Voyage
A Buenos Aires, toute l'année Sur la place Armenia, difficile de se croire au cœur de la troisième aire urbaine d’Amérique latine. Loin de la circulation des grandes avenues et de la pollution des périphériques engorgés, l’ambiance qui règne ici fait plutôt penser à une station balnéaire en début de saison. Dans l’attente des clients, les chauffeurs de taxi boivent leur café cortado à l’ombre des palos borrachos, ces arbres autochtones des régions tropicales du nord du pays. Au milieu de la place, sur l’aire de jeux qui leur est réservée, les enfants courent, glissent sur les toboggans, tapent dans la balle. Tout autour, des dizaines de locaux gastronomiques font vivre le cœur palpitant de Palermo Soho, quartier emblématique de cette Buenos Aires hédoniste et insouciante.
C’est ici, à l’angle des rues Malabia et Costa Rica, qu’on retrouve Renato Civelli, polo vert menthe à l’eau, bronzage irréprochable et le sourire jusqu’aux oreilles. À 39 ans, cet Argentin a laissé derrière lui sa carrière de footballeur professionnel qui l’a amené à porter les couleurs de l’OM et de Nice. De retour à Buenos Aires, cet ancien défenseur rugueux y a installé, en 2019, la marque de boulangerie et pâtisserie parisienne Gontran Cherrier.
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« Nous avons voulu parier sur le long terme. Nos coûts de production sont élevés, mais l’idée était d’installer la marque dans le paysage gastronomique local et de se faire une réputation sur notre produit 100 % français », explique l’entrepreneur, membre de l’association Lucullus, qui regroupe les commerces tricolores de la ville.
Un pari qui semble avoir marché, puisqu’en trois ans d’existence l’entreprise a déjà ouvert cinq locaux, où se répartissent ses 160 employés. Contrairement à la clientèle française, plutôt réticente aux marques qui se reproduisent, les consommateurs argentins ont tendance à considérer les franchises comme une sorte de label de qualité.
« La meilleure ville où vivre en Amérique latine »
Si, comme Gontran, certaines entreprises ont pu grandir en dépit de la pandémie de Covid, une grande partie de la gastronomie porteña (de Buenos Aires) a dû renaître de ses cendres. En plein boom, le secteur fait désormais battre ses ailes, fier comme un phénix.
Chiffres clés de Buenos Aires
- Population de Buenos Aires (CABA) : 3,1 M d’habitants. Aire métropolitaine de Buenos Aires (AMBA) : 15 M d’habitants.
- Superficie : 203 km² (CABA) ;13 285 km² (AMBA). Province de Buenos Aires : 307 571 km² (plus de la moitié de la superficie de la France).
- Administration : depuis 1994, la capitale argentine est gérée par un gouvernement autonome. La ville de Buenos Aires (CABA, en espagnol) possède son propre gouvernement, dont le chef mène une politique autonome de celle de l’État. CABA et Nación (le gouvernement central) sont actuellement dirigés par des forces politiques opposées.
- 76 910 M $ : PIB de Buenos Aires.
- 25 000 $ : PIB par habitant.
- Structure productive : 67 % services ; 15 % commerces ; 13 % manufactures ; 3 % construction et 2 % autres.
- 1,5 M d’employés dans le secteur privé, soit un quart du total national.
- 12 licornes ont été créées à Buenos Aires, ce qui fait de l’Argentine le deuxième pays latino-américain en nombre de licornes, derrière le Brésil et devant le Mexique.
- 135 lignes de bus (réparties entre 10 000 véhicules) traversent la ville quotidiennement.
- 62,5 km de métrobus.
- 39 % de la population se rend au travail en transports publics, 19 % à pied, 7 % à vélo et 31 % en véhicule personnel.
À Palermo, mais aussi dans les nouveaux quartiers en vogue, quand un rideau de commerce est baissé, ce sont deux ou trois autres qui se lèvent. Un roulement qui alimente le moteur des petits plaisirs du consommateur. La dolce vita locale a récemment été saluée par The Economist.
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Dans la dernière édition de son « Liveability Index », l’hebdomadaire britannique a désigné la capitale argentine comme la meilleure ville où vivre en Amérique latine. Attention cependant aux fausses impressions : le phénix n’est pas un animal facile à dompter.
« Buenos Aires n’est pas faite pour les entrepreneurs parachutés. Il vaut mieux connaître les règles locales pour se lancer », avertit Civelli, qui a l’avantage de jouer à domicile. La difficulté numéro un : une inflation qui tutoie les 100 % annuels. « Nous sommes contraints d’actualiser la carte très régulièrement. L’an dernier, c’était tous les quatre mois, maintenant c’est tous les deux mois maximum. » Au moment de préparer la cuenta, mieux vaudra sortir la calculette.
Décentralisation et investissements
En installant des locaux là où l’activité gastronomique est déjà bien implantée, certains préfèrent ne pas prendre de risques. Le marché local se caractérise cependant, depuis la fin de la pandémie, par la multiplication des bulles de consommation. Chacarita, Colegiales, Villa Devoto, Bajo Belgrano sont autant de nouveaux points attractifs, tous situés vers la partie nord de la ville.
4 questions à Germán Gómez Picasso
Architecte et fondateur de Reporte Inmobiliario.
Comment expliquer que le secteur de la construction continue de croître, alors que la population de la ville demeure stable et qu’une grande partie du parc immobilier reste vide ?
Si l’immobilier est l’un des piliers de l’économie locale, c’est d’abord parce qu’il s’agit de l’unique secteur dollarisé. Il y a aussi le marché des véhicules haut de gamme, mais c’est une niche. Les matières premières agricoles sont en dollars, mais elles sont soumises à un taux de change très défavorable. Le real estate reste le seul domaine dans lequel une entreprise qui a un excédent de pesos ou un particulier ont intérêt à investir. L’immobilier est une réserve de valeur.
À quels niveaux les prix de l’immobilier se situent‑ils actuellement ?
Ils se situent à des niveaux bas. Les biens ont perdu environ 40 % de leur valeur en quatre ans. C’est une situation exceptionnelle puisqu’en cinquante ans les prix n’avaient cessé d’augmenter, à l’exception des lendemains de la crise du corralito [la grande crise argentine, qui a éclaté en décembre 2001, NDLR]. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de biens onéreux. On remarque une accélération de la polarisation des prix. Ce qui vaut cher augmente et ce qui est bon marché continue de baisser. Le mètre carré s’élève à 1 600 $ en moyenne dans la ville. Cela va de 600 $, à Constitución, jusqu’à 20 000 $, à Puerto Madero [deux quartiers pourtant relativement proches sur la carte, NDLR].
Y a-t-il des quartiers plus prisés que d’autres ?
De manière générale, il y a une demande portée vers les quartiers nord de la ville. Mais pour le moment, il n’y a pas de phénomène similaire à celui de Palermo Soho, qui a vécu une reconversion très rapide, résidentielle et commerciale, entre 2002 et 2008. On observe actuellement un nouveau boom de construction dans les countries [quartiers résidentiels enclos et sécurisés, NDLR] en périphérie de la ville de Buenos Aires. Tout cela contribue au phénomène de décentralisation lié à la pandémie. En dépit de la crise, la construction n’a pas cessé.
Quel est le profil des personnes qui investissent ? Y a-t-il une augmentation de la clientèle étrangère ?
Le profil de l’acheteur, c’est tout simplement celui ou celle qui a de l’épargne en dollar. L’inflation, locale et internationale, pousse à investir. Les étrangers sont peu nombreux et se situent dans une gamme premium. On note une croissance de la clientèle uruguayenne. Il y a aussi le phénomène de retraités internationaux qui cherchent
à venir couler des jours tranquilles ici, mais ce ne sont pas les plus nombreux.
Ce phénomène de décentralisation fait éclore une vie commerciale au beau milieu de quartiers résidentiels. Le secteur immobilier se trouve, sans surprise, au cœur de ce processus. « De manière générale, l’accès au télétravail et la recherche de zones plus vertes, plus sûres et avec plus d’espaces ont poussé les entreprises et les particuliers à s’éloigner du centre », analyse Germán Gómez Picasso, architecte et fondateur du site Reporte Inmobiliario.
Pour rendre un quartier cool, Buenos Aires a sa recette
Un constat partagé par Marc Royer, responsable Capital Markets pour l’Amérique du Sud chez Cushman & Wakefield et installé à Buenos Aires : « Il y a toujours de la demande dans le centre, autour du quartier d’affaires Catalinas, vers Retiro. Mais c’est surtout le Corredor Norte qui est devenu attractif. Cet axe traverse les quartiers du nord de la ville (Palermo, Belgrano, Núñez) et les relie à la banlieue nord. Il s’agit de zones où vivent les populations les plus aisées, parmi lesquelles figurent les chefs d’entreprise. »
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Spécialisée dans le real estate industriel, Cushman & Wakefield travaille principalement avec des multinationales, la plupart européennes et nord-américaines. « En Argentine, de nombreuses entreprises étrangères qui n’ont pas grand-chose à voir avec l’immobilier investissent dans ce secteur, poursuit Royer. Mastercard, Stellantis, Dow Chemical, Santander, BBVA ou encore WPP sont autant d’entreprises qui ont cherché à injecter dans l’immobilier les excédents générés en pesos par leurs activités locales. »
Bien accélérée par la pandémie, la décentralisation ne date toutefois pas d’hier. Depuis une quinzaine d’années, le gouvernement de la ville autonome cherche à dynamiser les quartiers périphériques. Pour rendre un quartier cool, Buenos Aires a sa recette. Il suffit d’y installer un district économique, un hub lié à un secteur d’activité.
Autour de la fondation Proa et de l’Usina del Arte, La Boca est devenue le district des arts. Barracas, celui du design. À Parque Patricios, ce sont les nouvelles technologies qui sont mises à l’honneur. Dans le nord de la ville, le district audiovisuel s’étend désormais sur les quartiers de Palermo Hollywood, Colegiales et Chacarita.
Attirer les entreprises
Pour comprendre l’évolution de la ville, The Good Life s’est rendu à la frontière de La Boca et de Barracas, deux quartiers aujourd’hui naturellement connectés à leur voisin touristique, San Telmo, et, par lui, au centre-ville. Notre rendez-vous a lieu face au parc Lezama, dans une ancienne usine de biscuits, qui abrite, depuis 2015, une flopée de services du gouvernement de la ville.
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À l’étage, José Luis Giusti, le ministre du Développement économique, nous reçoit, décontracté, en blue jeans et tee-shirt noir. « Avec les distritos, l’idée est de créer des écosystèmes favorables aux entreprises, en leur offrant principalement des avantages fiscaux lors de leur installation, déclare cet économiste de formation. Le secteur privé et l’administration travaillent ensemble pour que Buenos Aires s’améliore. »
L’Argentine exhibe le meilleur niveau d’anglais de la région
Depuis 2008, les districts économiques auraient permis l’installation de quelque 900 entreprises pour 35 000 emplois générés et plus de 400 millions de dollars d’investissements. Au total, ce sont plus de 550 000 m2 de terrain investis par des projets immobiliers d’envergure. Une gentrification qui se fait à des rythmes variés, selon l’attractivité de la zone.
Cap sur le Río de la Plata
Buenos Aires n’est pas Rio de Janeiro. Ici, pas de plages de sable fin ni de criques secrètes d’où observer le Corcovado entre deux rendez-vous. Buenos Aires n’est pas non plus Saint-Tropez. Pourtant, les Porteños rêvent de récupérer la plage qui, dans les années 70, rendait hommage à la célèbre station de la Côte d’Azur. La capitale argentine a longtemps tourné le dos à son fleuve, le Río de la Plata, coupé des lieux de vie par un urbanisme qui l’a tout simplement ignoré. Elle semble aujourd’hui décidée à se réconcilier avec lui. Après des décennies à contaminer aveuglément ce fleuve, parmi les trois plus pollués du monde, les Porteños souhaitent en assainir les eaux. L’une des missions principales de la ville est de réinventer le rapport des concitoyens à leur littoral. Pour ce faire, l’administration a centralisé les travaux de récupération de l’accès au fleuve sous le nom de projet BA Costa. De son extrême nord à sa pointe la plus au sud, ce ne sont pas moins de 25 kilomètres de côtes que Buenos Aires souhaite récupérer et unir, en y installant des plages artificielles, des parcs publics (140 ha), et en permettant, par endroits, la construction de complexes résidentiels. Les initiatives de grandes capitales telles que Paris, avec ses agencements des berges de Seine, servent d’inspirations, comme nous l’expliquent nos interlocuteurs du ministère du Développement urbain. Avec quelques travaux déjà bien avancés sur la partie nord du littoral, BA Costa est aussi une belle promesse faite aux citoyens, qui ont fini
par oublier le caractère portuaire de leur cité. Quant au doux rêve de pouvoir se baigner dans le Río de la Plata, comme c’était le cas jusque dans les années 40, pas de quoi s’emballer ! Les efforts sont actuellement concentrés sur l’assainissement du Riachuelo, affluent du Río de la Plata, pour le rendre navigable. En guise de tests, des courses nautiques y ont déjà été organisées, aux abords de La Boca, emblématique quartier portuaire et touristique.
À Barracas, le district du design a impulsé une augmentation considérable du prix moyen du mètre carré, multiplié par trois en seulement quatre ans. La croissance des quartiers du sud de la ville est aussi due à leur cachet. Leur architecture, leurs façades de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, leurs rues pavées n’y sont pas pour rien.
Dans les années 70, le grand Jorge Luis Borges définit ce Sud comme un « modeste centre secret de Buenos Aires ». Un secret jusqu’ici bien gardé par les Porteños, qui avaient cédé aux touristes l’autre centre, « un peu ostentatoire », d’après l’écrivain. Celui de la très espagnole Avenida de Mayo, de l’imposante Plaza de Mayo ou encore de Recoleta, la parisienne.
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Si sa fondation remonte au XVIe siècle, la cité du Río de la Plata est longtemps restée un gros village, avant de grandir et de s’enrichir au gré des récoltes du campo (les campagnes), vite devenu le business-plan de cette nation agro–exportatrice. Érigée en capitale d’un pays prospère, la ville dépasse le million d’habitants autour de 1905.
Les vaches et le blé vont financer la construction de ses immeubles d’inspiration européenne et de ses somptueux jardins, notamment dessinés par le paysagiste français Charles Thays (1849-1934). Capitale américaine, Buenos Aires est jeune. Elle aime changer d’humeur et de visage du jour au lendemain. Ce qui n’évolue presque plus, c’est sa population, qui stagne autour des trois millions depuis 1947.
De multiples atouts
Aujourd’hui, l’Argentine semble bien loin du top 10 des puissances mondiales, un classement qu’elle a pourtant occupé durant le premier tiers du XXe siècle. Le campo reste, lui, le principal pourvoyeur de devises du pays, avec deux tiers du total des exportations nationales. Cela n’empêche pas la capitale de vouloir prendre le virage des nouvelles technologies.
Les succès des 12 licornes créées sur son sol, en particulier celui de l’omniprésente entreprise de commerce et de paiements en ligne MercadoLibre, sont autant d’arguments de son esprit innovant. L’Argentine exhibe le meilleur niveau d’anglais de la région et espère continuer de faire grandir son économie du savoir.
Centre d’expositions La Rural
C’est tout sauf un hasard si le plus grand centre d’expositions de Buenos Aires s’appelle « La Rural », en référence à la société rurale argentine, la grande association qui regroupe les propriétaires terriens. Les vaches et le blé du campo ont fait la richesse et la fierté de l’Argentine, qui a occupé le top 10 des nations les plus riches du monde durant le premier tiers du xxe siècle. Fondé en 1878, le site de La Rural s’étend sur 45 000 m2, en plein cœur de Palermo. Il abrite tous les ans, en juillet, la plus grande exposition de bétail du pays. Au plus haut de ses gradins, qu’on aperçoit depuis l’avenue Sarmiento, son slogan est affiché fièrement, sur un énorme panneau : « Cultiver le sol, c’est servir la patrie. » En marge de cette exposition annuelle, La Rural accueille des événements aussi nombreux que variés : congrès, conventions, spectacles, expositions… Le mythique Salon du livre de Buenos Aires (Feria del Libro), organisé chaque année en avril-mai, constitue l’un des événements littéraires les plus importants du monde en langue espagnole. D’autres rendez-vous, tels que le salon d’arts Mapa, qui a eu lieu en mars, s’emploient à faire grandir la renommée du site.
Les exportations en matière de services basés sur la connaissance, hier encore bien timides, ont atteint deux milliards de dollars au second semestre 2022, soit une croissance de 22,6 % par rapport à 2021. Cosmopolite, Buenos Aires est la capitale latino–américaine qui accueille le plus d’étudiants étrangers. La ville s’enorgueillit de la qualité de ses universités. L’université de Buenos Aires (UBA) figure tous les ans dans les classements des meilleurs établissements à l’échelle mondiale.
« Sur le plan émotionnel, Buenos Aires regorge d’atouts. Sa gastronomie, ses espaces publics, sa population avenante, énumère le ministre Giusti, par ailleurs ex-doyen de la faculté d’économie de l’UBA. C’est une ville sûre et qui donne du plaisir. Elle est très attractive pour les jeunes talents. Les entrepreneurs qui nous rendent visite saluent le sens du travail en équipe de ses habitants, leur capacité à résoudre des problèmes ! » Une qualité qui tombe à point nommé, tant l’économie, ici, est tout sauf un long fleuve tranquille.
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