime : les hangars des chantiers navals, les ports de pêche et de commerce. Dans la rade, les petites embarcations des écoles de voile se tiennent à bonne distance des énormes ferries arrivant de Portsmouth ou de Dublin.
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Après quelques minutes de navigation, près de la digue du Large, nous distinguons de grands bassins. C’est là que se trouve la ferme Saumon de France, la seule en France à élever des saumons en pleine mer. Une concession sur le domaine public accordée par le gouvernement en 1991, reprise en 2014 par l’actuel exploitant, Pascal Goumain, un féru d’aquaculture et d’aquaponie, ex-publicitaire revenu à ses premières amours. Pascal Caplan, directeur de sites, nous invite à quitter le bateau pour, prudemment, marcher sur les flotteurs des bassins. Le banc de poissons est là, tout près. Certes, il tourne en rond, mais avec une certaine aisance : la densité est de 12 kg par mètre cube, contre de 80 à 100 kg dans la pisciculture intensive. À cause des puissants courants, les poissons nagent en permanence et se musclent, réduisant leur taux de graisse. Finalement, un produit de grande qualité, qui séduit gourmets et chefs.
Vibe écolo et festive
Devant sa nouvelle boulangerie qui jouxte sa pâtisserie, Jean-François Foucher affiche fièrement la mention « saumon de Cherbourg » sur l’ardoise de son offre snacking. Il s’est installé ici en 2010, après avoir, pendant huit ans, occupé le poste de chef pâtissier du palace Park Hyatt Paris-Vendôme. Un grand écart pour celui dont la créativité n’était alors pas passée inaperçue. Un choix de vie pour l’homme qui n’avait pas d’attaches particulières avec la région. Enfin presque, puisque sa femme y est née. « On trouve ici le beurre, la crème, la farine, pas mal de fruits aussi, explique Jean-François Foucher. Et presque tout en bio. Du coup, ça semblait être une évidence ! Il y a dix ans, travailler avec des produits locaux était plutôt rare en pâtisserie. Mais il m’a fallu dix ans pour arriver à 80 % de matières premières locales. Parce qu’il ne vous suffit pas d’un seul fournisseur pour chaque produit, mais de deux ou trois. »
À la carte du Club Dînette, pas de saumon. Ni de Cherbourg ni d’ailleurs, puisque c’est une cuisine végétarienne que proposent Marie Morisetti et François-Xavier Oliveri. Cherbourg, un retour aux sources pour elle, et pour tous les deux un changement de vie. Ils ont quitté, pour l’une, le milieu de la mode, pour l’autre, celui du graphisme, pour ouvrir un lieu en phase avec leurs convictions écologiques. Plus qu’un simple restaurant, Club Dînette est un lieu multidisciplinaire où se croisent des producteurs, des DJ, des musiciens… Une bonne vibe qui donne le ton d’un Cherbourg jeune et festif, et qui trouve, à quelques kilomètres dans les terres, tout ce dont il a besoin. Comme des bières bio brassées aux Pieux, à 30 minutes de là. En arrivant dans la région, le Parisien Guillaume de Lestrange a vu le potentiel de la microbrasserie créée par David Cosseron, le maître brasseur de la maison.
L’ex-journaliste la développe, lui, conçoit un univers singulier en lien avec le littoral normand. Plus qu’une simple marque, Les Travailleurs de l’Amer – en référence au roman de Victor Hugo écrit sur l’île voisine de Guernesey – sont ceux dont on voit le visage sur les étiquettes des bières. Une pêcheuse, un océanographe, un climatologue surfeur, un chasseur d’épaves… tous de la région. « Le Cotentin, c’est rugueux, mais c’est merveilleux, déclare amoureusement Lestrange. Cependant, c’est un bout de terre entouré d’eau et rien n’y est fait pour être en lien avec le monde. Il faut a minima une heure et demie pour arriver quelque part, quatre heures de train depuis Paris, il n’y a pas d’autoroute, seulement la RN13. Ce n’est pas facile, mais il y a, ici, beaucoup d’espace pour inspirer la vie. »
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La main aux casiers
Retour sur le littoral par la route des Caps, à l’ouest de Cherbourg, dans le Cotentin. Une succession de falaises, de plages, de villages, de minuscules ports de pêche. À Omonville-la-Rogue, rencontre avec Valérie et Guy Mauger. Il pêche, et elle vend, en direct dans sa boutique ouverte sur le port, les produits que chaque jour il rapporte. La meilleure façon pour eux de s’assurer des revenus réguliers et équitables. Guy Mauger possède un armement de trois bateaux : un coquillard, un caseyeur et un pour le poisson. Bientôt, son fils prendra la relève, un vrai choix pour le jeune homme qui, à 8 ans déjà, posait des casiers dans le port d’Omonville. Pour la famille Mauger, c’est un métier, pour beaucoup, un loisir.
Nombreux sont les plaisanciers qui, tous les jours, relèvent leurs casiers – deux maximum par bateau –, et se régalent de homards, de tourteaux et d’araignées de mer qui prolifèrent dans la Manche. Les bateaux vont et viennent sur une mer d’un bleu inattendu, l’air est frais juste comme il faut. Tout est si parfait sur cette côte sauvage, les maisons sont si bien entretenues et les jardins, si fleuris, qu’on se demande si un paysagiste n’y a pas mis sa patte. Pourtant, il suffit de s’en écarter d’à peine quelques kilomètres pour se retrouver devant un tout autre panorama. Impressionnant. D’une étrange beauté dans son gigantisme. C’est Orano, l’usine de recyclage des combustibles nucléaires. Une importante source d’emplois (5 000 personnes y travaillent), une importante source de contestation aussi, qui s’impose aussi vite qu’elle se fait oublier lorsque l’usine n’est plus en vue.
Un cidre « monacal »
En s’enfonçant dans les terres, on retrouve le paysage typique des bocages normands, une agriculture variée en types et en tailles. C’est là que Christophe Bouvet, à la Ferme du Vastel, produit du cidre. « Je me sens plus paysan que cidrologue ! déclare-t-il d’emblée. Je fais du cidre parce qu’il faut bien faire quelque chose et que je n’ai pas 500 hectares pour élever des vaches ou cultiver des céréales. C’était pour moi une façon de vivre avec une culture qui demande peu de surface. » On le comprend vite, son cidre – même s’il est excellent – n’est que la production collatérale d’une philosophie de vie.
Après avoir été animateur en éducation environnementale, Christophe s’installe dans cette région parce qu’une partie de sa famille s’y trouve. Il traîne avec les vieux du coin qui partagent avec lui leur savoir-faire, notamment celui de la fabrication du cidre. Il commence à produire le sien, à l’ancienne, 100 % nature. « Un truc de sagouin qui pétait à la figure. Pas du tout stable ! » Il lui a fallu dix ans pour s’installer et parfaire sa technique, même s’il assume faire des cidres dont le bouchon saute facilement. Il ne possède ni ne cultive aucun verger professionnel, s’approvisionnant dans les vergers privés autour de chez lui.
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Ce qui lui permet de disposer d’un grand nombre de variétés de fruits cueillis au plus haut de leur maturité. Dans son hangar, quasiment aucune machine, tout est fait à la main. Une production vendue en circuit court ou en direct, qu’il ne cherche pas à augmenter, trouvant l’équilibre dans le strict nécessaire pour une vie simple, sans emprunt, ni propriété. « C’est mon choix de travailler à cette échelle. De fait, en fin de carrière, je n’aurai rien, mais j’aurai été peinard ! »
Huîtres sur table
Retour vers la mer, côté est, dans le val de Saire, pour d’autres paysages, d’autres produits. À Saint-Vaast-la-Hougue se trouve un parc ostréicole de 250 hectares, le plus ancien de la région. Bien qu’on l’élève depuis très longtemps, l’huître de Normandie n’a que récemment connu la notoriété.
« On n’a pas été de bons communicants, admet Xavier Hélie, dont le grand-père a, dans les années 60, fait évoluer l’ostréiculture en élevant les huîtres sur tables. Mais la région mène à présent une politique touristique forte, en communiquant sur notre atout : la nature. Comme le vin, l’huître est un produit de terroir. C’est un sol, un plancton, des conditions météo… Et comme pour de nombreux jeunes de ma génération, bien que j’aie une grosse entreprise, je cherche davantage la qualité que le volume. »
À marée basse, ce sont des « champs » d’huîtres qui se dévoilent, composés de rangées de tables à travers lesquelles, lorsque les coefficients de marée le permettent, les tracteurs se fraient un chemin. Depuis Tatihou, île fortifiée dans la rade de Saint-Vaast-la-Hougue, le spectacle est captivant. À mesure que la mer remonte, les travailleurs, les promeneurs et les ramasseurs de couteaux quittent la baie. Les derniers visiteurs de l’île doivent alors songer à rentrer avant qu’il ne soit plus possible de rejoindre le village à pied. Le bateau amphibie a déjà fait son dernier voyage. Nous, nous restons sur Tatihou pour la nuit. Tel est le privilège de ceux qui ont pensé à réserver un hébergement dans le Cotentin et qui, en compagnie des mouettes, profitent jusqu’au bout… de ce bout du monde.
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