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Envolée des prix de l’énergie, des matières premières et des transports, ralentissement des chaînes de fabrication… L’industrie du parfum fait face à une conjoncture d’une complexité inédite.
Envolée des prix de l’énergie, des matières premières et des transports, ralentissement des chaînes de fabrication… L’industrie du parfum fait face à une conjoncture d’une complexité inédite.
Ces problématiques soufflent à l’industrie du parfum des réponses pleines de promesses sur le plan écologique. Ou comment voir le flacon… à moitié plein.
C’est par un message de quelques lignes, posté en story sur Instagram, que Goutal a récemment choisi d’expliquer la hausse des prix de ses créations : ses eaux de parfum format 100 ml s’affichent désormais à 165 €, soit 15 € de plus qu’il y a un an. « Nous subissons l’impact de la hausse du coût des matières premières, des moyens de production, des transports, en raison de la situation sanitaire et géopolitique », ont notamment pu lire ses followers.
Loin d’être un cas isolé, Goutal cherche à s’adapter le mieux possible à une conjoncture particulièrement délicate. Son pari : la transparence vis-à-vis des clients. « De la fabrication des parfums eux-mêmes à leur livraison en boutique, tous nos partenaires rencontrent des difficultés qu’ils répercutent par des hausses de prix, et souvent par une hausse de leurs quotas minimaux, explique Anne Veyrard, directrice marketing de Goutal. Cela nous a obligés à des concessions. Soit on gardait nos prix actuels, mais en baissant la qualité de nos créations, soit on augmentait un peu nos prix pour continuer à créer de la haute parfumerie. On a choisi la deuxième option. »
Chez Matière Première, marque fondée en 2019 par le parfumeur grassois Aurélien Guichard et soutenue par des investisseurs internationaux, le CEO Caius von Knorring relate lui aussi une hausse de 8 à 10 % pour l’ensemble des composants du parfum, du verre au papier, en passant par les pompes spray. « Notre croissance et l’augmentation de nos quantités produites permettent d’amortir un peu ce phénomène, mais cela impacte directement notre marge brute. Nous avons choisi, pour le moment, de ne pas répercuter cette hausse sur le client final, mais nous devrons vraisemblablement relever nos prix en 2023. »
6% : un chiffre clé
C’est l’augmentation du prix moyen des parfums en Europe (France, Italie, Espagne, Royaume‑Uni, Allemagne) entre janvier et août 2022. « Mais attention, cette hausse n’est liée à l’inflation qu’à hauteur de 2,5 %, tempère Mathilde Lion, experte beauté Europe chez The NPD Group, qui a récemment publié ce chiffre. Le reste est lié aux changements des modes de consommation, à savoir une part croissante de parfums plus concentrés, et donc plus chers. »
Challengée sur ses coûts de fabrication et de distribution, l’industrie du parfum doit également repenser ses modes de fonctionnement. « L’industrie du parfum est méondialisée, avec une chaîne logistique très complexe, résume Ludovic Bonneton, fondateur de Bon Parfumeur. Quand ça a commencé à se gripper, pendant l’épidémie de Covid‑19, il y a eu des effets de réaction en chaîne et les choses s’accélèrent : on s’aperçoit qu’il suffit d’un petit grain de sable pour que tout se bloque. »
Si sa marque, lancée en 2017, est moins durement touchée, grâce à son positionnement made in France, elle n’échappe pas pour autant aux aléas de la mondialisation : lorsque le porte–conteneurs Ever Given a bloqué le canal de Suez, en 2021, l’immense désorganisation du fret maritime a notamment empêché une livraison de ses parfums vers les États-Unis – laquelle a dû être faite par avion, pour un coût largement plus important. Les marques doivent donc composer avec une situation qui requiert à la fois de la souplesse et de l’organisation.
L’industrie du parfum doit repenser ses modes de fonctionnement
« Le plus difficile pour nous, actuellement, ce sont les délais de fabrication qui se trouvent allongés de plusieurs mois, poursuit Caius von Knorring. Le temps d’approvisionnement est désormais d’un an pour le verre, de dix mois pour les pompes… Nous devons anticiper nos besoins au maximum et disposer de la trésorerie correspondante. Pour une entreprise de notre taille, en forte croissance, c’est un gros challenge. »
Anne Veyrard d’enchérir : « Le planning de production est devenu le nerf de la guerre ! » Elle précise être déjà en train de plancher sur les commandes d’échantillons pour l’année 2024 : réquisitionné pour conditionner des vaccins contre le Covid‑19, le verre étiré avec lequel les marques de parfum font fabriquer leurs indispensables doses d’essai est devenu une denrée rare… « Les mots d’ordre sont rationalisation et simplification », conclut la spécialiste.
Flacon rechargeable : un geste plein de bon sens
« On redécouvre des trucs qui existaient à l’époque de nos grands-mères ! » s’amuse Ludovic Bonneton, de Bon Parfumeur, en observant le boom spectaculaire des parfums rechargeables, un segment qui a plus que doublé depuis 2019. En effet, jusqu’au début du xxe siècle, la plupart des parfums étaient vendus en pharmacie, dans des fioles standard : on les reversait chez soi dans de beaux flacons, et on rendait la fiole au pharmacien. Si les flacons jetables ont très largement supplanté cette pratique, celle‑ci n’a jamais totalement disparu pour autant. Citons, par exemple, Caron qui, depuis le début des années 80, propose de recharger ses parfums en boutique à l’aide de fontaines en cristal devenues de véritables emblèmes. Ou Goutal, dont les flacons ont toujours été rechargeables, parce que la fondatrice de la maison souhaitait que les adeptes de ses parfums n’aient jamais à les jeter, ni à les racheter…
Une approche durabe et éthique
Certes, la situation n’est guère réjouissante. Pourtant, les changements qu’elle entraîne à marche forcée peuvent avoir un impact réellement positif. Stéphane Piquart en sait quelque chose : sourceur de matières premières, le fondateur de la société Behave déniche aux quatre coins du monde des ingrédients pour les acteurs de l’industrie du parfum et défend, depuis ses débuts, en 2007, une approche durable et éthique, respectueuse de la planète et des hommes.
Aguerri à la réalité du terrain, il sait bien que certains aléas sont inévitables. « Les sécheresses, les pluies intensives, les décalages de saison… tout ça, ce n’est pas nouveau ! » rappelle-t-il. Ce qui l’est, en revanche, c’est l’augmentation du coût de l’énergie, qui influe directement sur celui des matières premières transformées. Pour résumer, si les fluctuations de prix ont toujours fait partie du métier, elles sont exacerbées par les évolutions récentes de la crise. À titre d’exemple, la concrète de jasmin indien qu’il achetait 1 200 dollars le kilogramme, l’année dernière, coûte désormais 1 800 dollars. Auxquels il faut ajouter la baisse de l’euro face au dollar… pour une addition décidément bien salée.
Conscients que la situation pourrait ne pas s’améliorer tout de suite, les clients de Stéphane Piquart tendent à acheter des volumes de plus en plus importants, à la fois pour assurer leurs besoins à moyen terme et pour sécuriser un prix d’achat. Cette éthique d’approvisionnement, basée sur des partenariats de confiance et envisagée sur le long terme, n’est pas si courante : des marques comme Chanel la pratiquent depuis toujours, mais elles ont longtemps fait figure d’exceptions.
3 questions à Nicolas Olczyk
Expert indépendant et consultant, le fondateur de Parfums Tendances & Inspirations scrute et analyse les évolutions du marché. Depuis 2002, il accompagne les marques dans le développement de leurs fragrances comme dans leurs stratégies de marketing et de communication.
Comment le marché du parfum se comporte‑t‑il dans ce contexte globalement difficile ?
Il se porte très bien et ne devrait pas tarder, en France, à renouer avec les niveaux d’avant‑Covid. Cependant, c’est un marché différent, qui a vu exploser les ventes en ligne. Les grandes marques ont dû s’y mettre aussi et elles ont emprunté à la niche certaines de ses pratiques d’e‑commerce, comme la vente d’échantillons –généralement remboursés s’ils déclenchent un achat. Cela permet de découvrir des parfums sans avoir à prendre sa voiture lorsqu’on n’habite pas en ville…
Quels autres phénomènes articulant économie et écologie observez‑vous en ce moment ?
La tendance majeure, ce sont les flacons rechargeables. De grands groupes, comme L’Oréal ou Puig, ne se contentent plus de proposer une « version rechargeable » de leurs parfums ; leurs nouvelles créations sont lancées directement et uniquement dans ce format. Le rechargeable répond aux objectifs RS E des marques et il est objectivable : on peut mettre des chiffres sur l’économie de verre, de métal, etc. L’autre tendance que je note, c’est l’offre croissante de petits formats, autour de 15 ml, qui permettent au consommateur d’acheter une plus grande diversité de références tout en dépensant moins.
Pensez‑vous que ces nouvelles pratiques peuvent s’installer durablement dans le temps ?
Oui. Prenez le cas des parfums rechargeables : ils allient l’écoconception au bénéfice très concret de faire réaliser des économies aux consommateurs. C’est là tout l’enjeu, car même si ces derniers sont sensibles à la cause écologique, tous ne sont pas prêts à dépenser plus. C’est un peu comme avec le bio : s’il coûte plus cher que le conventionnel, on peut hésiter… Mais s’il est au même prix, alors il s’impose comme un choix évident.
Or, depuis peu, d’autres leur emboîtent le pas, poussées par le besoin d’assurer leurs arrières. « C’est une bonne chose pour les producteurs, note Stéphane Piquart, car ça leur donne une visibilité qu’ils n’avaient pas avant. » Des pratiques gagnant-gagnant, qui prennent davantage en compte la dimension humaine du business : et si le secteur était rattrapé par une forme de bon sens ? Il semble, en tous cas, que la nouvelle donne lui ait suggéré un examen de conscience devenu nécessaire.
« Il y a dans l’industrie du parfum des pratiques absurdes, par exemple des parfums qui font trois fois le tour de la terre avant d’être vendus. Avec l’augmentation des frais logistiques, les choses vont commencer à avoir leur vrai prix et c’est une bonne chose du point de vue écologique, car il y avait un décalage énorme entre ce que coûtent les transports et ce qu’ils coûtent à la planète », estime Ludovic Bonneton, qui observe une conversion massive des géants du secteur à des pratiques qui sont depuis toujours celles de sa marque, comme, notamment, privilégier les circuits courts et proposer des flacons rechargeables.
« Cette forme de simplicité a longtemps été l’apanage de petites marques indépendantes comme la mienne, mais ça va vraisemblablement devenir la norme, car on ne peut envisager l’avenir qu’avec de vraies solutions, pérennes. » Stéphane Piquart note lui aussi une évolution nette dans les mentalités. Son huile essentielle d’ylang-ylang distillée à l’énergie solaire en témoigne : ce produit, qu’il a développé il y a sept ans avec un partenaire, aux Comores, avait d’abord été pensé comme une alternative à celle obtenue par distillation traditionnelle.
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« Les rendements étaient deux fois moins importants, mais sachant que la coupe du bois de chauffage nécessaire au processus d’extraction classique est écologique à 60 % de la déforestation de l’île, laquelle entraîne de véritables catastrophes agricoles et maritimes, on a eu envie de parier sur cette option solaire. »
Longtemps boudé par ses clients, ce produit certes plus cher que l’huile essentielle classique, mais bien plus écologique, commence enfin à susciter de l’intérêt… depuis que la hausse des coûts de l’énergie a rendu son prix compétitif. « On peut regretter que ce soit sous la contrainte que les choses changent, mais le fait est qu’il y a aussi des évolutions positives », témoigne ce chercheur de solutions à 360°, qui travaille aussi bien sur des processus d’extraction conjuguant économie et écologie que sur une offre de transport de ses produits par voilier.
Une huile essentielle plus chère, mais aussi plus écologique
Premiers maillons d’une longue chaîne de fabrication, les ingrédients sont peut-être le levier ultime par lequel l’industrie du parfum peut devenir plus écologique, en phase avec les enjeux de son époque : songeons seulement qu’une fragrance traditionnelle est typiquement composée de plusieurs dizaines d’ingrédients venus des quatre coins du monde.
Mais il y a, évidemment, à l’autre bout de la chaîne, un énorme enjeu d’éducation au cycle de vie du parfum et à la complexité du processus de sa fabrication, dont les consommateurs sont rarement conscients. Pour les aider à faire un choix éclairé en faveur d’initiatives véritablement écologiques, comme pour faire accepter cette hausse inévitable des prix en boutique, les marques ont donc un rôle d’informateur essentiel à jouer.
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