« Fortnite is more than a game. » Même les moins à l’aise avec la langue de Shakespeare auront saisi la première phrase d’Adam Sussman, président d’Epic Games, lors de notre entretien. Difficile, en effet, de le contredire : Fortnite est plus qu’un jeu vidéo, puisqu’il a, au fil des années, peaufiné sa proposition et élargi son périmètre, au point de voir certains observateurs assidus du secteur lui conférer le statut honorifique de « vrai métavers ». « Je réponds oui à fond ! » s’enthousiasme Bruno Pinon, directeur conseil Futur of Work de Fujitsu et auteur de plusieurs articles sur cette question. Et de préciser sa pensée : « Fortnite est le véritable métavers, si l’on circonscrit la définition de ce concept à un environnement proposant des expériences immersives en 3D aux côtés d’autres joueurs. » Une appréciation à laquelle souscrit – forcément – volontiers Adam Sussman, qui met en exergue l’importance d’offrir aux utilisateurs un univers en perpétuelle évolution. « Près de la moitié du temps passé sur Fortnite par les joueurs est désormais consacré au contenu inventé par d’autres à l’aide de nos outils créatifs, qui sont gratuits et accessibles à tous pour imaginer leur propre monde ou leurs propres expériences », illustre le dirigeant.
Et c’est peut-être ce dernier point qui aurait vocation à cristalliser la frustration de certains d’entre eux, Epic Games couvant jalousement son joyau en mettant à disposition divers outils, certes, mais uniquement validés par ses soins. « Lorsque vous jouez à Fortnite, vous avez toute latitude pour construire diverses choses, mais exclusivement à partir d’éléments existant dans le jeu », souligne Yassine Tahi, cofondateur et P-DG de Kinetix, jeune pousse française spécialiste de la modélisation d’avatars 3D.
Prime au réalisme
Et de poursuivre son raisonnement : « À mes yeux, le métavers doit permettre à des créateurs de modeler des composants hors de l’univers Fortnite et, ensuite, de les importer dans le jeu, ce qui n’est pas encore le cas. » Le jeune homme, loin de prêcher seulement pour sa paroisse, met l’accent sur une problématique légitime. Si cette issue n’est pas utopique à plus long terme, Epic Games semble, néanmoins, en l’état, disposer d’une boîte à outils interne suffisamment étoffée. « Des millions de personnes veulent se représenter de manière personnalisée dans les expériences numériques, et nous avons lancé MetaHuman Creator pour permettre à nos utilisateurs de créer des humains numériques hautement réalistes », déroule Adam Sussman.
En effet, la course à l’armement a vu Fortnite marquer des points par rapport à la concurrence sur l’aspect réaliste de sa proposition, là où d’autres métavers sont loin d’offrir – doux euphémisme – une qualité visuelle d’aussi bonne facture. Et la botte secrète d’Epic Games a un nom : Unreal Engine 5. Il s’agit, au moment où nous écrivons ces lignes, de la technologie la plus avancée au monde pour la création 3D. « Nous avons amélioré de nombreux aspects afin de rendre l’expérience du joueur aussi immersive que possible – de la création d’arbres et de paysages beaucoup plus détaillés à des effets d’éclairage et d’ombre plus avancés », renchérit Adam Sussman. « Beaucoup d’utilisateurs attendent une promesse d’hyperréalisme que Fortnite est en mesure de tenir », confirme Bruno Pinon de Fujitsu.
En attestent les dernières expériences immersives proposées par la licence, à l’image du spectacle donné sur la plate-forme par la superstar française Aya Nakamura, qui a rencontré un vif succès. D’ailleurs, sur ce point précis, à connotation artistique, Epic Games et ses dirigeants semblent bien décidés à accéder aux « doléances d’ouverture », auxquelles Bruno Pinon et Yassine Tahi souscrivent : « À l’avenir, nous souhaitons que n’importe quel artiste musical puisse créer des expériences de classe mondiale dans Fortnite sans notre aide. »
Monopole et guerre juridique
Tout semble donc aller pour le mieux dans le meilleur des mondes pour Epic Games. Forte du succès de Fortnite et à coups d’acquisitions stratégiques, l’entreprise a vu son statut évoluer au point que certains estiment qu’elle jouit d’une puissance de feu comparable à celle des fameux GAFAM. En tout cas, dans les faits, Epic peut s’enorgueillir de regarder ces mastodontes dans les yeux, la firme ferraillant avec Apple depuis près de trois ans devant les tribunaux.
En dépit de ces considérations juridiques, Fortnite veut poursuivre sur sa lancée et devenir « la » référence en matière de métavers. « Ce qui est intéressant avec les métavers – je suis attaché au pluriel – est que nous en sommes seulement à une phase embryonnaire », souligne Adrien Basdevant, avocat en droit des nouvelles technologies et coauteur d’un rapport remis au gouvernement français sur la question du métavers. Le terrain de jeux de Fortnite n’a donc pas fini de s’étendre.
S.H.