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Xu Zhen, artiste entrepreneur
Dans l'atelier de 5 000 m2 sont entreposées des œuvres grand format, comme l'installation Corporate - (4 Knives Group), composée d'agrandissements photographiques de 4 couteaux taillés en forme de montagnes et montés sur une structure en métal.
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Culture

Rencontre avec Xu Zhen, un artiste entrepreneur

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En voilà un qui a parfaitement intégré les nouvelles lois du marché de l’art. Travailleur et ambitieux, ce pur Shanghaïen bouscule à l’envi un système dans lequel il se complaît.

Xu Zhen voyage peu. Depuis un vol tumultueux en 2005, il refuse de prendre l’avion. Pour le rencontrer, il faut faire le voyage à Shanghai. Son atelier se trouve très exactement à Songjiang, l’une de ces banlieues parsemées d’entrepôts où les taxis se perdent, vous laissant égaré au milieu de terrains vagues. Derrière la porte en tôle, les œuvres grand format de Xu Zhen sont entreposées sur plus de 5 000 m2.

L’été dernier, à Paris, la fondation Louis Vuitton exposait l’une de ses gigantesques sculptures, un drôle de combo empilant le moulage de la Victoire de Samothrace, tête en bas, sur celui d’un fameux ­bodhisattva. Fruit du mariage de l’Orient et de l’Antiquité, la sculpture suggère la mise à niveau des cultures et des chefs-d’œuvre dans un monde où le marché de l’art est désormais mondialisé. ­Réalisé en ­Jesmonite, un matériau de construction qui imite la pierre et le marbre, ce monument composite ne manque pas d’humour : il est la réplique grand format des ersatz qu’on trouve dans les boutiques de musées.

Il constitue un pied de nez à l’histoire de l’art qui hiérarchise et qui produit des icônes. Issue d’une série baptisée Eternity, cette œuvre, à la fois grandiloquente et sarcastique, épate autant qu’elle agace, tant elle met en lumière les enjeux, les contradictions et les impasses de la création contemporaine. C’est peu de dire que Xu Zhen amplifie les mystifications du monde de l’art et les met à profit.

Comme Warhol avant lui, comme Jeff Koons, Damien Hirst ou Murakami, Xu Zhen est l’un des plasticiens actuels qui ont le mieux intégré les règles de la mondialisation. Il expose aux quatre coins de la planète, a représenté la Chine à la Biennale de Venise en 2005, et compte cinq galeries à son actif, dont James Cohan, à New York, et Nathalie Obadia, à Paris et à Bruxelles. Il produit à la fois des installations, des vidéos et des peintures, s’adaptant à tous les styles et à tous les marchés.

Il est né à Shanghai et se pose comme un pur produit d’une ville qui s’est toujours différenciée des autres cités de la Chine continentale. Il a vu le jour en 1977, un an à peine avant la grande réforme du système économique chinois. Même s’il a connu les dernières lueurs du communisme, il a grandi dans une mégapole marquée par un passé colonial, ouverte sur le monde, affairiste et prête à mimer Hong Kong, Singapour ou Tokyo, les rivales asiatiques auxquelles elle a emprunté les centres commerciaux, les tours à mille facettes et le sabir de la Bourse.

Lorsque nous l’avons rencontré en juillet dernier, Xu Zhen venait de clore une exposition en centre-ville, qui ressemblait à tout sauf à une exposition. Il avait loué un local dans l’ancienne concession française et avait transformé les lieux en petit supermarché, à cela près que le magasin ne proposait que des packagings vides qu’on pouvait acquérir au prix normal du produit. Il avait réalisé le même type d’installation à Art Basel Miami Beach, en 2007, et s’était fait remarquer avec cette œuvre qui constitue une métaphore de la grande épicerie de l’art, où le prix des œuvres en rayon n’est pas toujours indexé sur leur valeur réelle.

Xu Zhen dans son atelier de Songjiang, une banlieue de Shanghai.
Xu Zhen dans son atelier de Songjiang, une banlieue de Shanghai. Olivia Martin-McGuire

Création de la marque Xu Zhen

Quitte à être producteur de valeurs, Xu Zhen a choisi la voie royale. Au statut d’artiste, il a ajouté celui d’entrepreneur et a créé, en 2009, MadeIn Company, une maison de production artistique qui emploie une cinquantaine de personnes qui conçoivent et signent des œuvres sous ce label collectif. En 2013, MadeIn Company a développé la marque Xu Zhen, qui permet de produire et d’exposer d’autres « lignes » d’œuvres.

De nouvelles marques naîtront peut-être encore. Dans un pays où priment l’initiative privée et le made in China, la création de MadeIn Company répond aux critères d’efficacité du modèle chinois. « Il y a une telle consommation de l’art, aujourd’hui ! Une demande de plus en plus forte des galeries, des musées, des collectionneurs, une compétition de plus en plus grande entre les artistes. Créer une entreprise est une réponse efficace à cette mutation du monde de l’art. Il ne faut pas être dépassé par ce système, il faut le dominer. »

Dans un biotope où seul survit l’homo economicus, Xu Zhen a infiltré le système et a appris à maîtriser les relations incestueuses entre art, société, médias et entreprise. « Quand j’étais jeune, j’avais une vision romantique de l’artiste. A l’époque, je disposais de peu d’informations, à part l’histoire de Van Gogh ou celle des ermites chinois vivant dans la montagne. Je suis allé dans un lycée préparatoire en design, mais je n’ai pas poursuivi mes études dans une école d’art. Je suis un artiste autodidacte. Aujourd’hui, ce n’est pas que ce rêve romantique de ma jeunesse n’existe plus, mais ma façon de travailler répond aux besoins du moment. »

Xu Zhen vient chaque jour à l’atelier à neuf heures du matin. Il est travailleur et ambitieux. Il nourrit de grands desseins, pour lui et pour tous les artistes de sa génération. Son objectif n’est pas seulement d’œuvrer, mais aussi d’imposer l’avant-garde chinoise dans le concert des nations. L’une de ses œuvres les plus connues s’intitule 8848-1,86 (2005). C’est une vidéo retraçant son équipée sur l’Everest. Sous la tempête et le givre, on le voit, avec ses équipiers, raboter à coups de scie le sommet de la montagne de 1,86 m, l’équivalent de sa taille.

L’expédition est un coup de bluff, bien sûr – le tournage s’est déroulé sur un toit de Shanghai –, mais Xu Zhen a lancé le signal, avec cette vidéo, qu’il avait l’étoffe des héros et que, premier de cordée, il conduirait les autres au sommet. La Tate Modern ne s’y est pas trompée, qui a acquis l’œuvre dès 2008. Parallèlement à MadeIn Company, Xu Zhen a créé MadeIn Gallery, une enseigne qui représente une dizaine de jeunes plasticiens de Shanghai.

Avec le collectionneur David Chau, il a aussi monté PIMO, une entité de produits dérivés réalisés à partir d’œuvres d’artistes. PIMO a très vite évolué pour devenir un festival d’art contemporain qui se tient en novembre et coïncide, cette année, avec la Biennale de Shanghai. Dans les années 2000, il avait déjà créé et animé BizArt, l’un des rares centres d’art contemporain dignes de ce nom à l’époque, et il s’est distingué avec le lancement d’Art-Ba-Ba, un site Internet sur lequel la communauté artistique peut échanger des infos sur les vernissages et lire des articles internationaux sur des expositions récentes en Chine ou dans le reste du monde. « J’ai créé Art-Ba-Ba [www.art-ba-ba.com] en 2006. C’est une plate-forme ouverte sur laquelle les internautes peuvent s’exprimer anonymement, ce qui était rare en Chine avant que WeChat ne soit autorisé, en 2013. Pour nous tous, Internet a été capital. Ç’a été comme une bouffée d’oxygène. Internet nous a aidés à voir le monde. »

Dans l’atelier de 5 000 m2 sont entreposées des œuvres grand format, comme l’installation Corporate – (4 Knives Group), composée d’agrandissements photographiques de 4 couteaux taillés en forme de montagnes et montés sur une structure en métal.
Dans l’atelier de 5 000 m2 sont entreposées des œuvres grand format, comme l’installation Corporate – (4 Knives Group), composée d’agrandissements photographiques de 4 couteaux taillés en forme de montagnes et montés sur une structure en métal. Olivia Martin-McGuire

Repéré par Ai Weiwei

Xu Zhen a 20 ans de moins qu’Ai Weiwei (@aiww). La génération précédente ferraillait avec les autorités communistes, le carcan social et politique d’un système coercitif. En 1998, Xu Zhen a été repéré par Ai Weiwei grâce à une vidéo intitulée Shouting, qui mettait en scène un cri puissant lancé dans une rue passante de Shanghai.

Sous l’effet de surprise, le flux des marcheurs s’immobilisait, l’essaim se désunissait, puis la foule désorientée refaisait masse, grégaire, indifférente, rétive à toute perturbation. A 21 ans, Xu Zhen est né à l’art par un cri, ce qui lui a valu, deux ans plus tard, d’être invité à participer à la fameuse exposition Fuck Off, organisée par Ai Weiwei en marge de la troisième Biennale de Shanghai. Seize ans plus tard, la rébellion de Xu Zhen est plus sourde, ce qui lui permet d’échapper aux foudres de la censure.

En juillet dernier, à la Cass Sculpture Foundation, en Grande-Bretagne, il a présenté Movement Field, un jardin zen d’apparence, mais conçu en réalité à partir d’itinéraires de manifestations et d’émeutes recensées partout dans le monde. « Il peut y avoir des aspects politiques dans mes œuvres sans que le sujet soit abordé directement. Avant les années 90, les gens s’interrogeaient sur des sujets de société et remettaient en question le système. Aujourd’hui, les valeurs sont différentes, l’environnement social et économique n’est plus le même. Nous nous posons davantage de questions vis-à-vis du monde. Comment parvenir à se développer face au reste de la planète ? »

L’une de ses dernières vidéos donne la mesure de ses ambitions. Xu Zhen a récemment créé un département graphisme et média au sein de MadeIn Company, et il réalise désormais des films publicitaires sur certaines de ses œuvres. L’un de ses films promotionnels montre une réplique de vase ancien (dont il a courbé le cou à 90 degrés) accrochée à des ballons d’hélium qui montent haut, très haut dans le ciel. Grâce à une petite caméra embarquée sur le vase, on voit peu à peu s’éloigner la Terre.

L’artiste prétend dans son film que c’est la première œuvre à être jamais allée dans l’espace. Xu Zhen aurait-il pour projet de conquérir aussi les étoiles ?

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