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Lieu de rencontre entre la terre et l’eau, la nature et les hommes, les plages offrent aux parfumeurs un territoire d’inspiration vaste et bien en phase avec les préoccupations de notre époque.
Lorsque Paul Guerlain, parfumeur chez International Flavors and Fragrances (IFF), est venu trouver Ludovic Bonneton pour lui présenter une fragrance qu’il avait imaginée en pensant à sa chère Bretagne, où il a des attaches familiales, sa proposition mêlait l’élégance boisée du patchouli, la fraîcheur aromatique de l’anis… et une note marine évoquant distinctement les embruns salés et les algues qui s’échouent sur le littoral breton. Une recette pour le moins originale de parfum de plage, mais qui a touché le fondateur de la marque Bon Parfumeur en plein cœur. Ou plutôt, en pleine mémoire, éveillant ses souvenirs heureux d’un voyage en Argentine il y avait bientôt trente ans.
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À l’époque, Ludovic Bonneton – mordu des grands classiques de Guerlain – avait osé un pas de côté et s’était mis à porter un certain Acqua di Gio, tout juste lancé par Giorgio Armani, en plein dans la mouvance des parfums marins en vogue à l’époque.
« On parle de plage, mais en réalité on devrait parler de “plages, au pluriel” » – Dora Baghriche, parfumeuse chez Firmenich
« En sentant la proposition de Paul, j’ai été ramené instantanément à ces moments chouettes et très anciens que j’ai passés à Buenos Aires », raconte‑t-il aujourd’hui.
Et les deux hommes, dont c’est la première collaboration, de s’entendre autour de cette fragrance qui réveillait chez chacun, pour des raisons différentes, d’heureux souvenirs d’ailleurs. Tout juste lancée sous le nom de 803, elle a rejoint une longue liste de parfums inspirés par un univers de plage.
Les parfums de la plage
Si les parfumeurs s’emploient depuis longtemps à capturer en odeurs des paysages naturels, la plage est un territoire créatif de premier choix : en plus de ses étendues pittoresques et des nombreux éléments qui s’y rencontrent, elle propose une grande diversité de senteurs.
« On parle de plage, mais en réalité on devrait parler de “plages, au pluriel” : rien qu’en France, celle de Quiberon n’a rien à voir avec celle de Nice ! » remarque Dora Baghriche, parfumeuse chez Firmenich, qui a souvent travaillé autour du thème – on lui doit, par exemple, Caligna, de l’Artisan Parfumeur, un hommage très personnel à sa Méditerranée natale, ou, plus récemment, une déclinaison estivale de L’Eau d’Issey.
« À Tahiti, les plages sentent les frangipaniers et les gardénias qui y poussent. À Alger, où j’ai passé beaucoup de temps pendant mon enfance, il y avait cette odeur prononcée de pittosporum, proche de la fleur d’oranger. Quant aux Côtes-d’Armor, j’en retiens une odeur beaucoup plus forte d’algues presque fermentées, que j’adore. »
À ces effluves naturels s’en superposent parfois d’autres, fabriqués par l’homme : crèmes et huiles solaires pouvant saturer l’atmosphère en période de vacances, et qui varient elles aussi d’un lieu à l’autre, témoignant de préférences olfactives propres à chaque culture : notes de fruits d’eau, type concombre, ou bien senteurs gourmandes aux États-Unis, fragrances florales légères à tendance verte en Asie, fleurs blanches épicées sous nos latitudes conquises par l’Ambre Solaire…
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Histoire d’eaux
Il existe cependant un dénominateur commun à toutes les plages du monde, qu’elles bordent un océan déchaîné ou un lac placide : l’eau, évidemment. Mais l’odeur de celle-ci n’est pas facile à capturer.
Il a fallu attendre les années 60 pour que soit découverte une molécule appelée « calone », et encore une trentaine d’années pour que les parfumeurs parviennent vraiment à apprivoiser son odeur puissante, iodée, mais aussi métallique et un peu écœurante lorsqu’on la sent seule.
C’est en la dosant très faiblement dans leurs formules (moins de 1 % en général) qu’ils ont finalement réussi à donner naissance à des parfums qui, pour la première fois, figuraient, avec un réalisme inédit, l’air vivifiant des plages battues par les vagues.
En résonnance profonde avec les aspirations d’une époque éprise de pureté, les parfums dits « aquatiques » ont littéralement inondé le marché de la parfumerie à l’approche du nouveau millénaire : c’est la grande époque de L’Eau Kenzo pour Homme, L’Eau d’Issey, Rem de Reminiscence… et du fameux Acqua di Gio que portait Ludovic Bonneton.
Mais les tendances, par définition, ne durent pas. Une décennie plus tard, un creux de vague s’est amorcé : ces jus étaient encore portés, certes, par ceux qui s’y étaient attachés, mais plus guère travaillés par les parfumeurs, le registre semblant avoir fait son temps.
Jusqu’à récemment. Dans son bureau de l’Ouest parisien, Dora Baghriche réceptionne un nombre croissant de briefs autour du thème de l’eau : « C’est triste à dire, mais, à notre époque où s’enchaînent canicules et sécheresses, il y a presque déjà une nostalgie de l’eau. Que nos clients fassent consciemment le lien avec cela ou pas, le fait est qu’ils nous adressent beaucoup de demandes de ce genre depuis quelques années. La différence avec les années 90, c’est que, pour y répondre, nous pouvons compter sur d’autres molécules, plus récentes, comme la cascalone ou l’aquozone, dont l’odeur “transparente” permet d’évoquer l’eau douce. À l’autre bout du spectre, nous savons créer des senteurs d’eau de mer plus marquées, moins “propres”, qui peuvent aller jusqu’à l’huître. »
Le parfumeur Ludovic Bonneton évoque la pertinence de ces dernières sur le marché d’aujourd’hui : « Les odeurs de bord de mer font prendre l’air de manière très imagée, très figurative. Quand on les respire, on est vraiment transporté ailleurs. Or aujourd’hui, il y a un réel besoin de sortir de l’univers urbain, de prendre le large. »
Eaux fortes
Une autre raison, plus technique, explique probablement le retour en force du registre aquatique : les molécules qui signent ces parfums sont souvent très puissantes. Elles projettent loin et durent longtemps sur la peau. Un atout immense à l’heure où cette puissance est devenue le premier facteur du succès des parfums de plage – et une caractéristique à laquelle tous les créateurs de nouveaux jus veillent attentivement.
« Les notes marines, comme un bateau, aident à emporter le reste d’une composition, témoigne Dora Baghriche. La calone, à ce titre, est véritablement un vecteur de sillage. » Cette dernière possède, en effet, un seuil de détection particulièrement bas : il en suffirait de l’équivalent d’un grain de sel pour parfumer une piscine olympique !
Le retour du registre aquatique pourrait donc aussi indiquer que le secteur cherche à diversifier les outils de la puissance, après une décennie notamment marquée par les molécules dites « boisées ambrées » devenues omniprésentes… et, de ce fait, un peu lassantes. Et si, en parfumerie aussi, l’eau, c’était l’avenir ?
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