Ce film est logé quelque part. Mais nous sommes devenus amnésiques tant le déluge d’images, de sons, de séries bouleverse notre champ mémoriel. Nous y parvenons cependant dans nos récits personnels : là où j’ai appris la mort de Prince, là où je t’ai rencontré(e). Ainsi, redécouvrir Tokyo sous l’angle cinématographique peut construire un véritable voyage dans le voyage. Et s’il en est des plus beaux, ce pourrait bien être celui-ci…
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Ne bougez surtout pas. Devant la façade de l’Imperial Hotel, attendez quelques secondes avant de vous y engouffrer. C’est ici qu’Alain Resnais s’installa, le 14 août 1958. Il y prépara l’admirable Hiroshima mon amour, témoignage fascinant d’un Japon s’inscrivant pour l’une des premières fois sur la pellicule depuis le ravage nucléaire.
« Ici, le temps est une rivière qui ne coule que la nuit »
C’est ici aussi que Samuel Fuller tourne quelques séquences de La Maison de bambou (1968). C’est le Tokyo encore brinquebalant, celui-là presque du Chien enragé, d’Akira -Kurosawa (1949). Le noir et blanc nous brouille le regard. Il nous ralentit dans nos mouvements comme pour mieux entrer dans le Voyage à Tokyo, de Yasujirô Ozu (1953) où un vieux couple est ballotté dans un Tokyo renaissant. « Ma chérie, lâche placidement le vieil homme, ce n’est tout de même pas mal, Tokyo. »
Ne résistez pas, cependant, à l’envie de pousser plus loin en rejoignant le quartier de Golden Gai, celui des plaisirs, des petits bars de nuit. Ils sont si étroits qu’on en grimpe les escaliers de biais. Cette femme devant vous ou cet homme au bar pourraient être ceux de Quand une femme monte l’escalier, de Mikio Naruse (1960).
Comment aller au Japon ?
Air France, JAL et ANA desservent Tokyo avec des vols qui ont pris de la longueur : de 15 à 16 heures ! Office national du tourisme japonais, 4, rue de Ventadour, Paris 1er. > www.japan.travel/fr
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Cet escalier clandestin sera donc le vôtre pendant un séjour qui pourrait presque tourner à la défenestration de soi en son propre intérieur. Golden Gai, c’est aussi le mythique Sans soleil, de Chris Marker (1983), et sa Valse triste, de Sibelius, traitée par le compositeur Isao Tomita. Dès les premières images, ces vers de T. S. Eliot : « Parce que je sais que le temps est toujours le temps et le lieu est toujours le seul lieu. »
Il y a donc ici, en hommage au cinéaste, ce bar nommé La Jetée. S’y pressent des noms que vous avez pu voir s’inscrire sur les écrans : Quentin Tarentino, Wim Wenders, Francis Ford Coppola, sa fille Sofia… Cette dernière fit un peu comme nous le ferons immanquablement. Se perdre non seulement dans la traduction, mais aussi dans la ville. Car on n’y marche pas ni ne flâne. On y erre, sans repères. Pas de plans intelligibles, pas de numérotation logique, même les applications perdent la boussole.
Vous pensiez être arrivé à votre destination ? No way ! La recherche ne fait que commencer. Du reste, Tokyo fera tout pour vous brouiller la mémoire. Elle n’a de cesse de démolir, détruire, pour mieux reconstruire. Ainsi vola en éclat l’admirable hôtel Okura. L’Imperial Hotel fit de même avec le chef-d’œuvre architectural de Frank Lloyd Wright.
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Celui-ci, un dingue du Japon, imagina sa structure sur pilotis en voyant un livreur de sushis à bicyclette tenant son plateau en l’air du bout des doigts. Le bâtiment fut l’un des seuls à résister au terrible tremblement de terre de 1923. Sans état d’âme, il fut rasé en 1968, comme le sera l’actuel avec une « renaissance » (nous y voilà) prévue en 2025.
Essayez donc de bien fixer ces lieux. Car une lame de béton viendra les ensevelir ou les soustraire. Cette passerelle piétonnière de Shibuya semble ainsi innocente dans son enjambement de l’avenue. Pensez donc ! On se bat pour la supprimer. D’un côté, les architectes et les commerces de luxe estiment que le petit pont, un peu pataud pour tout dire, masque la perspective. D’un autre, la police qui loge en son pied, dans un petit koban (édicule où l’on se renseigne), et les écoles voisines le défendent ; il en irait de la sauvegarde de l’enfance.
S’inscrire, donc, este une dimension singulière. La mémoire japonaise nous déroute dans ses dénis, mais nous interroge parfois dans sa façon de procéder. Takeshi Kitano, réalisateur et présentateur vedette à la télé, le fit à sa façon, le 2 août 1994, en percutant une glissière d’autoroute à scooter. Son visage cabossé nous raconte son étourderie. « Ma tête, raconte-t-il à Michel Temman, dans son autobiographie, a fini encastrée dans l’acier de Tokyo. » Il nous renvoie aussi à son quartier d’Akasaka, avec ses bandes, ses tripots, sa faconde bravache…
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Vous voyez, la manivelle reprend ses tours. Elle nous égare dans le vrai, le faux. Il est vingt-deux heures en cet hiver. Dans les quartiers chauds, la ville se maquille. Les hôtesses regagnent les bars. Les lumières rougeoient, les néons cillent, Tokyo bascule, les rires se précipitent, les salarymen retardent le retour à la maison, honnissent cette vie de merde.
Le bar, comme du reste tout ce qui est rattaché aux liquides (les fontaines, le fleuve Sumida…), avive la mémoire. Malgré leur fluidité, ils fixent l’instant puis l’étirent. « Ici, dit le cinéaste Chris Marker, le temps est une rivière qui ne coule que la nuit. » Le trouble peut alors s’inviter, vous hanter même : Kill Bill, Godzilla… Allez-y, la toupie reprend ses déhanchements en spirale. Elle verse d’un côté, bascule de l’autre, enclenche le ralentissement.
En fait, vous venez de déclencher votre propre film. Celui de votre vie. Vous tardiez à vous y inscrire… c’est sans doute le moment. Vous n’avez pas appris le rôle ? Ce n’est pas grave, nous vous écoutons. Vous entrez « dans un processus extraordinaire, [vous devenez] alors la personne que [vous auriez] dû toujours être ».
C’est ainsi que David Bowie parlait du vieillissement. Transposez, vous ferez le reste. Si, à un moment donné, le disque de votre verre de saké se trouble sans même que vous l’ayez touché, ce n’est pas grave non plus : faites comme tous les Tokyoïtes, admettez que la terre tremble (ce soir, ce sera même un 6,5). L’image bougeotte, vous avez les chocottes.
C’est bon signe, vous êtes encore en vie pour quelques secondes ; le générique de fin, sachez-le, est déjà prêt au fond de votre poche. Ne le sortez pas, s’il vous plaît.
Comment aller à Tokyo ?
Air France, JAL et ANA desservent Tokyo avec des vols qui ont pris de la longueur : de 15 à 16 heures ! Office national du tourisme japonais, 4, rue de Ventadour, Paris 1er.
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