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Bruxelles fait son printemps de l’art - Good Vibrations
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The Good Business

Bruxelles fait son printemps de l’art

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Avec une scène bouillonnante et beaucoup plus libre et décomplexée que dans les pays voisins, la Belgique est le terrain de jeux de nombreux artistes, galeries et collectionneurs. Un dynamisme étonnant qui, pourtant, n’a pas encore été couronné par l’ouverture d’un musée d’art contemporain. Le paradoxe belge.

Art Brussels fête, cette année, son cinquantième anniversaire. La foire a migré depuis trois ans dans l’immense bâtiment de Tour & Taxis, un ancien site ferroviaire situé au bord du canal Bruxelles-Charleroi, dans une zone industrielle en pleine reconversion. Le point d’orgue de ce plan de redéveloppement sera l’ouverture du « Kanal-Centre Pompidou », une structure qui dotera enfin Bruxelles d’un musée d’art moderne et contemporain, à l’orée de 2022. Parachutée depuis la France, l’antenne bruxelloise de Beaubourg suscite à la fois de grandes espérances et un vif débat. Elle viendra occuper un garage Citroën désaffecté qui longe le canal. Le renouveau de Bruxelles passe par un printemps de la culture et, pour l’heure, avril connaît, comme chaque année, la fièvre de l’art contemporain. La foire annuelle Art Brussels annonce la participation de 147 galeries issues de 32 pays et de nombreuses foires « off » se greffent à l’événement : PopPositions, YIA Art Fair, Of Course Young Contemporary Art, Art Sablon, MAD… L’autre période « arty » de la capitale se tient en septembre, quand le Brussels Gallery Weekend marque la rentrée des galeries.

Yves Goldstein pilote le projet du Kanal-Centre Pompidou, le premier musée d’art contemporain, à Bruxelles.
Yves Goldstein pilote le projet du Kanal-Centre Pompidou, le premier musée d’art contemporain, à Bruxelles. Amélie Landry

La fiscalité avantageuse de la ville, le prix raisonnable de son immobilier, la qualité de ses collectionneurs ont attiré, depuis dix ans, des enseignes du monde entier – françaises (Nathalie Obadia, Daniel Templon, Almine Rech, Michel Rein), américaine (Gladstone), brésilienne (Mendes Wood DM), israélienne (Dvir), allemande (Conradi)… Brussels Gallery Weekend a fêté ses 10 ans l’an dernier, et l’événement est en passe de devenir « une minifoire », si l’on en croit sa directrice Sybille du Roy de Blicquy : « Le parcours inclut 35 galeries sélectionnées par un comité, ainsi que des espaces de collectionneurs et des artist-run spaces [collectifs d’artistes, NDLR]. Cette année, nous allons même produire notre propre exposition de jeunes artistes qui ne sont pas représentés par des galeries. » Avec sa position géographique idéale – à 1 h 40 de Paris, à 2 h 40 de Londres –, Bruxelles attire d’innombrables amateurs d’art.

Le centre Wiels, laboratoire international pour la création et la diffusion de l’art contemporain, occupe les 1 800 m2 d’une ancienne brasserie, Wiels faisant référence à une bière produite, ici, jusqu’en 1988.
Le centre Wiels, laboratoire international pour la création et la diffusion de l’art contemporain, occupe les 1 800 m2 d’une ancienne brasserie, Wiels faisant référence à une bière produite, ici, jusqu’en 1988. Amélie Landry

Partout domine une ambiance bon enfant qui tranche avec le snobisme du monde de l’art contemporain à Londres ou à Paris. A Bruxelles, personne ne s’étonne qu’un jardin potager collectif jouxte le Wiels, le centre d’art contemporain de la ville, et fasse partie intégrante de son programme. Le reste du pays est à l’avenant. A Anvers, l’Antwerp Art Weekend, qui a lieu la troisième semaine de mai, fait couler la bière à flots. A Gand, le musée Dhondt-Dhaenens n’hésite pas à installer des fritkots (friteries) lors de ses vernissages.

Bruxelles, un rapport à l’art décomplexé

« Les collectionneurs belges ont un rapport décomplexé et passionné à l’art. Ils préviennent lorsqu’ils viennent à la galerie, restent des heures, apportent des chocolats, demandent des conseils. Ils sont aussi très mobiles, visitent de nombreuses foires… » constate Constance Dumas, une Française qui dirige l’antenne bruxelloise de la galerie Nathalie Obadia. « Les collectionneurs belges sont curieux et ouverts au monde parce qu’ils ont toujours considéré qu’ils venaient d’un petit pays dont il fallait sortir », confirme Albert Baronian, l’un des plus anciens galeristes de Bruxelles avec Xavier Hufkens et Rodolphe Janssen. Dans un ouvrage, publié par Sybille du Roy de Blicquy et Anne-Sophie Radermecker sur le marché de l’art belge (éd. CRISP), il est écrit que « la Belgique a la réputation d’avoir le plus grand nombre de collectionneurs au mètre carré. Six collectionneurs belges figuraient dans le top 200 des collectionneurs mondiaux sur ARTnews en 2014, et en 2016, les Belges étaient considérés comme faisant partie des acheteurs les plus importants sur le marché de l’art ». Christophe Veys, jeune professeur d’histoire de l’art contemporain qui enseigne à l’école ARTS2, à Mons, et qui collectionne, depuis plus de vingt ans, avec des moyens limités partage cette analyse : « Récemment j’étais invité à la foire de Madrid. La proportion de collectionneurs belges invités comme moi était énorme. Ce sont souvent nous qui achetons les premières œuvres d’artistes peu connus. Nous collectionnons autrement, nous ne sommes pas tributaires d’une culture dominante comme le sont les Français ou les Américains. Cela nous rend plus audacieux. » Un aperçu de sa collection liée « à la poésie du quotidien » est visible, dans la capitale, au centre d’art La Centrale, qui met en lumière dix autres collections bruxelloises.

Sybille du Roy de Blicquy, directrice du Brussels Gallery Weekend.
Sybille du Roy de Blicquy, directrice du Brussels Gallery Weekend. Amélie Landry

Celles d’Alain Servais, de Walter Vanhaerents ou de Frédéric de Goldschmidt sont déjà bien répertoriées, car ces derniers ont ouvert des espaces en ville. On peut s’amuser, un week‑end, à faire le tour de tous ces lieux privés dotés d’œuvres de qualité muséale. Certaines de ces collections, dédiées aux créations les plus avant-gardistes, trouvent refuge, paradoxalement, dans de véritables trésors d’architecture patrimoniale tels La Loge, une merveille d’ancienne loge maçonnique, Le CAB, un ancien entrepôt de charbon à l’architecture moderniste, la Charles Riva Collection, située dans une maison de maître du XIXe siècle, ou encore la fondation Boghossian dans l’ancien hôtel Empain, fleuron du style Art déco. Certaines n’ouvrent que sur rendez-vous, comme la Vanhaerents Art Collection qui prend ses aises dans un ancien entrepôt de trois étages, non loin de Molenbeek, ou Le Loft de 900 m2 d’Alain Servais, plus central.

Le musée communal des beaux-arts d’Ixelles présente un vaste panorama de la création belge des XIXe et XXe siècles.
Le musée communal des beaux-arts d’Ixelles présente un vaste panorama de la création belge des XIXe et XXe siècles. Amélie Landry

La plupart de ces lieux sont des espaces d’exposition, mais certains ont des vocations qui vont au-delà, comme la fondation A, d’Astrid Ullens, qui soutient la création, la connaissance et la conservation de l’image photographique, ou la fondation ThalieLab de Nathalie Guiot, qui organise des résidences d’artistes. De nouvelles collections ouvrent chaque année, comme le futur espace de Galila Barzilaï-Hollander, qui verra le jour à l’automne prochain, dans un ancien garage rénové, face au Wiels. « Le fait que Bruxelles soit l’une des rares capitales européennes à ne pas avoir, jusqu’à présent, de musée d’art contemporain est probablement à l’origine de ce besoin de partage. En Belgique, on ressent l’absence de l’Etat dans la culture. Du coup, les particuliers ont le sentiment qu’ils doivent jouer un rôle essentiel, en soutenant la création d’aujourd’hui. Nos mécènes, depuis nos débuts, fournissent 50 % de notre budget », déclare Zoé Gray, conservatrice en chef du Wiels, dont le positionnement à la fois pointu et festif se rapproche du palais de Tokyo, à Paris. Cet espace de 2 000 m2 a été ouvert, en 2007, par un groupe d’amateurs d’art « qui trouvaient absurde que Bruxelles n’ait pas de musée spécifique » et que Bozar (palais des Beaux‑Arts de Bruxelles) assume à lui seul la mission d’intégrer des expos contemporaines dans une programmation éclectique.

En marge des lieux consacrés

Ce souci de la communauté se retrouve dans la multitude d’artist-run spaces qui ont éclos ces dernières années. Ils dessinent, dans la capitale, un tout autre parcours que celui des musées ou des grandes collections privées. Un agenda sur Internet, thewalk.be, recense leur programmation. « De plus en plus de jeunes artistes arrivent ici. Ils savent que les loyers ne sont pas trop élevés, que la ville bénéficie d’une communauté internationale et de bons collectionneurs », analyse Emmanuelle Indekeu, qui dirige le collectif Island, logé dans un bâtiment étroit d’Etterbeek. « C’est le quatrième lieu que nous investissons. Nous avons négocié un bail de rénovation. Auparavant, en sortant des écoles d’art, les jeunes artistes cherchaient une galerie. Aujourd’hui, ils s’impliquent plus et créent leurs propres entités. Cette année, nous allons organiser sept expositions, ainsi que des lectures, des conférences et des performances. Nous ne touchons aucune commission, nous nous considérons juste comme un tremplin. Il n’est pas rare, d’ailleurs, que les galeristes viennent puiser dans notre terreau. »

La Loge, un musée d’art contemporain qui a pris ses quartiers dans une ancienne loge maçonnique, à Ixelles.
La Loge, un musée d’art contemporain qui a pris ses quartiers dans une ancienne loge maçonnique, à Ixelles. Amélie Landry

D’autres initiatives font le buzz, comme Komplot, un groupe de commissaires d’expositions basé à Saint‑Gilles, tout comme la galerie Deborah Bowmann, qui se présente comme un lieu de production, à mi‑chemin entre l’art et le design. Etablissement d’en face est le plus connu de ces collectifs. Fondé il y a plus de quinze ans, il tend, cependant, à perdre son profil alternatif en exposant des figures confirmées telles qu’Ed Atkins, Danier Dewar ou Gregory Gicquel. Entre galeries, collections, fondations, centres d’art et artist-run spaces, Bruxelles s’impose désormais comme un véritable hub de l’art contemporain.

La galerie d’Albert Baronian. Le galeriste, l’un des plus anciens de la ville, se réjouit de la création d’un musée d’art contemporain à Bruxelles.
La galerie d’Albert Baronian. Le galeriste, l’un des plus anciens de la ville, se réjouit de la création d’un musée d’art contemporain à Bruxelles. Amélie Landry

« La ville est constituée de 19 communes qui ne se parlent pas entre elles. Mais cet échiquier est aussi générateur d’ambition et d’audace. Cela laisse la place aux initiatives », remarque, avec humour, Claire Leblanc, directrice du musée communal des Beaux-Arts d’Ixelles. Cette institution possède la deuxième collection d’art à Bruxelles, après celle des Musées royaux. Les œuvres déjantées de Wim Delvoye ou de Jan Fabre côtoient celles de James Ensor, Paul Delvaux ou René Magritte. Le musée a récemment fermé ses portes pour entamer des travaux de rénovation. La fête de clôture a duré trois jours pleins. « Bruxelles est un lieu où l’art, et notamment l’art contemporain, est particulièrement effervescent et abordable. La foire Art Brussels en est une belle illustration. Elle fonctionne autant avec de grandes enseignes qu’avec des galeries moins établies. Elle est symptomatique de ce qui se passe sur la scène belge, où se manifeste une diversité de moyens, d’approches, d’artistes et de visions, souligne encore Claire Leblanc. La “belgitude” se nourrit de nombreux apports différents. De ce point de vue, j’ai coutume de comparer Bruxelles à une ville portuaire, à cela près que nous n’avons pas de port. » Voilà un comparatif très belge…


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