Horlogerie
C’est au Portugal, dans la forêt de chênes-lièges, que débute son voyage. Si on l’a cru menacé, alors qu’au début des années 2000 certains ne juraient que par le bouchon de plastique, le bouchon de liège fait son come-back. Ici, dans le premier pays exportateur de bouchons de liège du monde, une filière tout entière s’est mobilisée pour rétablir et affirmer son leadership.
C’est le début de l’été. Sous un ciel d’un bleu éclatant retentit le son sourd et rythmé des coups de hache qui incisent l’écorce, suivi du craquement des planches de liège délicatement détachées de l’arbre. C’est là, au Portugal, dans la forêt de chênes-lièges, que débute le voyage du bouchon de liège.
Dans cette chaude et délicieuse odeur de caramel blond et de sirop d’érable. De l’arbre à la bouteille, des dizaines d’étapes et des siècles de savoir-faire pour fabriquer ce petit bout de liège indispensable à l’industrie du vin. Et pourtant… on l’a cru menacé, interchangeable, alors qu’au début des années 2000 certains ne juraient que par le bouchon de plastique, exempt du détestable goût qui gâchait la fête. La technologie et l’écologie sont passées par là. Une filière tout entière s’est mobilisée pour rétablir et affirmer la suprématie du bouchon de liège, en cassant les idées reçues, en éduquant la clientèle et le grand public.
Le bouchon de liège en chiffres
- Le Portugal exporte 62 % du liège mondial, dont 73 % de bouchons.
- Valeur des exportations de liège en 2021 : 1,134 Md €, dont 800 M € pour les bouchons.
- Plus de 600 entreprises et 8 340 employés.
- Les 5 principaux pays importateurs : France, États‑Unis, Espagne, Italie et Allemagne.
Question de survie pour une industrie aussi importante pour le Portugal, premier pays exportateur de bouchons de liège. « Le pays a mis en place des stratégies de longs termes en matière de gestion forestière, de production et de promotion du liège, explique João Rui Ferreira, président de l’Apcor, organisme qui rassemble, représente, défend et promeut les acteurs de la filière liège au Portugal. Depuis vingt ans, d’énormes investissements publics et privés ont été réalisés. Ingénieurs agronomes, chimistes, biologistes, tous ont trouvé des solutions afin de garantir le développement durable de la forêt, et la meilleure qualité de liège possible. »
Premier préjugé qu’il leur a fallu démonter : non, on ne coupe pas d’arbres pour fabriquer des bouchons. L’arbre ne souffre pas lors de l’écorçage – qui ne s’effectue que de mai à août –, et son liège se régénère naturellement. Simplement, il faut savoir faire preuve de patience. Car, si la première levée peut se faire sur un arbre vieux de 25 ans, son liège n’est pas encore d’assez bonne qualité. Il faudra attendre deux autres cycles, espacés de neuf ans minimum, pour en faire des bouchons.
Cette forêt de chênes-lièges, que les Portugais appellent montado, n’apporte pas au pays que des bénéfices financiers, ils sont aussi écologiques. Elle représente un tiers des forêts de chênes-lièges dans le monde, soit 720 000 hectares principalement situés dans l’Alentejo. Originaire du pourtour méditerranéen, le Quercus suber est de tous les chênes, celui qui résiste le mieux au réchauffement climatique. De combustion très lente, il est une excellente barrière naturelle antifeu, et il capte deux fois plus de CO2 que tout autre arbre. Autant de vertus qui méritent qu’on en prenne soin.
La course contre la moisissure
À Coruche (une heure de route à l’est de Lisbonne), autodéclarée capitale portugaise du liège, se trouve l’usine de traitement de liège du géant du secteur, Amorim. C’est là que converge une grande partie des planches de liège récoltées, lesquelles sont immédiatement empilées dans des camions après la levée, afin d’éviter tout contact prolongé avec le sol. Car dès lors que le liège quitte son arbre, c’est une course contre la moisissure qui s’engage, afin d’éliminer le goût de bouchon qui, à la fin de la chaîne, ruine tous les efforts. à chaque étape, des humains et des machines scrutent, évaluent et trient les planches, selon leur épaisseur et leur qualité.
« Au bout du processus, le liège récolté est utilisé à 100 %»
Seuls les lièges les plus intègres sont réservés aux bouchons naturels, taillés à l’emporte-pièce dans l’épaisseur de la planche, destinés à boucher les vins haut de gamme. Ceux présentant des irrégularités sont transformés en granulés de diverses tailles pour des bouchons agglomérés servant aux vins de consommation rapide, ou pour d’autres usages, comme des panneaux d’isolation acoustique ou thermique, des revêtements de sols… Au bout du processus, le liège récolté est utilisé à 100 %.
Le liège, un matériau recyclable
Si vous ne collectionnez pas les bouchons, recyclez-les ! La Fédération française du Liège a mis en place un système de collecte de bouchons destinés aux professionnels et aux particuliers. Si, pour des raisons sanitaires, le liège recyclé ne redevient jamais bouchon, il sera utilisé dans une multitude de domaines non alimentaires (isolation thermique et acoustique, objets…). À rapporter, donc, chez les très nombreux cavistes participants, certains commerces, associations, mairies, déchetteries…
> Liste des points de collectes : recyclage.planeteliege.com
Technologie et savoir-faire
Le géant du secteur, Amorim, possède plusieurs usines de bouchons, la plupart situées dans la région de Porto, la ville historique du négoce du vin. L’une d’elles est consacrée aux bouchons des vins effervescents, une fabrication particulière pour un bouchon qui doit subir la pression contenue dans la bouteille et pour lequel les bouchonniers ont imaginé l’assemblage d’un manche en aggloméré auquel sont apposées deux (plus rarement trois) rondelles de liège naturel qui seront en contact avec le vin.
Là encore, la chasse au TCA (la molécule trichloroanisole responsable du goût de moisi) se fait à chaque opération. Chez Cork Supply, entreprise fondée en 1981 en Californie, mais qui a son siège mondial de production et de R&D au Portugal, on est en mesure de garantir au client des bouchons exempts de TCA et d’autres saveurs désagréables dans 99,85 % des cas. Et même, moyennant un supplément, exempt de TCA à 100 %. Grâce à des technologies de détection et d’extraction renforcées par des analyses chromatographiques, mais aussi grâce aux capacités sensorielles du nez humain.
« Le tirage sous liège est souvent rétabli pour les grandes cuvées de champagne »
Dans un immense espace, où sont alignées de longues tables, des dizaines d’hommes et de femmes reniflent tous les jours des bouchons. Au moindre doute, ils sont écartés et sentis par d’autres testeurs afin de confirmer la suspicion. Une mise en confiance aujourd’hui indispensable pour les grands domaines et noms du vin. En champagne, le sujet du liège est d’actualité alors que de grandes maisons, après avoir, pour la plupart, adopté dans les années 60 la capsule métallique, le remettent en usage pour le tirage de leurs cuvées millésimées.
La valeur ajoutée du liège
Au printemps 2022, Ruinart en a fait le sujet au cœur du lancement de sa cuvée Dom Ruinart 2010. En 1998, le chef de cave de l’époque décide de laisser vieillir sous liège une partie de la production. En 2008, à la dégustation, la différence est significative : les flacons bouchés avec du liège donnent des vins plus tendus avec une couche de complexité supplémentaire. La dégustation le prouve, mais reste à faire valider cette impression par la science.
Ce qui a été récemment fait, en particulier par des études menées par le Conseil interprofessionnel du vin de Champagne (CIVC). Tout est question d’échanges gazeux entre l’intérieur et l’extérieur de la bouteille, et donc de ce que l’interface bouchon de liège ou capsule laisse passer.
Pendant environ quatre ans, peu ou pas de différence. Les levures consomment d’abord l’oxygène présent dans la bouteille et dégagent le gaz carbonique, nécessaire à la formation des bulles, composée uniquement de 15 % de matière solide le reste étant de l’air. Le bouchon de liège va lui aussi larguer de l’oxygène qui sera rapidement consommé. Mais, au-delà de cinquante jours, les entrées deviennent minimes, et le resteront pendant des années, bien plus qu’avec les capsules métalliques qui, sur un temps long, perdront de leur étanchéité.
L’explication ? Les polyphénols et tanins, des composés naturels du liège, vont consommer l’oxygène entrant avant qu’il ne migre dans la bouteille. Sur un temps de vieillissement long, que requièrent les cuvées prestige, la différence est notoire et le sera aussi sur l’effervescence, car, si le liège est plus étanche vis-à-vis de l’oxygène, il laisse passer un petit peu plus de CO2 que la capsule, rendant la bulle plus fine.
« Même si elle est très lente, cette entrée d’oxygène modifie quand même significativement le profil du vin, explique Frédéric Panaiotis, chef de cave de Ruinart. Le fait de la retarder permet d’obtenir plus d’arômes toastés, grillés et de fruits secs, de les garder plus longtemps, de les sublimer tout en préservant les notes plus fraîches. » C’est donc cette valeur ajoutée que défendent aujourd’hui certaines maisons de champagne, d’autant plus que, pour ces cuvées mises sous liège, le dégorgement doit impérativement se faire à la main, ajoutant une plus-value artisanale à l’élaboration du vin.
Il a tout bon ou presque
Chez Bollinger, rien de nouveau. Depuis 1829, on tire sous liège et on n’a jamais cessé de le faire, du moins pour les cuvées millésimées. « Les gens disaient : chez Bollinger, ils sont traditionnels, ancrés dans le passé, raconte Denis Brunner, chef de cave de la maison. Mais on voit aujourd’hui que, parfois, à force de ne rien changer et de rester traditionnel, on en redevient moderne. Dans les années 60, à l’époque où sont nées les capsules métalliques, Bollinger concluait déjà, grâce à des échantillons tests, qu’après cinq ans les vins sous liège avaient plus de fraîcheur, de complexité. Mais sans aucun système de mesure pour l’affirmer. Et c’est là que la philosophie de madame Bollinger est vraiment ancrée dans l’ADN de la maison, car elle a dit : “si c’est bon pour le vin, on le garde !” Elle l’a décidé alors que ça prenait plus de temps et plus d’argent de le maintenir. »
Le liège, un matériau qui a tout bon ou presque… Chez Bollinger, malgré les garanties des fournisseurs et de très faibles risques, on a mis en place des inspections sensorielles pour toutes les bouteilles, car certains problèmes persistent, surtout dus à la partie agglomérée du bouchon dans laquelle a pu s’infiltrer la mauvaise molécule, se répandant plus aisément lors d’un long vieillissement.
Mais la tendance est forte et le tirage sous liège, de plus en plus souvent rétabli et adopté en Champagne pour les grandes cuvées. Quant aux vins tranquilles, la grande majorité, plus de 90 % en France, ils sont bouchés liège, et selon une étude de l’Apcor, 91 % des vins mondiaux sélectionnés par le magazine Wine Spectator en 2021 l’étaient aussi. Le liège portugais a encore de beaux jours devant lui.
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