Aventures
The Good Culture
Affublé d’une mauvaise réputation héritée des années de prohibition, le poker est passé de divertissement truqué pour malfrats à science de la stratégie enseignée aux patrons de grandes entreprises. Retour sur la folle épopée de ce jeu d’argent qui se rachète enfin une bonne conduite.
Après avoir donné un mot de passe à un taulier à la voix menaçante, une porte fermée de l’intérieur s’entrebâille sur un sous-sol mal éclairé. En bas, l’aiguille d’un tourne-disque laisse échapper un tube de Gershwin, entrecoupé par le bruit sourd de coups de poing désordonnés. Dans le bar enfumé, une assemblée d’hommes attablés par dizaines manipule nerveusement des jetons au fur et à mesure que le croupier abat ses cartes sur le tapis vert. Scènes réelles ou rêvées par la littérature et le cinéma, ces lieux clandestins des années 20 et du début des années 30, au sol englué d’alcool, ont longtemps servi d’images d’Épinal du poker.
A lire aussi : Un train à grande vitesse entre la Californie et Las Vegas en 2023 ?
Une brève histoire du poker aux Etats-Unis
Au Georgian Hotel, à Santa Monica, sur la côte californienne, les clients accédaient au speakeasy via le côté de l’immeuble après avoir révélé un mot de passe à voix basse – d’où le nom de speakeasy, qui veut dire « parler doucement », en anglais. Les apéritifs corsés étaient en général suivis d’un départ vers l’embarcadère situé plus au nord.
De là, des barges flottantes conduisaient les joueurs au large, hors de portée de la police. En Floride, près des îles Keys, les malfrats ont poussé le concept un peu plus loin encore en installant des salles de jeu dans les maisons sur pilotis de Stiltsville, dans le parc national de Biscayne.
Depuis sa cabane en pleine mer, Crawfish Eddie et ses filles légèrement vêtues accueillaient les visiteurs – souvent des hommes liés au banditisme – pour quelques heures de détente. Al Capone serait venu ici plusieurs fois. La pieuse prohibition est clairement un échec et plonge une partie des États-Unis dans le chaos, où le pouvoir se partage dans la violence entre des factions privées.
L’alcool redevient légal en 1933. Les cocktails, d’abord inventés pour camoufler les boissons défendues, se popularisent dans des bars ouverts sur la rue. Mais il est trop tard pour le poker et les jeux associés à la prohibition, qui ont conservé leur mauvaise réputation…
En 1970, les États-Unis passent l’Illegal Gambling Business Act, qui légifère sur les jeux d’argent pour tenter d’endiguer le crime organisé. Les casinos prennent la relève en créant un championnat du monde de poker, le World Series of Poker (WSOP), la même année. Exit les allées sombres, le poker se démocratise, mais devient le symbole des cas désespérés et des accros aux jeux d’argent.
D’Al Capone à James Bond
Quelques stars ont pourtant tenté de redorer le blason du jeu popularisé dans le Mississippi au cours du XVIIIe siècle et inspiré du jeu de poque français. Mais Mel Gibson reste attaché au stéréotype du Far West dans Maverick (1994), tandis que, dans Les Joueurs (1998), Matt Damon et Edward Norton parient sur des histoires sordides de dettes et d’addiction.
James Bond ne fait pas mieux. S’il a tenté de rendre le jeu sexy en défiant le vil Chiffre dans l’adaptation à l’écran de Casino Royale (2006), il reste un espion misogyne à la chance douteuse.
Costume bien taillé mis à part, le héros au sourire enjôleur de Ian Fleming n’est pas loin du Tricheur à l’as de carreau (1636) misérable de la peinture de Georges de LaTour. Avec 12,30% de probabilité de gagner la partie en ouvrant avec un 7 et un 5 de pique, n’importe quel joueur professionnel se serait couché.
Dans le film, Le Chiffre écope, en fin de compte, d’un joli full house (3 cartes identiques formant un brelan, plus une paire), que Bond ridiculise avec une improbable quinte flush (une suite de la même couleur). Les producteurs du film comptaient pourtant surfer sur la vague du cool en échangeant la partie de baccarat du roman pour une scène d’affrontement au poker Texas hold’em.
Nous sommes en 2006 et le grand public regarde avec un intérêt nouveau les anonymes en jogging affronter les vétérans du genre à lunettes noires. Les fans de la téléréalité naissante basculent sur la chaîne ESPN pour suivre les tournois en direct, équipés de caméras « hole cards », qui révèlent les cartes des participants.
Le spectacle de bluff du comptable Chris Moneymaker (si, si, c’est son vrai nom !) contre le joueur professionnel Sam Farha, en 2003, pour 2,5millions de dollars, attise les fantasmes. « Pourquoi pas moi ? » se disent les spectateurs. La popularité du jeu décolle.
Poker power
Le poker n’est pourtant pas une affaire de bluff, mais un jeu de stratégie avec des informations incomplètes. Ce sont les nouvelles technologies qui révèlent le secret au grand jour et vont permettre au citoyen lambda de jouer à la table des grands. Les instruments d’analyse deviennent de plus en plus performants, et les programmes dits « solvers » apprennent à automatiser la marche à suivre avec un jeu donné. Miser, relancer, se coucher…
Ces techniques de Game Theory Optimal (GTO) consistent à utiliser la logique pour tenter d’évaluer la qualité de son jeu par rapport à celui de ses adversaires. Les outs désignent le nombre de cartes utiles restantes pour améliorer son jeu, et les informations disponibles évoluent au fur et à mesure que l’on tire de nouvelles cartes. Il faut calculer vite, mais, avec un peu d’entraînement, l’opération n’est pas si difficile.
La place changeante que l’on occupe en fonction du « bouton » a aussi son importance: on dispose de plus d’informations au cut-off (le dernier à parler) qu’aux places nommées petite blinde ou under the gun (UTG).
La panoplie des outils à la disposition des joueurs varie du calcul de probabilité au déchiffrage des tells, ces indices glanés via le langage verbal ou corporel de son adversaire. Le poker devient enfin un jeu de stratégie aux yeux du monde… mais c’est une poignée de femmes qui va faire basculer l’histoire.
Dans une société où les langues se délient enfin sur les actes discriminatoires menés à l’encontre des femmes, le poker, ce jeu masculin par excellence, est en train d’opérer un revirement à 360 degrés. En 2019, Jenny Just, fondatrice du fonds d’investissement Peak6, lance l’application Poker Power. Son ambition? Initier un million de femmes au jeu pour leur apprendre à transférer les compétences acquises dans le milieu du travail.
« Nous voulons pousser les femmes à sortir de leur zone de confort lorsqu’il s’agit de négocier avec un supérieur ou une contrepartie. Elles apprennent à développer une agressivité maîtrisée dans le business, comme le font déjà beaucoup d’hommes », explique Erin Lydon, présidente de Poker Power et vétérane de la finance à Wall Street.
L’application est gratuite et on n’y joue pas d’argent. « Nous nous sommes rendu compte qu’au moment où vous demandez de jouer une somme réelle, aussi infime soit-elle, la plupart des femmes modifient leur rapport au risque. Le site est avant tout là pour offrir des outils utiles au quotidien, en enlevant toute notion de stress lié à un enjeu économique réel », ajoute la femme d’affaires.
Après huit semaines de formation intensive en ligne d’un genre nouveau, les participantes sortent en effet plus confiantes en leurs capacités d’analyse et de prise de décision rapide sous la pression. Une sorte de communauté se crée aussi avec des femmes du monde entier, souvent ambitieuses, mais habituées au silence qui leur est régulièrement imposé dans les prises de décisions au travail.
A lire aussi : Level lance le premier vol direct entre Paris et Las Vegas !