Qualité de vie
The Good City
Demain commence aujourd’hui. Surtout en montagne, là où tout est plus brut, plus intense, plus exposé à tout. Le changement climatique, entre autres défis de notre époque, met les gens d’altitude au pied du mur (blanc) : The Good Life fait le point sur ce qui se transforme et se crée là-haut. Maintenant.
« Il ne restait plus sur l’immensité des Alpes que deux points éclairés brutalement : la calotte du mont Blanc et un pan du dôme du Goûter ; on pouvait suivre la montée des ombres, l’assaut des ténèbres à l’ultime source de clarté. D’habitude, cette lutte se poursuivait avec lenteur, et longtemps, longtemps, le jour s’attardait sur la cime. Mais il y eut tout à coup, ce soir-là, comme une cassure brutale ; sans attendre la dernière caresse du soleil, la cime du mont Blanc s’effaça brusquement dans la nuit. Et comme la lumière ne retenait plus le froid, ce dernier envahit subitement la gorge, les arrêtes, les glaciers, prenant possession de son domaine, caressant comme une brûlure perfide, inattaquable. La montagne frissonna sur un coup de vent. Ce fut tout. »
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Lorsqu’il publie ces lignes dans le mythique Premier de cordée, en 1942, Roger Frison-Roche réussit une prouesse : il immortalise un battement de cil, et par là même, nomme ce que l’on pourrait appeler « un ressenti d’Épinal ».
Ce ressenti, nous le connaissons tous : c’est l’indescriptible chair de poule que nos corps vivent seulement en montagne, la seconde intense où, face aux murs de roche, un vertige soudain nous traverse. 2023 : l’hiver ne ressemble plus aux hivers d’avant, mais le frisson, lui, est toujours là.
Pierre-Henry Frangne, professeur de philosophie, art et esthétique à l’université Rennes-II, alpiniste amateur, auteur de De l’alpinisme (Presses universitaires de Rennes, 2019) l’explique parfaitement : « La montagne est une expérience esthétique, aux deux sens du terme : 1. esthétique au sens où les Grecs parlaient de l’aísthêsis, qui renvoie à la sensation, à la perception, aux émotions, 2. au sens moderne où, engagé dans la montagne ou simple spectateur d’elle, nous projetons sur elle des sentiments esthétiques tels que nous les projetons aussi sur les œuvres d’art. »
Sûr : la montagne a toujours été accompagnée, s’accompagne et s’accompagnera toujours de pensées, de sensations, d’intensité et de réflexion : comprendre ça, c’est comprendre ce qu’il se passe là-haut depuis que tout change, partout, à la vitesse du blizzard.
Oui, la lame de fond est suprapuissante (climat + enjeux énergétiques + enjeux économiques + modifications sociétales profondes) ; oui, le mont Blanc a perdu plus de deux mètres depuis 2021, puisqu’on vient d’apprendre qu’il mesure désormais 4 805,59 mètres, oui… mais : la montagne demeure la montagne.
Magique. Par conséquent, les idées fusent. La preuve par cinq informations non exhaustives, mais clés, représentatives des prises de conscience au sommet.
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1. Des écoengagements donnent le ton depuis 2020
Domaines skiables de France, la chambre professionnelle des opérateurs de domaines skiables français, regroupe 412 adhérents. En octobre 2020, elle a publié 16 écoengagements visant, entre autres, à atteindre, en 2037, la neutralité carbone en station. Bilans carbone généralisés, dameuses à hydrogène, écoconduite des engins de damage, utilisation raisonnée des remontées, économies d’eau (la ressource la plus précieuse au sommet), soutien au pastoralisme et partage de l’eau, démontage des installations obsolètes, inventaire écologique, gestion des déchets, sensibilisation globalisée… Les intentions sur le papier sont louables et précises.
2. Si le ski demeure superstar, la réflexion bouillonne
L’enjeu concerne surtout les stations qui subissent de plein fouet l’élévation de la limite pluie-neige : celles qui sont sous les 1 200 mètres d’altitude et qui doivent passer d’une ère « tout ski » à une ère « toutes saisons ».
En quelque sorte : chercher un équilibre sain, étant entendu que les hivers, maintenant, n’auront plus grand-chose – rien – à voir avec les hivers d’avant.
D’après l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, d’ici à 2050, dans les Alpes, il faudra faire avec – 4 ou – 5 semaines d’enneigement supplémentaires, pour – 30 % d’enneigement global.
À Métabief, station située entre 900 et 1 400 mètres d’altitude, dans le Jura, le processus de deuil, et l’après, sont déjà enclenchés : les équipes sont passées à l’action, projetant ce territoire du Doubs sur le devant de la scène de la « transition touristique ».
Sur le site du ministère de la Transition écologique, on peut ainsi lire qu’« après dix ans d’investissements importants, le Syndicat mixte du mont d’Or (SMMO) a pris un virage historique en envisageant désormais la fin du ski alpin à l’horizon 2030-2035 ». En cohérence, le SMMO a, entre autres, fait le choix « de développer des activités outdoor [et de] lancer une démarche prospective sur le futur du territoire, la manière dont le patrimoine naturel et culturel peut être valorisé ».
Au cœur de la réflexion, une interrogation : comment donner envie aux gens de venir passer du temps au sommet si le ski est fini ? Dans Libération, on pouvait lire l’hiver dernier la réponse de Claire Leboisselier, cheffe de projet transition touristique du Haut-Doubs : « Ce n’est plus la station qui fera le territoire, comme autrefois, mais le territoire qui fera la station. »
Tout le monde planche donc sur une stratégie de diversification, c’est-à-dire sur le développement d’activités toutes saisons, tous azimuts et tous nouveaux horizons confondus.
Première question : le ski peut-il être envisagé sans la neige ? CopenHill, exemple extrême danois (à Copenhague) d’un toit d’usine de revalorisation énergétique de déchets transformé en piste de ski, a trouvé sa réponse et c’est… oui. Même si, là-haut, tout le monde sait qu’a priori rien ne remplacera le chiffre d’affaires lié au ski, l’enthousiasme est de mise, et tout est mis en place pour compenser, limiter les pertes, créer un après désirable.
Christelle Ferrière, directrice adjointe de l’agence Savoie Mont Blanc (ASMB) analyse : « Le temps de ski quotidien diminue de façon structurelle depuis longtemps. En nombre de kilomètres, on en fait quasi autant que nos parents, pourtant, aujourd’hui, le temps moyen “skieur” par jour est de quatre heures : du fait des équipements, plus performants, des skis, plus larges, des pistes, plus damées (on descend plus vite qu’il y a trente ans) et aussi du fait des attentes de fond »…
D’accord, il y a le sport, mais il y a aussi autre chose. D’après le baromètre d’opinion prospective 2023 Contours / ASMB, 62 % des Français continueraient ainsi à se rendre en montagne l’hiver, « même si les évolutions climatiques empêchaient la pratique du ski ». Dont acte.
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3. Un label pousse tout le monde vers le beau
En France, les stations labellisées Flocon Vert nourrissent une dynamique porteuse d’espoir : créé par l’association Mountain Riders, ce label est une « démarche d’amélioration continue qui engage tous les acteurs d’un même territoire dans la transition vers un développement touristique durable en montagne ».
Il permet d’évaluer vingt critères parmi lesquels la gestion des ressources (eau, sol, énergie, déchets…), la gouvernance, le degré de résilience, l’économie locale, les dynamiques sociales et culturelles… En clair : évaluer le sens, avec un grand S, et mesurer comment – à quelle vitesse, de quelle façon, via quelle transversalité, en déplaçant quels curseurs – un domaine skiable choisit de mettre en œuvre sa transition.
Premier lauréat de Savoie ? Les Arcs, en décembre 2020. Seul domaine à être relié à une gare via un funiculaire depuis 1989 (!), il signe des initiatives pilotes (exemple : chalet de domaine skiable à haute performance énergétique), s’équipe d’une flotte de véhicules électriques, étudie la technologie hydrogène pour les dameuses, a créé des « zones de quiétude » pour le tétras-lyre en partenariat avec le parc national de la Vanoise, encourage ses hôtes à boire l’eau du robinet pour réduire l’utilisation des plastiques…
Vingt-deux territoires sont labellisés Flocon Vert en France – selon leur degré d’avancement dans leur démarche de transition, 1, 2 ou 3 flocons – dont seize en Savoie Mont Blanc. Une fois le label obtenu, les stations restent accompagnées : leur démarche ne peut pas se résumer à de belles promesses, les actes doivent suivre, et se poursuivre.
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4. Les transports au cœur des débats
Loïc Giaccone, journaliste et chercheur (son site, ClimatAnthropocene.com, est une mine d’or), l’expliquait déjà en 2020 dans une remarquable interview au média Bon Pote : « Le transport, c’est 57 % du bilan carbone des stations de ski […]. Le gros poste suivant, c’est le logement. Puis la voirie, le fret, les déchets, et enfin le domaine skiable, à 2 % des émissions.»
Si les vacanciers réagissent (31 % déclarent renoncer à prendre l’avion, 30 %, notamment les moins de 25 ans, choisissent de privilégier des « solutions de transport respectueuses de l’environnement »), les stations semblent elles aussi avoir capté l’urgence. Du côté de Chamonix, la mythique Compagnie des guides reconnaît ainsi que « les trajets clients représentent 96 % de nos émissions de CO2 ».
Ainsi, diverses mesures ont été prises, telles que « la suppression des séjours hors de certaines zones, l’optimisation du transport de bagages et la généralisation des transports en commun. Nous avons également développé un calculateur de carbone pour évaluer l’impact des trajets domicile – Chamonix et supprimé la promotion dans les destinations long-courriers. »
Autres exemples ? « L’ascenseur valléen » de Saint-Gervais qui, d’ici à 2024, reliera la gare TGV aux points stratégiques de la station grâce à deux tronçons permettant de gravir respectivement 225 et 600 mètres de dénivelé.
Temps de transport estimé à moins de six minutes, mobilité décarbonée, parkings désengorgés, soit 10 % d’émissions en moins pour un investissement de 45 millions d’euros.
Autre option ? La plate-forme de réservation GoSavoieMontBlanc.com, qui permet de réserver l’ensemble d’un trajet jusqu’à la porte de son chalet en favorisant l’option la moins carbonée.
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5. La gestion de l’énergie et des ressources est optimisée
Last (de cet article), but not least (at all, tant les points à développer sont nombreux) : l’énergie, les ressources… Les stations l’ont compris et rivalisent d’initiatives pour se sortir de l’impasse.
Exemples en cascade : Megève développe une production d’hydroélectricité locale ; Valberg, dans les Alpes du Sud, automatise l’éclairage public, vote LED et programme en fonction de ses besoins réels ; Les Rousses, dans le Haut-Jura, opte pour un système de chauffage au bois et limite ainsi les fossiles ; Avoriaz, piétonne depuis toujours, accroît – entre autres décisions supervertueuses – son utilisation des panneaux photovoltaïques…
On pourrait continuer longtemps. Et en Suisse ? Flims-Laax-Falera, par exemple, se fournit à partir d’installations photovoltaïques et hydroélectriques et de parcs éoliens, tandis que Zermatt, en plus d’être 100 % alimentée aux renouvelables, peut se permettre de procurer de l’énergie ensuite à d’autres régions. Retour en France.
Zoom Mont-Blanc. Le tourisme génère 50 % du PIB en Savoie, 30 % en Haute-Savoie. 82 % des lits touristiques sont situés en zone montagne. Une chose est absolument certaine : avec ou sans neige, il va falloir, encore et encore, plus fort, panser l’hiver.
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