The Good Business
Le banquier et homme politique britannique de bientôt 87 ans est également le bénévole culturel le plus influent du monde anglophone. Tour à tour directeur du conseil d’administration de la National Gallery, directeur du National Lottery Heritage Fund, puis président de la Fondation Rothschild, c’est au manoir de Waddesdon, son territoire de prédilection depuis 1989, qu’il poursuit son engagement en faveur des arts et des artistes. C’est d’ailleurs là qu’il nous reçoit, entre les installations monumentales de l’artiste iconoclaste Joana Vasconcelos et les services en porcelaine de Sèvres de Marie-Antoinette, témoins de la ferveur sans bornes de ce puissant bienfaiteur.
Homme d’affaires discret, lord Jacob Rothschild se prête très rarement au jeu de l’interview. C’est pourtant avec une louable affabilité qu’il nous reçoit pour un tea time dans son manoir de Waddesdon, près de Londres, pour revenir sur une destinée hors du commun.
Lord Rothschild en 10 dates
- 1936 : naissance dans le Berkshire, en Angleterre.
- Vers 1950 : étudieà Eton College.
- 1961 : épouse Serena Mary Dunn, petite-fille du financier canadien sir James Dunn.
- 1985-1991 : directeur du conseil d’administration de la National Gallery.
- 1990 : prend la tête de la branche anglaise de la famille Rothschild après le décès de son père, Victor Rothschild.
- 1992-1998 : directeur du National Lottery Heritage Fund.
- 1997 : est fait chevalier grand-croix de l’ordre de l’Empire britannique.
- 1997-2019 : président de la Fondation Rothschild.
- 2002 : reçoit l’ordre du Mérite des mains de la reine Élisabeth II.
- 2014 : reçoit la médaille J. Paul Getty pour son action dans les champs de la muséologie, de la recherche en histoire de l’art, et est salué comme étant le « bénévole culturel le plus influent du monde anglophone .
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Né dans le Berkshire en 1936, dans l’une des dynasties de financiers les plus célèbres d’Europe, Nathaniel Charles Jacob Rothschild suit la voie de ses ancêtres et devient investisseur.
Il partage avec ses employeurs le goût du risque et un nom de famille qui agit comme un sésame. Il rejoint la banque familiale NM Rothschild & Sons en 1963 et la quitte en 1980 après un désaccord interne.
Le quatrième baron Rothschild prend alors le contrôle de Rothschild Investment Trust, qui gère aujourd’hui presque 3 milliards d’euros sous le nom RIT Capital Partners plc, et cofonde J. Rothschild Assurance Group.
Il est aussi, un temps, le directeur de J. Rothschild Capital Management et de la banque d’affaires RHL International… La liste de ses responsabilités financières est vertigineuse, et n’a d’égale que celle de ses contributions dans le monde de l’art et de la philanthropie.
Directeur du conseil d’administration de la National Gallery, directeur du National Lottery Heritage Fund, qui alloue des subventions publiques aux projets culturels, et initiateur de la Fondation Butrint pour la conservation des sites archéologiques en Albanie, il est aussi à l’origine de la restauration de Spencer House, à Londres.
La liste de ses décorations officielles au Royaume-Uni, en Europe, aux États-Unis et en Israël est tout aussi interminable. Derrière l’accumulation des réussites, le féru d’art hyperactif abrite la sensibilité et l’humilité d’un nanti qui n’a jamais oublié sa part de chance : si la branche anglaise subit des attaques antisémites au milieu du XIXe siècle, celle installée en Autriche succombe à l’Anschluss.
Consciemment ou non, lord Jacob Rothschild pratique une philanthropie juive qui demande de s’engager financièrement, émotionnellement et intellectuellement dans des projets artistiques tournés vers les autres, soutenant l’art comme source de vie.
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The Good Life : Comment avez-vous démarré votre collection ?
Lord Jacob Rothschild : À l’âge de 11 ans, ma grand-mère Mary Hutchinson, issue de la famille Strachey, m’a offert un tableau du peintre français Simon Bussy, mari de Dorothy Strachey. Je me suis intéressé à son travail et je possède aujourd’hui plus de cinquante de ses petites oeuvres, amassées au cours des décennies.
The Good Life : Après avoir hérité de Waddesdon Manor en 1989, vous avez participé à sa restauration grâce à la Fondation Rothschild, votre société familiale privée à but non lucratif. C’est assez inhabituel de voir la gestion d’une propriété léguée au National Trust, donc à l’État, confiée à une famille privée…
Lord Jacob Rothschild : Le manoir a été construit par Ferdinand de Rothschild dans les années 1880, il fait partie de l’histoire du pays et de mon histoire personnelle. En ce sens, je me sens responsable de sa bonne conservation. Nous traitons l’endroit comme le nôtre, dans le respect de la tradition et des règles du National Trust. Nous sommes, par exemple, chargés de la mise en valeur des collections existantes.
Mais la vraie question est : que peut-on y ajouter ? Nous avons passé les vingt dernières années à tenter de renforcer la cohérence des collections, parfois en y ajoutant des oeuvres dont j’ai hérité, comme Mrs Abington as The Comic Muse de Joshua Reynolds, peint au début des années 1770.
The Good Life : Qu’avez-vous acheté pour les lieux ?
Lord Jacob Rothschild : Nous avons commencé par identifier des faiblesses à combler. Nous n’avions, par exemple, rien de l’artiste français Jean Siméon Chardin. L’occasion s’est présentée d’acquérir Boy Building a House of Cards, peint en 1735, directement auprès de la famille de l’artiste.
Nous avons aussi acheté deux chefs-d’oeuvre de Giovanni Paolo Panini, datés de 1751. Les tableaux représentent les fêtes données par l’ambassadeur de France à Rome pour marquer la naissance du dauphin Louis de France, frère aîné du futur Louis XVI.
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The Good Life : Vous avez aussi un service en argent de Robert-Joseph Auguste, dont une partie se trouve aujourd’hui au Louvre. Comment l’avez-vous découvert ?
Lord Jacob Rothschild : Ce service appartenait à mon ami Kerry Packer [magnat de la presse australienne, décédé en 2005, NDLR]. Il n’était pas particulièrement intéressé par l’art et avait acheté le service comme cadeau de mariage pour sa fille, sans vraiment en comprendre la portée historique. À la fin de sa vie, il m’a appelé pour savoir si je voulais l’acquérir. Nous avons dit oui sans hésiter.
The Good Life : Waddesdon Manor, construit dans un style néo-Renaissance inspiré par les châteaux français, abrite aussi des bâtiments contemporains construits à votre initiative. On y trouve, par exemple, Windmill Hill (2011), conçu pour abriter les archives du manoir, et Flint House (2015), bâtie par Charlotte Skene Catling et qui a remporté le prix RIBA Maison de l’année. D’où cet intérêt pour l’architecture moderne vous vient-il ?
Lord Jacob Rothschild : Je suis fasciné par toutes les formes d’art. Pendant quelques années, j’ai été le président du prix Pritzker, pour l’architecture; cela aide à se forger une opinion sur le sujet ! Ces structures abritent d’ailleurs des pièces contemporaines de Sarah Lucas, Angus Fairhurst ou encore Richard Long.
The Good Life : Vous collectionnez aussi bien les arts traditionnels que les artistes modernes et contemporains, comme Alberto Giacometti. Qu’est-ce qui vous motive ?
Lord Jacob Rothschild : Je marche à l’affect. Quand j’ai rencontré Alberto Giacometti, je l’ai tout de suite apprécié. J’aimais aussi beaucoup le travail de son frère Diego. Un jour, Diego m’a appelé pour me proposer une édition en bronze du lustre qu’il avait fait pour le musée Picasso de Paris. Pourquoi son travail me touchet-il ? Je l’ignore, mais il est vrai que, ces dernières années, j’ai ressenti le besoin d’acquérir certaines de ses oeuvres.
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The Good Life : Vous l’aimez au point d’en posséder une copie !
Lord Jacob Rothschild : J’avais un magnifique moulage de ma cousine Béatrice et je voulais son portrait, que Giacometti a accepté de faire. Le jour où je suis venu chercher le tableau, j’ai appris que sa famille était passée deux heures avant moi et l’avait emporté !
J’étais assez mécontent. Béatrice a demandé à son mari, Pierre Rosenberg, alors président du musée du Louvre, de me faire une copie, que j’ai encore aujourd’hui.
Je garde aussi un oeil sur l’art contemporain. Wedding Cake, par exemple, est une installation monumentale en céramique de l’artiste portugaise Joana Vasconcelos, qui va être inaugurée devant la laiterie du domaine en juin.
The Good Life : Que signifie l’oeuvre ?
Lord Jacob Rothschild : L’installation propose un commentaire sur l’artisanat et la préservation des traditions. La maison de vente Christie’s, dont je suis proche, voulait installer ici une exposition avec, entre autres, des sculptures de Joana. J’avais beaucoup aimé son exposition au château de Versailles, notamment la théière géante et la bouteille de champagne.
Comme nous avons des intérêts financiers avec le château Lafite Rothschild, j’ai eu l’idée de lui proposer de réaliser, en collaboration avec le domaine, des sculptures à partir de nos magnums. Celles-ci seront d’ailleurs bientôt transférées près de la pièce montée de 12 mètres de haut. L’installation servira pour des événements culturels et pourra être louée pour les mariages.
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The Good Life : C’est un investissement commercial ?
Lord Jacob Rothschild : L’idée n’est pas de clamer que l’oeuvre sera rentabilisée dans dix ans, mais nous ne pouvons pas nous satisfaire de n’avoir que des coûts ; il faut aussi réaliser des bénéfices pour pouvoir faire vivre les lieux. Disons que je peux rationaliser notre extravagance, car l’oeuvre a parfaitement sa place ici. Waddesdon possède des services en porcelaine de Sèvres ayant appartenu à la reine Marie-Antoinette.
Le travail de Joana est produit dans cette veine des génies de la céramique, c’est une extension naturelle de nos collections. Nous nourrissons également un grand intérêt pour les « folies , ces architectures extravagantes typiques des résidences aristocratiques et bourgeoises depuis le XIVe siècle.
D’une certaine manière, Flint House et notre volière rococo se fondent dans ce vocabulaire architectural. La laiterie, devant laquelle se trouve l’installation de Joana, a d’ailleurs été créée pour accueillir des fêtes d’été. Nous sommes dans la continuité de cette tradition.
The Good Life : Vous êtes à l’origine de nombreux projets artistiques. Quel est celui dont vous êtes le plus fier ?
Lord Jacob Rothschild : Avant l’intervention du National Lottery Community Fund, Somerset House, à Londres, comptait 35 000 visiteurs par an. L’architecture néoclassique entourait une cour centrale avec un horrible parking. Selon moi, il fallait sauver ce site. À l’époque, j’étais l’un des administrateurs du musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg. Son directeur, Mikhaïl Piotrovski, m’a aidé à lever une partie des fonds.
J’étais aussi en contact avec sir Arthur Gilbert, qui avait fait fortune dans l’immobilier à Los Angeles. Il avait accumulé de très belles pièces d’orfèvrerie et d’argenterie qu’il voulait placer au LACMA, le musée d’art de la ville. J’ai tout fait pour le charmer et le convaincre de venir chez nous ! L’entrée de sa collection à Somerset a marqué une étape importante de la transformation du site en institution culturelle d’importance.
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The Good Life : Qui a payé pour sa réhabilitation ?
Lord Jacob Rothschild : Lily et Edmond Safra ont donné 5 millions de livres sterling pour construire des fontaines dans la cour. J’étais administrateur de leur fondation, nous étions déjà proches. Je voulais aussi ajouter une patinoire, mais personne n’était intéressé pour la subventionner.
J’ai fini par mettre 50 000 livres et j’ai trouvé trois amis pour faire de même, ce qui a permis de concrétiser le projet. Somerset propose aujourd’hui de nombreuses expositions de grande qualité et attire plus de 2,5 millions de visiteurs par an.
The Good Life : L’art public peut-il modifier la manière dont on appréhende une ville et son histoire ?
Lord Jacob Rothschild : Absolument. Je me suis souvent battu pour imposer des projets qui touchent une audience la plus large possible, afin de faire découvrir des lieux à travers l’art. J’avais proposé à l’artiste américain James Turrell d’illuminer les grands ponts de la Tamise pour mettre en valeur leur architecture… mais cela coûtait trop cher, il nous manquait 2 millions de livres.
Nous avons alors créé une compétition, avec James comme membre du jury, et ce sont l’artiste américain Leo Villareal et le cabinet d’architectes londonien Lifschutz Davidson Sandilands qui ont remporté l’appel d’offres. Je pense sincèrement que leur installation a eu un impact significatif sur la manière dont les gens perçoivent ces structures aujourd’hui.
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The Good Life : Vous avez soutenu de nombreuses initiatives via votre fondation, mais aussi lorsque vous étiez à la tête du National Lottery Heritage Fund, qui subventionne, en Grande-Bretagne, les projets culturels avec de l’argent public. Selon vous, à qui appartient la décision de choisir ce qui doit être préservé pour les générations futures ?
Lord Jacob Rothschild : C’est un choix incroyablement difficile. J’étais leader sur le projet de Somerset House, mais il y avait tout un groupe d’administrateurs, venus de Manchester ou d’Écosse, chacun avec leur vision. Il y a eu beaucoup de discussions pénibles et à la fois enrichissantes, car il fallait toujours convaincre les autres. Cela fait partie du jeu.
The Good Life : Le rôle de l’art est-il d’avoir une fonction sociale ou politique ?
Lord Jacob Rothschild : Je ne pense pas en ces termes, même si certaines oeuvres ont une signification particulière qu’il faut mettre en valeur. Je possède, par exemple, une peinture représentant le roi David, le fondateur de l’État hébreu, par le Guerchin. Le tableau date de 1651 et était jusqu’à présent accroché dans la salle d’apparat de Spencer House, pour laquelle il avait été peint.
En tant que fondateur et président du fonds d’investissement RIT Capital Partners [propriétaire de St James Place, où se situe Spencer House, louée pour cent vingt ans, NDLR], j’étais chargé de la réfection de la demeure.
Maintenant que j’ai pris ma retraite, j’ai décidé d’installer ce tableau à Waddesdon pour que ma famille n’oublie pas son héritage juif. Le grand rabbin est d’ailleurs venu fixer une mézouza sur la porte de la salle.
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The Good Life : Est-ce pour préserver cette histoire que vous avez invité l’artiste anglais Edmund de Waal à exposer au manoir en 2012 ?
Lord Jacob Rothschild : Edmund de Waal a des racines viennoises du côté de sa mère, tandis que sa grand-mère paternelle était un membre de la famille Ephrussi. Venu d’Ukraine, le clan Ephrussi était très riche et proche des Rothschild. Nos familles sont liées depuis des générations, mais la sienne a eu une autre destinée, plus sombre.
Il paraissait naturel d’exposer le travail d’Edmund ici, car il explore les liens entre les religions, l’histoire, la diaspora et les archives. Les oeuvres psalm IV et sukkah ont aussi été montrées à la Bibliothèque nationale d’Israël, à Jérusalem, grâce au soutien de Yad Hanadiv [la fondation philanthropique de la famille Rothschild en Israël, NDLR].
The Good Life : Est-ce que vous achetez toujours de l’art ?
Lord Jacob Rothschild : Je regarde activement ce qu’il se passe sur le marché. J’ai récemment acheté une immense peinture murale de John Piper, intitulée The Englishman’s Home. Piper avait dessiné des bâtiments et des pavillons du Festival of Britain, une manifestation d’art contemporain organisée en 1951.
Il a réalisé cette oeuvre en 42 panneaux. Le Victoria and Albert Museum avait une section qui lui était consacrée, et le Museum of London, intéressé par la pièce, n’avait pas de place pour la montrer à cause de travaux.
J’ai saisi l’occasion et nous faisons actuellement le nécessaire pour pouvoir l’installer sur l’un des murs de notre Farm Shop. J’ai aussi acquis une peinture d’Edward Bawden, pour rejoindre une première achetée il y a vingt-cinq ans. C’est sans fin.
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