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The Good Business
Pour certains c’est l’avenir, pour d’autres c’est un non catégorique. À Singapour, on la trouve déjà dans des restaurants et les États-Unis ont donné un premier feu vert pour sa commercialisation. En Europe, pour l’instant, elle reste dans les laboratoires. On vous dit tout sur la viande cultivée, aussi nommée “viande synthétique”, qui n’a jamais fait autant de bruit qu’aujourd’hui.
Winston Churchill l’avait prévu dès 1931. “Dans cinquante ans, nous arrêterons l’absurdité d’élever un poulet entier pour en manger seulement quelques parties, comme la poitrine ou l’aile, et nous commencerons à cultiver ces parties séparément dans un récipient approprié« , déclare à l’époque le président britannique, dans une interview à Strand Magazine. Près de cent ans plus tard, les prévisions de Churchill ne semblent plus si absurdes. Aujourd’hui, les prouesses technologiques dans le secteur alimentaire ont permis à la “viande synthétique” de faire son entrée dans le monde réel. Et si cette expression provoque pas mal de réticence, dans la viande dite in vitro il n’y a presque rien d’artificiel.
Un processus plus simple qu’il n’y paraît
À ne pas confondre avec la viande végétale, la viande cultivée est créée à partir du prélèvement indolore d’une petite partie du tissu musculaire de l’animal par biopsie. Les cellules considérées comme bonnes sont isolées du tissu et sont cultivées dans des bioréacteurs, qui les alimentent en oxygène et nutriments à base végétale. Au début, on avait l’habitude d’utiliser du sérum bovin fœtal, mais de plus en plus d’entreprises l’abandonnent pour des raisons économiques et surtout éthiques. Dans le bioréacteur, les cellules se développent comme dans le corps de l’animal, se multiplient et se lient en myotubes, de minuscules cellules en forme de cylindre.
Les myotubes, à leur tour, ont tendance à se lier en petits morceaux de tissu musculaire. C’est alors que la récolte a lieu : les cellules mûres cessent d’être alimentées et sont extraites des bioréacteurs. Ainsi disposés en couches, les morceaux de tissu musculaire obtenus se fondent en une masse humide ressemblant à de la viande hachée.
Plus d’une demi siècle d’histoire
Pour parler de viande synthétique, il faut remonter aux années 70, quand il devient possible de cultiver in vitro le tissu musculaire. Mais le premier article scientifique sérieux sur la possibilité de produire de la viande en laboratoire n’est publié qu’en 2005. Pourtant, la date clé dans cette histoire reste 2013. Cette année-là, à l’université de Maastricht, est préparé le premier hamburger de bœuf en éprouvette. Pour le réaliser, 20 000 fibres musculaires sont cultivées pendant trois mois. Coût de production ? 250 000 euros.
Le premier steak fait son apparition à Israël, en 2018, créé par Aleph Farms avec une imprimante 3D. Fin 2020, Singapour approuve la vente au public des croquettes de poulet synthétiques de la société américaine Eat Just, permettant au restaurant « 1880 » de les soumettre à ses clients. Une révolution.
Des grands défis à l’horizon
Selon le Good Food Institute, aujourd’hui le secteur compte 107 entreprises au total, les États-Unis, le Royaume-Uni et Israël en tête. Leur défi le plus important est la production à grande échelle à un prix concurrentiel. Si pour la plupart des compagnies les coûts de réalisation sont encore trop élevés, Future Meat semble proche de l’objectif. La startup américaine est désormais capable de produire 500 grammes de blancs de poulet pour 7,70 dollars, lorsque le prix moyen de la vente aux États-Unis en 2022 était de 4,35 dollars. Mais quels seraient les effets positifs de la commercialisation de ce produit ?
Les animaux seraient les premiers bénéficiaires, leur exploitation diminuant de façon drastique. Avec les cellules de 150 vaches, on pourrait produire la même quantité de viande obtenue aujourd’hui par 1,5 milliard d’entre elles. Et qu’en est-il de l’impact environnemental ? Les chiffres de la FAO affirment que l’élevage de bétail est responsable de 14,5% du total des émissions dans le monde et occupe 26% des terres non gelées.
Selon le magazine universitaire Environmental Science & Technology, le remplacement de la production de viande d’élevage par celle in vitro permettrait de réduire de plus de 90 % les émissions de gaz à effet de serre, de 99 % l’usage des sols et de 95 % l’usage de l’eau. Sans parler de l’arrêt des antibiotiques (pas nécessaires dans la production de viande cultivée) qui mettrait fin aux risques pour la santé des hommes liés à la formation potentielle dans le corps des animaux de bactéries. Pour rappel, selon la Food and Drug Administration, en 2014 80% des antibiotiques vendus aux États-Unis étaient destinés à l’élevage intensif des animaux.
L’autre défi est celui du goût. « Il a un goût très neutre, alors que la texture m’est très familière », déclarait en 2013 Josh Schonwald, journaliste au New York Times Times et au Washington Post, en dégustant en direct à la télévision le premier hamburger in vitro jamais produit. Au fil des ans, beaucoup d’autres ont fait le même test et ont donné presque le même avis.
En ce sens, il faut souligner que certaines saveurs sont plus faciles à reproduire que d’autres pour des raisons techniques. Si le goût d’un hamburger synthétique ressemble beaucoup à ce qu’on connaît tous, c’est aussi parce que la structure de son tissu fibreux est très simple à répliquer. Idem pour le poulet. En revanche, reproduire fidèlement le goût d’un filet ou d’un steak de bœuf est plus compliqué, car le gras intramusculaire doit être disposé de manière plus précise et des techniques d’ingénierie supplémentaires sont nécessaires.
Pour la commercialisation, des problèmes réglementaires
Auprès du grand public, le scepticisme domine toujours. Selon un sondage de Coldiretti, la plus grande association de représentation de l’agriculture italienne, 95% des Italiens ne mangeraient jamais de viande faite en laboratoire à cause du halo d’artificialité qui l’entoure (et d’ailleurs, il y a quelques jours seulement le gouvernement italien en a interdit la production). Des chiffres venant d’Opinionway sont moins pessimistes à ce propos, en remarquant que 33% des Français et 55% des Italiens seraient prêts à consommer de la viande cultivée. Les végétariens et les vegans, eux, pourraient avoir du mal à revenir à leur ancien régime alimentaire. Les amateurs de viande pourraient snober le produit pour des raisons de qualité et continuer à compter uniquement sur les petits éleveurs.
Pour toutes ces raisons, les startup sont engagées depuis des années à communiquer sur le fait que le remplacement de la production actuelle n’est ni leur vocation ni leur objectif. Sous l’impératif écologique, il s’agit plutôt de créer un marché parallèle qui aide une transition vers une consommation moindre et responsable. En 2050, nous serons 2 milliards de plus sur la planète. Et si les prévisions de la FAO ne faillent pas, la consommation de viande sera supérieure de 70% à celle actuelle, soit entre 460 et 570 millions de tonnes par an. On comprend, du coup, l’ampleur de l’enjeu. “Dans un monde idéal, on n’aurait pas besoin de viande cultivée, on pourrait tout simplement réduire la consommation et en même temps miser sur les petits élevages. Mais pour l’instant, les promesses écologiques du marché de la viande d’élevage ne suffisent plus et dans ce contexte la viande cultivée représente une alternative concrète et valide pour atteindre les objectifs écologiques”, remarque à ce propos Nicolas Bureau, cofondateur de l’association Agriculture Cellulaire France.
Blue Horizon Corporation estime que d’ici 10 ans le marché de la viande cultivée atteindra 140 milliards de dollars. En 2021, les investissements pour le développement du secteur ont atteint 1,36 milliard de dollars. Parmi les partisans de la viande in vitro, principalement privés, on retrouve des célébrités comme Bill Gates ou encore Leonardo DiCaprio (environnementaliste réputé depuis des années), qui ont investi dans deux start up leaders en la matière : l’hollandaise Mosa Meat et l’israélienne Aleph Farms. Fin 2022, la FDA a donné le feu vert au poulet in vitro de la startup Upside Foods, en reconnaissant la sécurité de ses méthodes de production. Le premier pas vers l’entrée sur le marché du produit. Mais en Europe, la question est plus compliquée. Les règlements de l’Union européenne sont plus restrictifs, dépendant d’un examen des autorités sanitaires de chaque État membre, et on est encore très loin de la commercialisation de la viande cultivée. Nicolas Bureau reste optimiste sur ce point. “J’ai du mal à penser que les États européens vont refuser d’ouvrir à ce marché. Les pays vont forcément se rendre compte de l’enjeu au niveau de l’écologie et de la souveraineté alimentaire”, explique-t-il.
La France attend, intriguée
Dans ce contexte, la France reste prudente, mais observe avec attention. « Comptez sur moi pour qu’en France, la viande reste naturelle et jamais artificielle !« , écrivait sur Twitter en décembre 2020 le ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation de l’époque, Julien Denormandie. Il y a seulement quelques jours, après avoir mené pendant trois mois une mission d’information, le Sénat a publié un rapport qui souligne que la viande in vitro “ne sera pas dans nos assiettes avant au moins 2025. Pour autant, il faut se positionner dès aujourd’hui”.
Pour l’instant, il n’y a que deux entreprises dans le pays : Vital Meat, qui produit du poulet cultivé en Franche-Comté, et Gourmey, spécialisée dans le foie gras, qui va bientôt s’installer dans un atelier en plein Paris. Les CEO de ces deux startup, Étienne Duthoit et Nicolas Morin-Forest, dans une tribune parue sur le JDD, ont invité à accélérer le développement de la filière nationale émergente. “Donnons les moyens à la France de continuer d’exprimer sa faculté unique à conjuguer tradition et innovation, de réussir notre adaptation aux changements climatiques avec une filière agroalimentaire diversifiée et forte, d’accélérer les collaborations et synergies entre le monde agricole, celui de la recherche , des pouvoirs publics et des acteurs émergents. Prenons soin de notre souveraineté alimentaire, restons moteurs de l’innovation”, peut-on lire à la fin du texte. Une invitation réaffirmée par Nicolas Bureau, qui parle de “la nécessité d’investir dans la recherche publique”. À voir si ces appels seront entendus.
L.P.
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