Horlogerie
La distillerie du Speyside cultive discrétion et originalité, dans un univers des whiskies écossais bien tracé. Esprit original, son mentor, Alexander Cowie, exerce toujours son influence magique, aujourd’hui, alors que la distillerie de Mortlach est passée dans le giron du leader Diageo.
Les secrets les mieux gardés sont souvent à portée de regard. Au cœur de la petite ville de Dufftown, l’un des épicentres du Speyside, terre d’élection du whisky écossais, en contrebas d’une impasse en pente douce, se niche une distillerie aux atours besogneux. Un peu plus haut, la modeste Cowie Avenue donne une indication : on se trouve bien sur les terres de la dynastie Cowie, George et Alexander, qui a forgé sa réputation il y a plus d’un siècle. Bienvenue à la distillerie Mortlach, tel est toujours son nom aujourd’hui, qui vaut le détour quand bien même le site n’est pas ouvert au public.
À sa tête depuis bientôt deux ans, Andrew Millsopp confirme, depuis ses modestes bureaux, qu’il n’œuvre pas dans un lieu anodin, lui qui a bourlingué vingt-cinq ans chez les plus grands de l’industrie : « Il m’a fallu presque un an pour comprendre complètement le fonctionnement de cette distillerie. Parce que les processus y sont complexes, pour arriver à faire un produit unique. Quand vous êtes passé par Mortlach, vous pouvez travailler partout ! »
La distillerie Mortlach a été fondée en 1823, sur le site d’une ancienne distillerie clandestine. Elle est la première officiellement déclarée à Dufftown, à la suite de l’Excise Act, qui va poser les conditions légales du développement du whisky écossais. George Cowie en prend la direction, trente ans plus tard, et cet ingénieur des chemins de fer commence à y instiller l’esprit bâtisseur et audacieux que son fils va étendre définitivement.
Alexander Cowie revient à Dufftown en 1896, contraint par la mort de son frère. Il a voyagé dans le monde entier, s’est installé cinq ans à Hong Kong. Le médecin va se muer en maître–distillateur, non pas s’improviser dans un nouveau métier, mais imposer, par sa culture scientifique et ses influences asiatiques, une nouvelle façon de créer un whisky.
3 questions à Nicolas Julhès - Ambassadeur de la marque Mortlach
Que représente Mortlach dans le portefeuille prolifique de whiskies du groupe Diageo ?
Dans l’histoire du whisky, il y a eu quelques grandes sagas, avec des personnalités qui ont changé la donne de toute l’industrie. Alors que le dogme y était plutôt de répéter les choses, sans laisser beaucoup de place à la création, certains se sont distingués, comme la pionnière Helen Cumming, chez Cardhu, ou les Walker dans une autre dimension.Chez Mortlach, Alexander Cowie a bousculé son époque, avec une vision et du courage. L’homme n’a pas toujours été bien compris, mais il a créé un whisky avec une technique incroyable, qui donne à la distillerie un style intrinsèque unique.
Comment poursuivre et garantir ce style des décennies, voire des siècles plus tard ?
Diageo a un grand sens de l’archive, des archives écrites et des archives en bouteilles ! C’est un pilier fort de la maison. Il faut continuer de s’appuyer sur des gens qui ont compté dans l’industrie, ne pas perdre l’essence des distilleries qui ont été rachetées par le groupe au fil du temps. L’univers des spiritueux est plutôt stable, alors que
ceux des vins et du champagne évoluent davantage. On peut goûter des cognacs de 100 ans d’âge qui gardent de la modernité. Dans le whisky, être fidèle à un style n’empêche pas cette modernité.
En quoi l’édition limitée 20 ans Cowie’s Blue Seal s’inscrit-elle dans cette histoire ?
C’est un single malt de prestige un peu testimonial. L’idée part de la découverte, par la fille d’Alexander Cowie, d’une caisse de 12 bouteilles, une réserve privée vieille aujourd’hui de plus d’un siècle. L’exerciceétait intéressant : pour rester fidèle à cette bouteille, un échantillon suffisait. À partir de cet échantillon, il s’agissait de reformuler le whisky en allant chercher dans le chai les éléments de son style : pour obtenir le cireux, on sait qu’on va le trouver dans telle gamme d’âges ; pour obtenir de la vivacité, on va vers des fûts un peu moins actifs. C’est un travail de chai et de recomposition, afin qu’il possède à la fois patine et vivacité.
À lire aussi
Le sorcier de l’alambic
« Alexander Cowie était un esprit original, un peu savant fou, pas toujours compris, aujourd’hui encore. Déjà, il aimait élaborer de vieux whiskies alors qu’à son époque on n’estimait pas nécessaire d’aller au-delà de 8 ou 10 ans d’âge. Et je suis persuadé que l’Asie a eu une influence sur sa méthode de distillation », assure Nicolas Julhès, consultant pour le groupe Diageo, propriétaire de la distillerie.
Lui-même producteur dans sa Distillerie de Paris et créateur de liqueurs avec le vigneron de Meursault Jean-Marc Roulot, il ose une analogie avec conviction : « S’il avait existé une classification de 1855 des whiskies (en référence à celui des grands bordeaux du Médoc, de Graves et de Sauternes), Mortlach aurait été un premier cru classé. »
Alexander Cowie a développé un processus révolutionnaire qu’il nomme : « The Way ». Ce cheminement a un point d’orgue : le spiritueux n’est pas distillé deux ou trois fois, les normes classiques, mais 2,81 fois ! Une formule ésotérique propice à fabriquer les légendes. Deux fermentations opposées auront été utilisées : une courte de cinquante heures, pour révéler le caractère vif et les notes de céréales, une longue de cent vingt heures, pour apporter la puissance et la profondeur.
L’empire Diageo
Propriétaire de la distillerie Mortlach, le leader international des spiritueux ajoute une pépite à un empire déjà très conséquent. Également géant de la bière, avec Guinness, notamment, Diageo possède ou contrôle nombre de marques. De rhum, de vodka, de gin ou de tequila, avec Captain Morgan, Smirnoff, Cîroc, Gordon’s, Tanqueray, Casamigos… Dans l’univers des whiskies, son navire amiral se nomme Johnnie Walker, à qui Mortlach fournit une partie de ses précieux single malts. Le blend le plus connu au monde va du Red Label, qui s’écoule à 130 M d’exemplaires chaque année, au Blue Label, qui démontre tout le savoir-faire de ses maîtres‑assembleurs de whiskies rares, dont certains ont plus de 50 ans d’âge. Dans le portefeuille de la multinationale britannique, on trouve de nombreuses distilleries de renom, telles Caol Ila, Cardhu, Lagavulin ou Talisker. Les marques de Diageo sont distribuées en France par MHD, la puissante coentreprise montée en 2000 avec Moët Hennessy, la division vins et spiritueux du groupe LVMH.
Coupé, recoupé, mélangé, le liquide passe et repasse à travers six alambics de forme et de taille différentes, qui sont alignés, tels des instruments à la disposition du chef d’orchestre de la distillerie. « Il y a des moyens plus simples pour faire du whisky… » sourit Andrew Millsopp. Dans un Speyside réputé pour son style rond et fruité, c’est l’intensité qui distingue plutôt Mortlach, surnommée, non sans raison, « The Beast of Dufftown ». La dernière création de la marque vient rendre un hommage particulier à Alexander Cowie.
L’édition limitée 20 ans Cowie’s Blue Seal (quelques centaines de flacons pour la France, au prix de 350 euros) part de la découverte d’un trésor, en 1973 : quelques bouteilles de la réserve privée de Cowie datant de 1909 et abandonnées dans un coffre. « Le caractère de ce scotch fait écho au temps des grands whiskies, lorsque ceux-ci étaient plus puissants et plus sombres », commente l’auteur et spécialiste Dave Broom, qui poursuit son éloge comme un écho à la distillerie Mortlach elle-même : « L’expression mystérieuse de l’essence primaire du whisky. » Et l’expression d’un esprit pionnier.
À lire aussi