Voyage
Cette notion trouble et recherchée semble nous avoir désertés. Alors autant se rendre sur un lieu qui en fait un concours : la Villa d’Este et le lac de Côme, l’un des plus grands lacs italiens, situé à 45 km au nord de Milan…
Même un col qui rebique, un mocassin fatigué ne sauraient égratigner l’élégance. C’en serait même les armoiries. Dépasser la perfection, la laisser au lointain et se laisser vivre avec flegme et sourire. C’est la leçon que nous délivre Patrick Droulers en pilotant distraitement son Chris Craft 1940 sur le lac de Côme, en Lombardie. Les vernis sont merveilleusement caramélisés, le son du moteur ferait s’attendrir les plus revêches, quand le design est à vibrer de plaisir. Et pourtant, notre homme est impavide. Sa famille posséda en partie les 25 hectares de la Villa d’Este, l’un des plus beaux hôtels au monde : 300 clients en pleine voilure, 300 employés.
Les têtes couronnées ont déposé leur couronne sur la table de nuit, Madonna y a posé sa bouteille d’eau gazeuse. L’Unesco a dû s’y prélasser quelques soirées avant de décréter, en 2001, que les jardins étaient exceptionnels – c’est vrai. On imagine les délégués sur la terrasse, en train de rédiger, après quelques bellini, un vibrant plaidoyer sur la culture de la Renaissance et du paysagisme.
Dans cette gracieuse mêlée de mûriers, de glycines, de rhododendrons, de jasmins surgissent parfois des enchantements, comme ce nymphée, superbe fantasmagorie construite au XVIe siècle par Pellegrino Pellegrini, avec ses carreaux de marbre multicolores et sa double cascade.
Non loin de là, la Mosaic House était la villa préférée de Giovanna Salvadori, ancienne chargée de relations publiques qui, après s’être occupée d’Howard Hughes, se dévoua à cette adresse mythique. Chaque soir, depuis la villa contiguë aux « mosaïques », elle commandait sa vodka Campari, des fleurs de courgettes et le risotto du jour…
Flegme à l’italienne
Le directeur, Danilo Zucchetti, partage le même flegme que Patrick Droulers, dont on aimerait connaître le fournisseur. Dans son bureau daté aux portes doublement capitonnées, on en vient presque à le regarder autant qu’à l’écouter. Une sorte de calme, celui du lac, sans doute, à peine troublé par les brumes matinales. On laisserait tomber sa tasse de café qu’il ferait de même pour vous mettre à l’aise.
Il semble appartenir à la Villa d’Este, plus que le contraire. Il l’accompagne depuis quinze ans, l’effleure sans jamais la bousculer et vient de se laisser épingler comme le meilleur « directeur d’hôtel indépendant » du monde (2020). Éclaircit-il seulement les coloris des chambres histoire d’être dans la note. Mais pour rien au monde il ne changerait le lin des draps.
De même pour les clés traditionnelles. Elles pèsent 300 grammes, mais ne céderont pas devant les cartes numériques. « Vous avez oublié de rendre la clé ? répond-il à une cliente au téléphone. Ce n’est pas grave, vous penserez à nous en la regardant ! »
« La Villa d’Este apporte ce que le monde n’offre plus »
Et de constater : « L’élégance est éternelle, elle évolue : voyez les magazines de mode. Mais il reste une constante. Même les nouvelles générations qui souhaitent plus d’indépendance viennent ici chercher ce que le siècle a perdu. La Villa d’Este apporte ce que le monde n’offre plus : un style, une empathie bienveillante, une touche humaine. Nous n’avons même pas besoin d’entrer en compétition, ni faire des plats trop créatifs, d’accélérer nos ascenseurs… il nous suffit de cuire le risotto comme il se doit. »
La pandémie ne va pas changer la donne, tout au plus encouragera-t-elle le retour de ses clients. « Je suis enfermée depuis deux mois dans mon chalet avec mon mari, soupire une autre cliente fidèle. J’ai hâte de vous retrouver. »
Au bout du fil, un des amis du directeur, Michele Campana, célèbre soyeux lombard, partage presque le même timbre de voix. Pas d’éclat, quelques jolies respirations, le regard tendre sur le monde : « Il n’y a pas de recette pour l’élégance. Il faut l’accepter lorsque le monde vous l’a appris. Regardez autour de vous : il y a les élégants. Il y a aussi ceux qui ont du charme, et les autres qui souhaitent rester comme ils sont. Même le jardinier peut être élégant, avoir son maintien, son phrasé. L’élégance n’a pas de classe sociale, il n’a pas besoin d’argent. Celui-ci débouche sur le luxe ; c’est une autre histoire. Mais aujourd’hui, les goûts ont changé. On s’intéresse moins à la nature des tissus. Naguère, on pouvait apprécier une soie, une laine, du lin. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Autrefois, les élégants pouvaient parler des fleurs et des arbres. Aujourd’hui, c’est de l’art qu’ils parlent. »
Chaque année se tient à la Villa d’Este l’un des concours d’élégance automobile les plus réputés au monde.
Les plus belles voitures de la terre s’y donnent rendez-vous. Des milliardaires américains dépensent des fortunes pour faire rouler leurs petits bijoux devant un public énamouré. En 2013, l’assemblée fut parcourue d’un immense frisson lorsque Ralf Lauren fit grésiller les gravillons des allées avec sa sculpturale Bugatti 57SC Atlantic de 1938, estimée entre 20 et 30 millions d’euros.
Il gagna le premier prix. Et un bracelet-montre. Pourtant, ce n’est pas franchement un concours de techniciens en gants blancs passant des miroirs sous le châssis des voitures, c’est autre chose. On est au-delà. L’élégance avec une sorte de détachement amusé, la coupe de champagne portée aux lèvres plus que pincée aux doigts.
« Ce concours d’élégance, rappelle Patrick Droulers, remonte à un temps où les carrossiers étaient nombreux. On en comptait bien une cinquantaine. Ils rivalisaient de trouvailles et d’audace pour la réalisation de voitures, avec phaétons, corbeilles, landaulets. Les carrosseries tenaient de la haute couture et ce n’est pas un hasard si elle s’est épanouie ici, car l’automobile, la mode et la soie entretenaient une émulation, une recherche de haute tenue. » Cette manifestation, patronnée par BMW depuis 1999, pourrait agacer quelques esprits chatouilleux. Pourtant, ce qui domine ici, c’est une sorte d’émerveillement enfantin.
Du reste, les rires que l’on entend sont les mêmes que ceux que l’on retrouve à l’aéroclub voisin où patientent quelques joyeux hydravions.
Depuis 1930, on y surprend des rires naïfs, dégagés de toutes convenances, comme si, soudain, on avait oublié les contingences et les oukases de la société pour laisser libre cours à une candeur, comme si les cieux se rapprochant leur redonnaient cette innocence que la terre n’aime guère.
On en oublierait presque les longs cortèges de l’histoire, des noms à vous faire réveiller la nuit en d’autres lieux, mais qui, étrangement, nous laissent presque indifférents : Luchino Visconti a passé son enfance à Cernobbio, où on lui a consacré un petit musée. C’est sans doute dans les eaux sombres du lac, le reflet moiré des villas, l’ennui provincial qu’il trouva cette fascination pour l’interdit, le mal, les transgressions.
Quelques scènes de Rocco et ses frères (1960) furent tournées dans le coin : Annie Girardot et Renato Salvatori marchent ensemble dans le charmant village de Bellagio. On se sent aspiré dans ces scènes en noir et blanc, insolemment illégitime, comme ces nombreux couples qui s’effacent dans la nuit. D’autres films non sans toupet s’appuyèrent sur ce site incantatoire : à la Villa Erba, Ocean’s Twelve (2004), ou encore, si vous préférez, la publicité Nespresso avec Jean Dujardin et George Clooney (2014).
Ce dernier possède, non loin de là, la magnifique Villa Oleandra qu’il acheta à la famille Heinz pour quelques millions… En fait, le lac reste lui aussi impavide, c’est la leçon qu’il tente de nous donner. « Tout est noble et tendre, tout parle d’amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. » Voici donc ce qu’inspirait le lac de Côme à Stendhal, dans La Chartreuse de Parme.
Et par là même, on se sent presque convoqué par cette simplicité sublime, ce bonheur grave, la naïveté interrogative du héros, Fabrice Del Dongo. Du coup, l’élégance semble une heureuse alternative à cette excellence dont on nous a rebattu les oreilles. Elle apparaissait comme surhumaine, crissante dans son stress exacerbé.
Finalement, elle débouche sur un monde apaisé. Soudainement, la tension s’est relâchée pour laisser place à un chant libre, celui d’un oiseau, d’un moteur d’hydravion, les bielles d’une automobile. Une sorte de jardins d’enfants vécu comme une échappatoire aux vêtements portés toute une vie. Loin des fortunes accélérées, des rires excessifs et sonores, oubliant snobismes et chic coincé pour une dolce vita concrète, simple et bien fraîche.
Lire aussi
Good Spots : nos meilleures adresses près du Lac de Côme
The Good Playlist : une balade autour du lac de Côme
Ouverture du nouveau Mandarin Oriental, sur le Lac de Côme, détente chic
Politecnico di Milano, symbole académique et international de Milan
Milan : Planet Farms, l’agriculture verticale de demain
Diabolik, Tex Willer, Valentina… Milan, berceau de la BD italienne