The Good Culture
Vins et spiritueux
L'Hexagone produit 44 catégories de spiritueux, du cognac à la vodka en passant par le gin et les liqueurs. Décryptage d’une tendance vertueuse mais aussi de ses dérives.
Art de la sélection des produits bruts, distillerie travaillant en 100% local, logo made in France parfois étiqueté, cette nouvelle vague de bouteilles locavores séduit les amateurs plus vigilants désormais sur la traçabilité des spiritueux. Les spiritueux français représentent-ils un véritable savoir-faire ou sont-ils les porteurs de discours dans le vent ?
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Boom des spiritueux français
La France est une terre de spiritueux. Le pays est toujours le premier producteur à l’échelle de l’Europe. A l’étranger, nous sommes reconnus pour notre savoir-faire lié à une production historique de cognac et d’armagnac qui s’exporte très bien et reste très réglementée dans le choix des cépages, les zones de production et méthodes de distillation.
Mais c’est sans compter de nouvelles bouteilles de gin et de vodka qui fleurissent dans l’Hexagone, le nombre de création de distilleries ayant augmenté en flèche chaque année depuis 2017 selon les données disponibles via l’INSEE. S’ajoute à cela l’Association des Distilleries Indépendantes qui a vu le jour en 2018 pour représenter les entreprises dans ce secteur : « c’est un phénomène qui peut rappeler celui des micro-brasseries« , analyse Thomas Gauthier, président de la Fédération Française des Spiritueux. « Toutes proportions gardées car le travail des spiritueux met plus de temps et d’investissement à se mettre en route (vieillir en fut, trouver une distillerie ou acheter ses propres machines au coût élevé). » Autre nuance au tableau : nombreuses sont les distilleries qui n’ont visiblement pas tenu face à la concurrence — on note une grande part de fermetures récentes.
Quand les moines chartreux calment les ardeurs américaines
L’exemple de la vodka française est parlant, elle a dépassé le cognac à l’exportation, pour la première fois de l’histoire. Mais il n’y a pas que la vodka que le monde entier s’arrache, nos liqueurs aussi ! L’année dernière, les Etats-Unis en pinçaient très fort pour la chartreuse, si bien qu’il n’y avait plus assez de bouteilles vertes pour la demande américaine. La production avait déjà augmenté de 20% depuis 2019, mais jamais n’avait-on vendu autant de bouteille de cette liqueur depuis le XIXème siècle.
Les moines d’Isère n’ont cependant pas cédé à l’appel des Américains qui leur demandaient plus de bouteilles… Ceux-là ont même publié un communiqué sur les réseaux sociaux expliquant qu’il n’était pas question de produire plus de bouteille car l’activité ne devait pas prendre le pas sur leur vie monastique, consacrée à la solitude et à la prière.
Une stratégie de la rareté qui est loin d’être une coquetterie car les moines ne sont pas nombreux : 80 salariés pour l’entièreté de la marque dont trois s’occupant essentiellement de la distillation… Produire peu mais bien, et ne pas s’éloigner de la tradition.
« On ne peut pas faire de miracles dans l’alambic »
C’est aussi le credo de Cointreau à Angers. Le triple sec réputé depuis 1849 a su traverser les siècles notamment par ses choix de produits bruts : « Tous les deux ans environ, je me rends au Brésil ou au Ghana pour vérifier la qualité des oranges amères et en Espagne pour les oranges douces« , explique Carole Quinton, maître distillateur de la maison qui se considère comme la gardienne du temple. Analyse des huiles essentielles contenues dans l’écorce, équilibre entre oranges douces et amères lors de la distillation, création d’un orgue à parfums pour la dégustation, tout cela fait partie du quotidien de cette ingénieure agronome de formation.
Carole Quinton l’assure : si le produit n’est pas bon au départ, il ne le sera jamais à l’arrivée, le travail du distillateur et de capter les parfums et les goûts et non de les créer. Pas de pierre philosophale, on ne fait pas de miracle dans les alambics. Du côté du rhum, la maison Bologne porte une même attention pour ses cannes à sucre. L’entreprise possède ses propres parcelles à Basse-terre en Guadeloupe et elle est la dernière à cultiver une variété tombée dans l’oubli faute de rentabilité : la canne noire. En bouche, c’est un rhum très poivré aux notes mentholée qui trouve ses amateurs. François-Xavier Sobczak, maître de chai de Bologne, poursuit le travail de Bologne qui s’efforce à faire renaître un terroir depuis le lancement de cette bouteille confidentielle en 2015.
« Tequila » marseillaise et rhum provençal : exotisme hexagonal
Ces ambitions locales vont parfois bien au-delà de la sauvegarde d’un patrimoine : « Cultiver de la canne à sucre dans le Sud de la France et en faire un rhum 100% local, ça a toujours été un rêve. » En s’associant avec Kevin Toussaint qui fait pousser de la canne à sucre dans le Var, Guillaume Ferroni, de la maison du même nom, avoue sa lubie mais affirme aussi tous les intérêts gustatifs : « Nous produisons une canne qui est moins sucrée que celle des Antilles. Il nous faut donc deux fois plus de jus pour obtenir un rhum quand les cannes antillaises sont plutôt diluées à l’eau tant elles sont chargées en sucre. » Ce qui signifie un rhum plus aromatique car plus juteux au départ. Ce Flamant Rhum local est aujourd’hui en rupture de stock, la nouvelle distillation arrivera courant mai.
Pour la graphiste Justine Batteux et le designer Axel Schindbleck, tous deux Marseillais, c’est l’enjeu éco-responsable qui primait. Ils ont eu l’idée d’arracher les agaves dans le Parc national des Calanques et sur les îles du Frioul, des plantes considérées comme envahissantes sur la côte, pour en faire … un distillat. A l’instar d’une tequila, les agaves sont effeuillés pour ne garder que le coeur, puis chauffés à basse température à l’Atelier du Bouilleur, une distillerie partenaire du projet : « L’atelier possède un ancien four qu’ils ont retapé pour en faire un sauna, raconte Axel Schindbleck. Ils avaient prévu d’en profiter eux-même mais ce sont les agaves qui ont le privilège de l’utiliser en premier ! »
La plante est chauffée à basse température pour en faire sortir les sucres fermentescibles. Résultat : un distillat d’agave qu’ils ont nommé Josiane, pas à proprement parler de la tequila, une appellation uniquement destinée à la production mexicaine. L’idée n’est pas pour le collectif de monter une filière française de « mezcal », mais plutôt de revaloriser un produit qui finirait par être jeté, revenant à l’origine même des spiritueux. Le prochain projet : arracher avec des bénévoles les agaves autour de Notre-Dame-de-la-Garde pour une cuvée spéciale.
Le terroir sans fond ?
Enjeu patrimonial, démarche écologique, mais au fond de la bouteille, est-ce que ça vaut le goût ? « Dans une bouteille de rhum dont le jus de canne est uniquement originaire d’une parcelle sans assemblage (rhum parcellaire), vous avez bel et bien des différences de saveur suivant les années, précise François-Xavier Sobczak chez Bologne. Il peut y avoir eu des tempêtes cycloniques qui ont traversé les champs. Ce sont des vents marins, chargés en iode, dont on peut retrouver l’empreinte d’une année à l’autre dans la bouteille, un peu comme un effet millésime dans le vin. »
En Lorraine, la Maison Rozelieures s’est elle aussi fait une réputation dans les whiskes français avec ses whiskies parcellaires. Elle possède quatre types de sol sur son exploitation, allant d’une terre volcanique à un sol limoneux. Christophe Dupic, maître de chai, a fait le choix d’isoler l’orge cultivée sur chaque terrain pour une distillation très ciblée. Les différences sont notables, un whisky plus pâtissier, plus souple quand l’orge a poussé sur un terrain argileux ou bien un whisky plus salin sur une terre argilo-calcaire.
« Souvent, ce sont des discours à la mode« , avertit Margot Lecarpentier, mixologue et à la tête du bar à cocktail Combat (Paris). Quand on lui parle de bouteilles 100% françaises, elle ne cache pas sa méfiance : « Les consommateurs sont de plus à la recherche de traçabilité dans leurs achats, ça s’applique aussi depuis quelques années aux spiritueux. Quitte à mettre la main à la poche, on veut bien comprendre le produit. Et les marques l’ont bien senti, en déployant des stratégies de communication dignes d’école de commerce parfois. »
Jennifer Frair-Roskis, juriste en droit des spiritueux, le confirme, en rappelant la législation du label « Made in France » qui peut être obtenu si la dernière étape de transformation a bien eu lieu sur le territoire (source). Rien n’oblige cependant le producteur à renseigner l’origine de sa matière première. Si la mixologue fait preuve de prudence sur le Made in France, elle est plus attentive à l’impact écologique dans le service de ses cocktails, en achetant des spiritueux en vrac, sous forme de sachet ou en bonbonne, c’est peut-être là son premier combat plutôt que le locavorisme entêté.
Elle ne s’interdit pas l’importation de spiritueux venus de loin. Elle concède cependant que sans ses trois distributeurs de confiance, qui l’informent sur le travail des distilleries visitées, il est très difficile de trier le bon grain de l’ivraie dans le discours « terroiriste » généralisé. La solution ? Se rendre sur place, rencontrer les distillateurs et visiter les chais. De nombreuses maisons, bien souvent très productives, misent sur le spiritourisme, cousin de l’oenotourisme, en ouvrant leur porte, et ce des Antilles jusqu’en Charente, en passant par la Normandie et les maisons de pastis en Provence. Le monde des spiritueux, comme l’alimentation et la mode, doit faire face à des consommateurs plus éclairés, à la recherche de moins mais en mieux.
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