Horlogerie
Face aux défis qui lui sont imposés, la ville imagine de nouveaux points d’appuis. Elle avance, funambule, cherche à inventer son équilibre : il lui faut trouver de la place, de l’air, du sens… La solution ? Les rooftops. Ce printemps, les toits végétalisés s’éveillent comme jamais. Si la diversité des initiatives peut donner le vertige, l’ensemble forme une tendance solide. Découverte.
Cela semble être une affaire de verticalité. Quelque chose qui nous taraude et nous offre une ligne de mire en même temps qu’un tracé de fuite, une direction.
Comme si nous, pieds collés au bitume – ça colle, ça brûle –, cherchions à soulever nos semelles pour nous tailler une place côté ciel, là où tout respire mieux. Faut dire aussi…
En ce début de printemps 2023, en France, les dizaines de jours sans pluie se comptent déjà sur beaucoup trop de mains : si l’enfer, c’est le climat, une voix nous suggère que, dans les grandes agglomérations, la clé du paradis est planquée sur les toits végétalisés. On exagère à peine.
Ça fourmille, là-haut. Ça bruisse, ça trinque, ça danse, ça cultive, ça crée, ça jardine, ça lit, ça installe des systèmes de récupération d’eau et des panneaux photovoltaïques, ça… tout, et tous azimuts : l’engouement est gigantesque et les initiatives fleurissent. Concrètement ? Si la ville escalade les façades, c’est pour répondre à deux enjeux majeurs : l’un estampillé « social », l’autre « climat ».
En somme, les deux écrous du système T (comme toit), lesquels, forcément, interagissent pour aboutir à une seule conclusion : dans un monde surcomprimé, il faut trouver – et vite – de nouveaux moyens de respirer.
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Gagner la place de vivre
L’enjeu est plus que de taille, il est vital. Retrouver de l’espace. Gagner de la place : celle de bouger, celle de faire, celle de (sur)vivre, aussi. Frédéric Madre le confirme.
L’homme est écologue urbain, directeur associé de Topager, une « entreprise du paysage urbain comestible et sauvage » lauréate, entre autres, de l’appel à projets Parisculteurs 1 de la Mairie de Paris.
Cela lui a valu de transformer 2 500m2 de toitures de l’Opéra Bastille en cultures maraîchères, cela lui vaut également d’être le témoin privilégié de l’évolution des rooftops depuis dix ans, puisqu’il a cofondé Topager, en 2013, alors qu’il était encore en thèse.
« Avec mon associé, nous travaillions à un projet de recherche qui, tout simplement, nous plaisait : réaliser un petit potager sur les toits végétalisés d’AgroParisTech, en essayant notamment de recréer des sols selon les principes de la permaculture, à partir, entre autres, de déchets », explique Frédéric Madre.
Et puis, au fil des années, la demande s’est institutionnalisée. « La Mairie de Paris a promu l’agriculture urbaine, la végétalisation des toitures, les cultures sur les toits. »
Puis sont venus les impératifs de circuits courts, l’urgence de réagir au réchauffement climatique, la gestion des eaux pluviales, l’impérieuse nécessité de lutter contre les îlots de chaleur urbains, de façon pérenne.
« Car, oui, il faut préparer les villes. Il faut les adapter autant que possible au changement climatique : si l’on ne les végétalise pas plus, elles vont devenir invivables. »
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La pandémie et les confinements ont achevé de sonner le réveil pour un grand nombre de personnes : prise de conscience, brutale, de la nécessité de revenir à un maximum d’autonomie, pour sauver sa peau d’abord, et pour donner un tout petit peu de sens aussi, si possible, à la vie d’aujourd’hui.
D’accord, mais comment ? Où ? Dans la furie urbaine, une seule réponse : sur les toits. Confirmation de Ronan Fournier Le Ray, architecte associé cocréateur de l’agence MFR Architectes : « Les toits ont longtemps été un espace abandonné. On parlait souvent de “cinquième façade”, où on cachait toute la tripaille technique : de véritables verrues vues du ciel, d’immenses surfaces inexploitées. »
Installée à Paris, son agence est spécialiste des projets avec rooftops : « Dès le départ, notre idée était d’envisager les toits végétalisés comme un plan vivant, de redonner cet espace à l’ensemble des habitants d’un immeuble. »
Semer sur les toits
En 2016, la démarche de l’agence se concrétise par l’un de ses premiers gros projets, intitulé « Toi, Toi Mon Toit » : un ensemble situé à Gennevilliers, au coeur de la ZAC Chandon-République, dont les toits sont quasiment végétalisés à 100 %.
« Un potager actif et 350 m2 de terrasses partagées, un lieu de lecture, de détente, un lieu pour cultiver : une partie commune et des parties privatives reliées par un escalier aux appartements du dessous, détaille Ronan Fournier Le Ray. L’ensemble est intensif et non pas extensif.»
Il poursuit : « Cela signifie qu’il s’y trouve entre 40 et 50 centimètres de terre, afin de végétaliser de façon plus importante, plus haute. Il s’agit d’une philosophie d’habiter, une manière de construire, et ça a plusieurs vertus, dont une absolument majeure : thermique, car le premier bienfait de la toiture végétalisée est l’isolation. »
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C’est précisément cette philosophie qui a fait son chemin dans l’esprit des architectes, des urbanistes, des maîtres d’ouvrage, de tous en fin de compte, étant donné que les éléments qui en découlent sont désormais imposés dans les cahiers des charges urbains.
La taille des projets est, quant à elle, exponentielle : les toitures du nouveau campus AgroParisTech comportent ainsi plus de 6 000 m2 de cultures. Ça bouge. Ça bouge partout : à Lyon, à Bordeaux, à Angers, à Nantes… L’ambition est gigantesque, le potentiel aussi.
Selon la première base de données des toits végétalisés de Paris signée par l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur), il y aurait, dans la capitale, 32,2 millions de mètres carrés, soient « 128 000 toitures renseignées en matière de typologies, d’utilisation actuelle et de potentiels ».
Mais, parmi elles, seules 3 500 toitures de plus de 100 m2 seraient à ce jour végétalisées, et 654 « dotées d’une installation solaire de production d’énergie ».
Enfin, « 24 000 comportant une surface plate d’au moins 50 m2, dont 2 100 avec au moins 200 m2 de surface plate non encombrée et contigüe présenteraient un très fort potentiel pour accueillir des projets d’installations solaires et/ou de végétalisation et/ou d’agriculture urbaine. » De quoi semer, planter, régénérer, mais de quoi s’exprimer aussi.
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Échapper à la densité qui étouffe
Car en plus de chercher des solutions à l’urgence climatique, ce qui éclot très fort sur les toits est l’idée de renouer avec un « vivre ensemble » disparu du rez-de-chaussée, comme l’explique Ronan Fournier Le Ray.
« Les toits représentent l’accès au ciel, à la lumière. L’espace du grand paysage, de la respiration, de la perspective. Le regard peut aller loin, ce qui est fondamental pour le bien-être. On cherche la convivialité, le partage, l’accessibilité, bien entendu. »
En bref, les toits des villes symbolisent la clé d’un champ nouveau : celui qui permet d’échapper à la densité qui étouffe. D’où l’envie que ça swingue. « Aucun art ne me paraît mettre mieux en évidence la profonde pulsion esthétique qui gît en chacun de nous. Chaque fois que nous voyons un homme marcher sur un fil, une partie de nous le rejoint là-haut.
À la différence de ce qu’il se passe dans les autres arts, l’expérience du funambule est directe, immédiate, simple, et ne nécessite aucune explication », écrit Paul Auster, dans sa préface du Traité du funambulisme (l’ouvrage culte de Philippe Petit, funambule qui virevoltait d’immeuble en immeuble), qui résume parfaitement l’irrésistible attrait que nous ressentons pour « le haut ».
À Paris, à Marseille, à Barcelone, à Rotterdam, à Amsterdam, à Faro… Dans tant de villes et sur tous les tons (musique, théâtre, expos…), les toits s’animent au point de faire leurs festivals.
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Si la référence est le Rotterdamse Daken Dagen (ou Rotterdam Rooftop Days, prochaine édition du 1 au 4 juin), le Marseille Rooftop Day fait aussi parler de lui : en juillet dernier, il a ainsi mis à l’honneur 13 toits-terrasses publics et privés.
Que nous réserve 2023 ? Un simple clic sur l’agenda du European Creative Rooftop Network confirme que pour ne rien rater, il va falloir sérieusement s’organiser. Bruno Inacio, chef du service culturel de la municipalité de Faro, au Portugal, et membre du board du European Creative Rooftop Network analyse.
« Les rooftops sont de merveilleux labos pour tester de nouvelles façons de vivre la ville. On peut tout y créer. Et puis tout le monde aime monter sur le toit, changer radicalement de perspective. Le Corbusier était déjà pionnier. Il est l’un des premiers à avoir pensé la ville “en niveaux”. Il travaillait les toits comme une extension du sol. »
Voilà. Plus il fera chaud en ville, plus nous aurons envie de nous percher sur les toits… Reste à trouver le moyen d’y déployer nos racines : la condition pour avancer sans tomber de notre fil.
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