Voyage
Plantée tout au sud de la Corée du Sud, Tongyeong, métropole balnéaire et portuaire, cultive avec panache sa forte personnalité et ses bizarreries. Se contorsionnant merveilleusement face à de verdoyants archipels, elle prend plaisir à nous dérouter, à nous lancer des énigmes, à nous repaître d’incompréhensibles saynètes. Une ville qui fait son drôle de cinéma, oui, mais sans sous-titres.
Ne rien comprendre à rien et ne s’en trouver finalement pas plus mal. Ne rien comprendre à rien et trouver cela même revigorant. C’est l’état de renonciation joyeuse – comme si la ville nous donnait une drôle de leçon d’humilité et qu’on l’acceptait de bonne grâce –, dans lequel nous a mis Tongyeong, métropole moyenne du sud de la Corée du Sud, éparpillée à la diable sur des isthmes, des péninsules, des criques boisées, des chapelets d’îlets, depuis lesquels, par beau temps, on aperçoit un bout du Japon – la silhouette longiligne de l’île de Tsushima.
Une géographie chérie des tacticiens militaires coréens, l’amiral Yi Sun-sin en tête, qui, au XVIe siècle, depuis ces anses, remporta moult batailles contre l’ennemi nippon, et fit de la ville un lieu clé de l’histoire et du nationalisme coréens. Une géographie prisée, aujourd’hui, par les gens de Séoul, qui viennent là faire le plein d’air iodé, de panoramas, de dolce vita.
Tongyeong est un lieu clé de l’histoire et du nationalisme coréens.
Mais à nous, cette géographie de pays de cocagne ne s’est pas dévoilée comme ça. D’abord, évidemment, du fait de notre méconnaissance totale du coréen, la seule langue qui a cours ici – presque personne, dans ces provinces du Sud, ne parle un traître mot d’anglais.
Il nous fallut alors manier des applications compliquées, type Naver Papago et Naver Map, sortes de Google Translate et Google Maps locaux, pour déchiffrer les panneaux rétifs, se situer dans l’espace, communiquer sommairement, avec, à la clé, des traductions approximatives et des quiproquos à gogo. Même la physionomie de la ville, avec son urbanisme en roue libre, n’est pas aisément lisible. Qui plus est, quand vous débarquez là, comme nous, de nuit.
Les premiers contacts
Bus depuis Séoul, gare routière, taxi, silhouettes de ponts, autoroutes urbaines escarpées filant dans le noir, et nous voilà prenant nos quartiers à l’hôtel Stanford, grosse tour fichée dans un cap du sud de la ville, où l’on a allumé la clim illico, bruyante, pour dissiper la touffeur et l’air salé de notre chambre du 14e étage.
Au cœur de la nuit, il y eut des éclats de voix qu’on n’a, air conditionné oblige, entendu que voilés et qu’on a supposé venir de quelques Séoulites en week-end qui auraient trop levé le coude. Au matin, on tombera dans le couloir sur de gros raisins noirs, une chaussette esseulée, un prospectus pour une excursion maritime.
Comme un rébus indéchiffrable que quelque sphinx invisible, pour notre premier matin, nous aurait jeté là, sur la moquette prune. Par la fenêtre de la chambre, qu’on ouvrira grand, rien de très clair non plus : une brume épaisse nappe tout et, en son sein, règne une lointaine confusion sonore qu’on ne saurait identifier.
Quand on ne comprend rien à rien, et que, par-dessus le marché, on n’y voit goutte, à quoi faire confiance sinon aux sons et rumeurs, à ce qui n’est pas langage, à ce qui du moins s’écoute ? Alors nous voilà toutes oreilles à l’affût. Il y a le clapotis de l’eau. Un rafiot qui cahote. Par-dessus, deux mélopées distinctes, toutes deux sirupeuse et vagues, qui s’enchâssent. Qui diable, à 7 heures du matin, écoute des musiques romantiques sur le rivage ? Enquêteur du minuscule, on veut y voir de plus près. Appel de l’ascenseur : « fourteenth floor », nous annonce-t-il, comme si on avait pu l’oublier.
Au 13e, un Occidental cravaté entre dans l’habitacle : « L’ascenseur, ici, est la seule personne qui parle anglais », grommelle-t-il avec l’accent américain. Un conférencier égaré, s’imagine-t-on. Aux 12e, 11e, 10e… de jeunes gens munis qui de trombone, qui de violon, qui de contrebasse, déboulent eux aussi, fanfare silencieuse aux instruments rehoussés.
Une fois au bord des flots, nos mélopées sirupeuses se précisent : l’une provient du smartphone d’un pêcheur qui écoute le Titanic de Céline Dion en boucle.
À deux pas de l’hôtel, réalisera-t-on plus tard, une sorte de gros palais des congrès plastronne, taillé pour accueillir aussi bien des séminaires de pharmacologie que des orchestres philharmoniques. « Ground floor » : dans le lobby de l’hôtel passe en boucle la BO de L’été de Kikujiro, film de 1999 du Japonais Takeshi Kitano, musique charmante, mais si entêtante qu’elle doit rendre fou le front desk – qui pourtant ne cille pas.
Le voile se lève
Une fois dehors, au bord des flots, nos mélopées sirupeuses se précisent : l’une provient du smartphone d’un pêcheur à la ligne et c’est le Titanic de Céline Dion qu’il écoute en boucle – étrange pour un homme de mer – ; l’autre est un air sans paroles aux tonalités « coréanisantes » que diffusent des haut-parleurs plantés sur la corniche – mais Shazam sèche.
En une fraction de seconde, comme par enchantement, comme si le paysage avait pitié de nous, qu’il s’était dissimulé pour une partie de cache-cache, et que, lassé qu’on le ne trouve pas, il réapparaissait soudain, le brouillard se lève et voici ce qu’on découvre, émerveillé : des îlots à perte de vue, coniques, verdoyants, nimbés d’un sfumato, à moins qu’ils n’aient l’air d’estampes.
Sur notre rivage : des pinèdes qui tombent à pic dans la mer et une promenade que parcourent, à cadence militaire, bras et visages couverts pour se prémunir de tout hâle, des groupes de quinquas sportives et des gamins à trottinette électrique. Le quartier où nous nous trouvons, vaguement périphérique, si tant est que Tongyeong ait un centre, n’a rien de précis. Ni nom ni contours.
D’après Naver Map, il pourrait s’appeler Donam, à moins que ce ne soit Yeongulli, en encore Mireuk, le nom de la montagne qui le surplombe. Il semble à la fois le repère des touristes CSP+, avec son golf, sa marina rutilante, son Stanford, et à la fois décati, avec ces hôtels aussi farfelus que désertés qui surgissent çà et là : l’un se pare de colonnes grecques, l’autre, de bas-reliefs rococos, l’autre encore, tout en bois, arbore une devanture bleu électrique. Les touristes chinois, qui habituellement descendent ici, n’y viennent plus – le Covid, encore. Cela pourrait sembler fantomatique, mais pas du tout : en ce début juin y règne un tintamarre.
Panoramas merveilleux
- La montagne Mireuksan, à laquelle on accède par une télécabine.
- L’île de Somaemul, mix de Bretagne et de jungle tropicale aux falaises vertigineuses.
- L’île d’Hansando, aux criques translucides, où tous les écoliers de la région viennent rendre hommage à l’amiral Yi Sun‑sin, figure de l’histoire coréenne, où un temple majestueux lui est consacré.
- À la pointe sud de l’île de Mireukdo, le parc Dara, en hauteur, embrasse tout l’archipel de Tongyeong.
En rouge et bleu
Les élections locales approchent, en Corée, alors droite et gauche s’affrontent par harangues et chansons interposées – les deux partis, paraît-il, seraient en procès permanent avec l’industrie de la K-pop à force de piller sans vergogne, comme Trump ou Zemmour, la musique populaire. Les militants/chanteurs/tribuns se déplacent sur des sortes de carrioles tirées par des minibus, exécutent des chorégraphies de bras, parfois s’arrêtent à un carrefour pour entonner des airs et discourir. Pantomime épatante. La droite est en rouge, la gauche en bleu.
On reconnaît, chez ceux de gauche, la mélodie de la Symphonie du Nouveau Monde, de Dvorak (mort depuis longtemps, il ne leur cherchera pas misère sur la question des droits d’auteurs), reprise en version synthé et additionnée de paroles auxquelles, évidemment, nous n’entendons rien. Des promesses, peut-être, de lendemains nouveaux, si ce n’est qui chantent…
Par une étrange coïncidence chromatique, à mesure que la ville se densifie, l’urbanisme s’unifie : florilège de maisons basses aux toitures, devinez quoi… rouges ou bleues. Ça donne, sur le quartier pentu de Dongpirang (« la colline de l’est »), d’adorables nuanciers évoquant le drapeau coréen (lui-même frappé d’un cercle rouge et bleu qui symbolise le subtil équilibre entre yin et yang) qu’un logiciel fou aurait déstructuré. Quand vous musardez dans ce coin-là, la Corée prendrait presque des airs cycladiques : venelles raides et tortueuses, bouts de mer surgissant au détour d’un escalier, plants d’oignons entre deux bicoques et chats se prélassant.
Sauf qu’ici, où les habitants n’ont pas vu l’ombre d’un touriste étranger depuis la pandémie, on nous dévisage, hilare ou interloqué, comme une absurde apparition. On nous a même pris en photo, nous, le seul Occidental à des kilomètres à la ronde. Si Tongyeong nous apparaît si curieuse, on le lui rend bien, apparemment.
« La Naples de la Corée »
Là où Tongyeong, en revanche, ne diffère pas beaucoup des autres villes portuaires du monde, c’est dans ses alignements de bars à hôtesses et d’hôtels louches, voire de passe. L’un d’eux s’appelle le Napoli Hotel, car, dans l’imaginaire des voyageurs, Tongyeong serait « la Naples de la Corée », ce qui ne veut pas dire grand-chose, si ce n’est qu’ici, mais c’est un cliché encore, on parle peut-être plus fort, on est peut-être plus bordélique, on s’embarrasse moins de cérémonie que dans le reste du pays. Cela s’est quand même vérifié, un soir, alors que nous dînions dans le quartier portuaire.
Au menu, des mets étonnants, évidemment : peaux de poissons en sashimi, coquillages fourrés au piment, ou encore cette drôle de bestiole aux allures de pomme de pin rampante, puisée directement dans un aquarium, où elle grouille en grappes : le meongge, appelé sea pineapple en anglais et Halocynthia roretzi, en zoologie, est un concombre de mer qui ne se consomme qu’en Corée et s’avère fort goûtu. Dans le boui-boui où nous savourons ces choses molles et iodées, deux hommes s’attablent.
Restaurants et cafés
- Halmeoni Chungmu Gimbap : une échoppe de grand‑mère (halmeoni) qui sert le meilleur chungmu – ancien nom de Tongyeong – kimbap (sorte de maki), un plat local à base d’algue, de riz, de calamar et de radis blanc pimenté.
> 227 Tongyeonghaean-Ro.
- Minsok Boribap Jip : délicieux repas traditionnel à base de pancakes au poireau, de soupe de poisson, d’orge, d’algues et de kimchis divers.
> 1374-1 Nampyeong-Ri.
- Nijiten : dans un quartier un peu à la mode, restaurant parfait de tempuras.
> 60 Bongsu-Ro.
- Baeyangjang : une ancienne usine de traitement des coquillages transformée par un couple de Séoulite en café ultrabranché, ouvert sur une jolie crique.
> 51 Hambak-Gil.
- Ita : ce formidable édifice de béton signé eSou Architects héberge quelques chambres et, surtout, un café sophistiqué en diable, où le propriétaire, Young‑Kwang Kim, ancien chanteur d’opéra, ne se fera pas prier si vous lui proposez d’entonner du Bizet.
> 3 Seomun-Ro 1-Gil.
L’un d’eux, apparemment, est une célébrité, car d’un coup, la famille un peu avinée au shochu qui dîne à côté de nous, et qui, jusqu’ici tentait sympathiquement d’entrer en conversation avec nous – les trois mots principaux de notre échange : « Tongyeong », « Paris », « Alain Delon » –, se précipite sur l’homme pour lui réclamer selfies et autographes.
Des éclats de voix traversent alors la petite salle : la patronne-cuisinière semble morigéner les groupies, leur intimant, on suppose, de laisser monsieur manger tranquille. Ni une ni deux, une bataille éclate : patronne et clientes se tirent les cheveux, se frappent, se hurlent à la figure sous nos yeux médusés. Le dîneur VIP, lui, ne demande pas son reste et tourne les talons.
Une légende urbaine un chouia sexiste voudrait qu’à une époque les Japonais venaient visiter Tongyeong dans l’espoir d’y voir des gens, et surtout des femmes, s’invectiver et se crêper le chignon en public, ce qui, paraît-il, serait monnaie courante dans les marchés aux poissons de la ville et ce qui, dans la culture nippone si policée, serait impensable.
Voilà ce dont nous devons nous contenter ici : des images d’Épinal, des ouï-dire, des conditionnels, des on-dit, des intuitions invérifiables et des histoires tronquées. Mais c’est pourtant par l’entremise de ces demi-récits, si on les trie et les assemble à notre façon, que Tongyeong exerce sur nous sa fascination : une ville soupe au lait dont les éclats soudains dépassent formidablement l’entendement.
Les infos pratiques pour votre séjour à Tongyeong
Y aller
Finnair dessert Séoul depuis Paris‑CDG via Helsinki à raison de 3 vols par semaine (les mercredi, samedi et dimanche) jusqu’à fin octobre, puis d’un vol quotidien à partir de novembre. Aller‑retour à partir de 611 € en classe éco ou 1 802 € en classe affaires. Depuis l’Express Bus Terminal de Séoul, de nombreux bus desservent chaque jour Tongyeong (environ 4 heures de trajet).
Y circuler
L’agence de voyages locale April Moby Dick organise des visites et fournit des chauffeurs. Le personnel ne parle pas anglais, mais le fort sympathique patron, Kim Ki‑rim, répond aux mails en anglais grâce à un traducteur électronique efficace.
> E‑mail : klse512@gmail.com
S’y loger
L’hôtel Stanford est le plus agréable de tous, bien qu’un peu mastoc.
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