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Née il y a à peine plus de vingt ans, la marque qui ne connaît aucun compromis surfe sur un succès spectaculaire. Avec un prix moyen de 270 000 euros aujourd’hui, les montres de son fondateur confirment que ce dernier avait compris que la niche de l’ultraluxe deviendrait un marché mondialisé. Une nouvelle génération s’installe à présent aux commandes, pour prolonger un business‑modèle unique.
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« Il n’y a qu’une seule marque comme Richard Mille. » Alors que l’horloger des Breuleux (Jura suisse), qui s’était donné pour mission, à l’aube du XXIe siècle, de poser de nouveaux codes dans une industrie séculaire, rencontre un succès vertigineux, Alexandre Mille n’a pas de mal à l’affirmer : d’évidence, il n’y en a pas deux comme elle. Pour le fils aîné de Richard Mille, 36 ans, comme pour les autres membres de la deuxième génération qui prend actuellement les rênes de l’entreprise, on compte même peu de trajectoires de marques aussi magistrales dans de nombreux secteurs depuis vingt ans.
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Quel est donc le secret ? Comme pour la révolutionnaire Tesla, par exemple, la recette s’avère presque simple, à condition d’être radicale. D’abord, il faut avoir l’âme d’un entrepreneur et suivre ses intuitions sans compromis, même si, a contrario d’un Elon Musk, lui l’a fait discrètement.
« Richard Mille est perçu comme un pionnier qui a su rester modeste : il a mis le produit en avant plutôt que sa personne. Il est parfaitement intégré dans l’écosystème horloger, même s’il se montre disruptif », estime Jean-Philippe Bertschy, qui analyse le secteur pour la banque zurichoise Vontobel et peut synthétiser le paysage actuel en quelques mots : « La très belle année 2022 de la haute horlogerie suisse l’a confirmé, quatre marques continuent de surfer sur une vague exceptionnelle. Ce sont un peu “les quatre fantastiques”, les plus désirables : Rolex, Patek Philippe, Audemars Piguet et Richard Mille. »
Quel est donc le modèle économique qui a placé aussi vite un nouveau venu aussi détonnant sur l’orbite des maisons les mieux établies ? Selon Alexandre Mille, le succès de la marque s’est bâti en partie sur les frustrations de son père face au conservatisme de l’industrie horlogère.
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5 questions à Alexandre Mille - Directeur commercial de la marque.
Quels sont les principaux éléments identitaires de Richard Mille ?
Notre identité vient de l’expérience professionnelle et même personnelle de mon père. La marque est née notamment après des réflexions autour des frustrations accumulées au cours de sa carrière : il ne trouvait pas d’espace d’expression pour ses idées dans l’industrie horlogère. Pourtant, il était persuadé qu’une place existait pour une marque comme celle-là, sans compromis. L’émotion procurée par nos montres vient aussi de cela : les êtres humains sont sensibles au jusqu’au-boutisme. Et il y a un effet « waouh ! » quand on porte une montre Richard Mille pour la première fois.
Cette vision conditionne-t-elle les sorties de nouveautés ? Renoncez-vous à certaines ?
Avec la demande que nous avons, nous pourrions sans doute nous permettre de passer un certain temps sans nouveauté, j’entends par là sans nouveaux développements. Mais nous ne pourrions jamais nous en contenter ! Nous avons un calendrier établi jusqu’en 2030, avec une moyenne de sept ou huit vrais nouveaux projets par an. Nous voulons ces challenges-là. L’exemple de la RM UP-01 Ferrari est éloquent : cette pièce nous a fait trébucher tellement
de fois, mais nous avons persévéré, apprenant de chaque échec, jusqu’à réussir.
Face à la demande, augmentez-vous significativement vos volumes ?
Significativement, non, car ce n’est pas ce que nous souhaitons. Notre objectif est d’assurer la continuité de la production de notre collection, de la renouveler avec des nouveautés et de proposer des éditions limitées. Nous avons connu une période avec 15 % d’augmentation du nombre de montres, puis nous sommes descendus à un rythme de 5 %. Notre objectif, pour 2023, est de produire environ 5 600 pièces.
En contrôlant votre commercialisation, connaissez-vous la totalité de vos clients ?
Nous savons à qui nous vendons, mais aucun profil type n’en ressort. Le trait commun de notre clientèle, c’est sans doute d’adhérer, même inconsciemment, aux valeurs de Richard Mille. C’est une famille, une communauté. Les femmes en sont devenues une part importante : les pièces qui leur sont destinées représentent environ 30 % de la production et des ventes. Pour une marque qui a longtemps eu une image masculine, c’est un joli pourcentage. À la tête du développement et de la création, Cécile Guenat y a beaucoup contribué, ainsi que ma sœur Amanda. Nous venons d’ailleurs de lancer une première collection technique de montres sport pour femmes, les RM 07-04 Automatiques.
Votre père avait-il compris aussi, il y a vingt ans, que le marché de l’ultraluxe deviendrait mondial ?
Je crois qu’il avait une vision de tous les aspects de la marque avant même de la créer. Quand nous avons annoncé, en 2019, que nous commercialiserions exclusivement à travers notre propre réseau de boutiques, il l’avait déjà prévu en 1999.
Un objet sans équivalent
Richard Mille a renversé la table et inversé la logique de tout bon lancement où le marketing préempte le produit : innover pour créer un objet sans équivalent, pousser à l’extrême les intentions techniques et esthétiques, faire, ensuite seulement, l’addition des coûts de fabrication. Et au final, établir un prix qui définira la cible de clientèle. Cette stratégie à très gros risque vire parfois au fiasco, et l’histoire est riche également de marques coulées par les idées extravagantes de leurs créateurs.
« La prise de risques a joué un grand rôle dans l’industrie horlogère, ces dernières années, poursuit Jean-Philippe Bertschy. C’est pour cette raison que les grands groupes ont sous-performé par rapport aux marques indépendantes, qui ont fait preuve de davantage d’agilité. Richard Mille a proposé des produits totalement différents, mais liés à l’émotion, caractéristique des acheteurs de montres. Un autre vecteur de réussite, c’était de s’adresser à une clientèle plus jeune, qui recherche un symbole de statut. »
Les fondamentaux du succès ont été posés en deux décennies
Autant qu’une intuition, Richard Mille a suivi les leçons de sa grande expertise du secteur : il a monté son entreprise au tournant de la cinquantaine, après plus de vingt-cinq ans dans l’industrie. Avec la conviction qu’une base de fans et de collectionneurs attendait ce type d’horlogerie, que le marché allait s’élargir considérablement : la niche de l’ultraluxe a pris dans les années 2000 une dimension mondiale. Lui-même l’a résumé en quelques phrases : « Je voulais développer un business-modèle très éloigné des stratégies marketing traditionnelles, quelque chose de vraiment original. Mon but était de créer un nouveau segment ultraluxe au sein de la haute horlogerie. »
À la tête de la manufacture Breitling, qu’il a transformée de manière spectaculaire depuis 2017, Georges Kern ne cache pas son admiration : « Je respecte beaucoup Richard, un créatif qui vit son rêve. Il a fondé typiquement une marque indépendante d’entrepreneur, comme peut l’être également H. Moser & Cie, par exemple, qui se développe très bien. La preuve qu’on peut réussir en dehors d’un groupe. Ce qui marche, c’est la compétence, la créativité et le courage. »
Une courte histoire déjà très riche
- 1999 : après presque trente ans passés dans des entreprises horlogères, dont Mauboussin, qu’il quitte, alors P-DG, Richard Mille s’associe avec Dominique Guenat, propriétaire des Montres Valgine, pour concrétiser son projet de nouvelle marque horlogère. Ils fondent ensemble Horométrie SA.
- 2001 : lancement officiel de la marque Richard Mille avec le premier modèle RM 001 Tourbillon.
- 2002 : Richard Mille devient partenaire de Le Mans Classic, le premier des nombreux événements automobiles avec lesquels la marque s’associe.
- 2005 : sortie du premier modèle pour femmes, la RM 007 Automatique.
- 2007 : entrée de la maison Richard Mille à la Fondation de la haute horlogerie.
- 2009 : lancement de la première montre de plongée, la RM 025 Chronographe Tourbillon.
- 2010 : Rafael Nadal entre dans la famille Richard Mille, de même que la comédienne et productrice Michelle Yeoh, première femme ambassadrice de la marque.
- 2013 : la RM 27-01 Rafael Nadal devient la montre tourbillon la plus légère au monde, avec 18,8 g, bracelet compris.
- 2017 : Richard Mille introduit un nouveau matériau, le graphène, avec la présentation de la RM 50-03 Tourbillon McLaren en collaboration avec l’écurie de formule 1.
- 2021 : annonce d’un partenariat avec Ferrari et lancement du premier réseau de distribution de montres d’occasion.
- 2022 : à 72 ans, Richard Mille prend sa retraite et cède la direction de l’entreprise à la deuxième génération.
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La performance technique
À raison d’un prix moyen autour de 270 000 euros aujourd’hui, avec une prévision de 5 600 pièces produites cette année, Richard Mille appartient désormais au club restreint des milliardaires de l’industrie horlogère suisse. La société a fait son entrée dans le classement du rapport annuel de la banque Morgan Stanley dès 2021, avec 1,13 milliard de francs suisses de chiffre d’affaires (1,3 en 2022), selon ses estimations. Elle est l’une des grandes gagnantes de la polarisation du marché haut de gamme : une douzaine de maisons réalisent les trois quarts de l’activité mondiale. Quand certaines dominent en élargissant leur univers, elle reste focalisée sur la performance technique.
« L’innovation reste son principal vecteur de croissance, estime l’analyste Jean-Philippe Bertschy. Il faut aller toujours plus loin, comme avec le récent modèle RM UP-01 Ferrari ultraplat, afin de surprendre le client. » L’analogie avec le monde de l’automobile, la deuxième passion de Richard Mille, n’est pas fortuite dans l’identité de la marque : de l’esthétique jusqu’aux finitions, les intentions sont semblables.
Elle y a puisé de nombreux ambassadeurs, comme Felipe Massa, le partenaire le plus ancien de la marque et le premier à avoir eu son nom associé à un modèle, en 2004. « Richard m’a appris que l’essence de l’horlogerie et celle de la course automobile sont les mêmes, raconte le pilote brésilien de formule 1. Quand on fabrique des montres de ce niveau, les défis techniques sont constants. Cela demande de la maîtrise physique et une concentration totale, sans une seconde de distraction. »
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Ambassadeurs stars
Dans ses partenariats, Richard Mille a pivoté légèrement, ces dernières années, vers l’art contemporain, dont les amateurs, qui sont aussi collectionneurs, s’apparentent à sa clientèle. La marque s’est engagée avec des institutions comme les foires Frieze Londres, New York ou Séoul, et le palais de Tokyo, à Paris, et des artistes internationaux tels Pharrell Williams, le danseur Benjamin Millepied ou le street-artist Cyril Kongo. Le monde n’est pas trop grand pour l’horloger, il n’est qu’à voir la carte de l’implantation de ses boutiques : toutes les villes qui comptent sur le globe y sont représentées.
Le contrôle de la distribution, intégré bien avant le lancement, a été un autre élément clé de la réussite. Depuis l’ouverture de la première boutique en propre à Hong Kong, en 2005, le réseau s’est progressivement élargi jusqu’à devenir exclusif en 2019. Il compte 39 adresses aujourd’hui et pourrait grandir encore, mais sur des emplacements qui ont un sens localement, selon la direction de la société. De même, le marché de la seconde main est quadrillé par un tissu de revendeurs agréés et la mise en place du programme « Certified Pre-Owned » en 2015.
« D’après nos estimations, il y a moins de 60 000 pièces en circulation depuis le lancement de la RM 001 Tourbillon, en 2001, donc leurs clients sont parfaitement connus », précise Jean-Philippe Bertschy. Tous les fondamentaux du succès ont été posés en deux décennies. Des fondations pour durer au-delà de la personnalité exceptionnelle de Richard Mille, qui a pris sa retraire en 2022.
La nouvelle génération, ses enfants ainsi que ceux du cofondateur Dominique Guenat, a une feuille de route pour les dix prochaines années. Alexandre Mille veut voir plus loin : « Notre vision et notre responsabilité, c’est de faire en sorte que cette marque puisse exister pour les décennies et les siècles à venir. »
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