Getaway
Après le succès du projet Mitico l’année dernière, le groupe hôtelier Belmond et la Galleria Continua rempilent pour une seconde saison et posent la question de la place de l’art hors des institutions.
Dans les jardins de la Villa San Michele, face au panorama où se profile le célèbre Duomo de Florence, Lorenzo Fiaschi contemple le paysage à travers une sculpture monumentale de l’artiste Leandro Erlich. En 2022, le cofondateur de la Galleria Continua s’est associé aux hôtels de luxe du groupe Belmond, une marque de LVMH, pour installer des œuvres d’art sur ses propriétés. Ce projet porte le nom de Mitico.
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La collaboration s’inscrit dans une politique de repositionnement de la marque Belmond, lancée il y a cinq ans par le directeur du marketing et de la communication, Arnaud Champenois. « Nous avons puisé dans le patrimoine de nos lieux historiques pour les réactualiser grâce à une programmation contemporaine. Nous avons ainsi collaboré avec de grands chefs et travaillé sur des offres tournées vers le bien-être. Depuis l’année dernière, nous organisons des expériences autour de l’art », explique ce dernier.
Pour Lorenzo Fiaschi, cette collaboration était l’occasion rêvée d’installer des oeuvres dans des lieux a priori mal adaptés à l’art : « Le but des hôtels est de faciliter la vie des clients pour offrir une expérience la plus fluide qui soit. L’art, à l’inverse, crée des obstacles pour bousculer nos certitudes. C’était un pari risqué. »
Des œuvres qui interrogent
À la Villa San Michele, la sculpture monumentale de Leandro Erlich a été créée spécifiquement pour les lieux. Composée d’une échelle surmontée d’une fenêtre ouverte sur la vallée, elle est une réponse ludique à l’architecture de l’ancien monastère franciscain adjacent, dont la façade aurait été dessinée par Michel-Ange.
À l’intérieur de l’établissement, la sculpture d’une femme adossée à un lit de jour est accompagnée par celle d’un homme en costume, posté derrière elle. Avec sa pose évocatrice du Portrait de Madame Récamier, de Jacques-Louis David, on imagine une scène bourgeoise dans laquelle un couple discute en se faisant tirer le portrait. La conversation est pourtant impossible : leur tête a été remplacée par un surprenant rocher.
À mi-chemin entre le langage surréaliste de René Magritte et l’univers mélancolique de Boris Vian, le travail du duo chinois Sun Yuan & Peng Yu explore les dichotomies entre idéal et réalité, entre les attentes et la vérité. Si leur travail est régulièrement exposé dans des institutions au public éclectique comme les musées Guggenheim ou la Fondation Pinault, on peut raisonnablement se demander ce que ressent la clientèle de l’hôtel, sans doute bousculée par ces installations puissantes.
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Art, luxe et politique
En Sicile, près de Taormine, une collaboration avec l’artiste cubain Yoan Capote pousse le spectateur un peu plus loin encore dans ses retranchements. En effet, à travers une série de miroirs, Family Portrait fait allusion à la chanson emblématique Foto de familia (photo de famille), de Carlos Varela : posés sur la plage, près de l’hôtel Villa Sant’Andrea, les vieux miroirs offrent une réflexion sur les liens familiaux qui unissaient leurs anciens propriétaires, posant forcément la question de la destinée de ces familles, dont certaines ont très probablement subi les répressions politiques sous Fidel Castro.
Face au paysage idyllique, on s’observe ainsi en pensant aux migrants qui échouent régulièrement sur les plages d’Europe pour avoir voulu un monde meilleur pour leurs proches… Chanceux, indifférent, en colère ou responsable, libre ensuite à chacun de se sentir comme il le veut ou le peut. Retour en Toscane, où l’hôtel Castello di Casole, à Casole d’Elsa, près de Sienne, expose une vingtaine de poussettes surdimensionnées signées Nari Ward, fabriquées à partir de hamacs recyclés.
Intitulée Stallers (jeu de mots entre stroller, qui veut dire poussette, et to stall, qui signifie faire du surplace, caler, en anglais), la série évoque le moment charnière où l’enfant s’émancipe du contrôle parental pour enfin tracer sa propre route. Calé au fond des chaises longues disséminées sur le domaine, dans une position qui frise parfois le ridicule, on se souvient que les oeuvres sont inspirées de l’installation Amazing Grace, datée de 2013.
À l’époque, Nari Ward avait récupéré des poussettes abandonnées dans Harlem pour les amonceler. Une démarche à la fois sombre et pleine d’espoir – que sont devenus les enfants de ce quartier ? Le geste créatif et son environnement entrent à nouveau en collision pour poser de nouvelles questions. « La signification de l’oeuvre est clairement affectée par l’endroit où elle est vue, concède Nari Ward. Je passe souvent par l’humour pour transférer mes idées d’un lieu à l’autre », ajoute-t-il.
Quand on lui demande si ses créations ont pour but d’éduquer la clientèle de l’hôtel, l’ancien professeur d’université admet qu’il espère, a minima, stimuler leur curiosité : « J’utilise des éléments familiers pour emmener le spectateur en voyage. C’est un point de départ. » Pour Lorenzo Fiaschi, il s’agit de pousser les limites de ce que l’on propose, tout en restant bienveillant. « L’idée n´est jamais de choquer, mais d’entamer une conversation », rappelle-t-il.
Le good deal de Mitico
Sur les terres du chef français Raymond Blanc, en Angleterre, le voyage initiatique prend cette fois la forme d’une sculpture hybride qui grimpe le long de la façade de son Manoir aux Quat’ Saisons. « La structure de l’oeuvre Arborexence est née de sa relation avec l’architecture du bâtiment », explique l’artiste Loris Cecchini.
Une démarche que le chef a mis du temps à accepter, avant de se raviser : « J’avais peur que le métal soit trop visible, mais, au final, le feuillage métallique reflète son environnement et sublime le passage des saisons », conclut le chef doublement étoilé au guide Michelin.
Le résultat interroge les passants sur l’équilibre entre la nature et la technologie, une idée également prévalente en haute gastronomie. Que cela soit pour stimuler son image de marque, trouver une nouvelle clientèle ou recontextualiser les travaux d’artistes, à bien des égards, la collaboration entre le groupe Belmond et la Galleria Continua présente tous les traits d’un bon deal.
Viewing the World, de Leandro Erlich, a d’ailleurs été acheté par la Villa San Michele. Le choix curatorial de Mitico devrait aussi montrer au monde de l’hôtellerie qu’il est possible de décorer son établissement avec autre chose que des gribouillis abstraits peints par un ami d’enfance du propriétaire. L’art contemporain, même engagé, a toute sa place en dehors des institutions. On attend donc avec impatience de découvrir le projet de Daniel Buren installé au Copacabana Palace, à Rio, l’an prochain.
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