Transport
Son grand‑père a été l’un des pionniers de l’aviation, son père, pilote, et sa famille a construit plus de vingt mille appareils. Lui, l’antiquaire, met en pièces les zincs pour n’en garder que des morceaux.
De la rue, la boutique se remarque à peine entre les enseignes Nespresso et The Conran Shop. La vitrine exhibe un bric-à-brac d’objets méconnaissables. C’est seulement en poussant la porte qu’on décolle pour un improbable voyage. L’antiquaire Pierre Farman offre un dernier vol aux avions, loin des pistes et en pièces détachées : moteurs d’Airbus A320 et de Boeing 737, arbre de turbine, siège de pilote… Une fois ces pièces étranges retravaillées et polies, une beauté radicale en émane. Transformées, elles en deviennent des œuvres d’art. D’ailleurs, le regard s’arrête net sur l’une d’elles. Est-elle signée par le célèbre Brancusi ? « J’aimerais bien ! Disons que L’Envol de l’oiseau ressemble à une hélice d’avion avec beaucoup plus de zéros, avance fièrement Pierre Farman. L’aviation s’est toujours inspirée du vol des oiseaux. » Il en sait quelque chose. Son grand-oncle n’est autre qu’Henri Farman, l’homme qui réalisa le premier vol en circuit fermé, à Issy-les-Moulineaux, en 1908. Une page d’histoire s’ouvre soudain. On s’assoit dans un confortable fauteuil en cuir brun, celui d’un Falcon 900 – rien que ça. Faut-il s’attacher ? « Ah ! vous voulez une ceinture de sécurité ? » Et Farman d’en tendre une, munie d’une boucle en or. « Elle devait appartenir à un Emirien ou à un Russe », lance-t-il amusé.
Tous ces objets, Pierre Farman les rachète un par un, passant sa vie dans les hangars d’avions. Il aime le bruit de la tôle et son toucher. Le kérosène coule dans ses veines. Il a grandi avec. L’histoire familiale a laissé des traces. « Mon père était pilote de chasse et mon grand-oncle a inventé les volets d’avion posés sur les ailes. Au début, il les bougeait avec une corde coincée dans sa bouche ! » Sa grand-mère, elle, se jetait du toit de sa maison de trois étages avec des ombrelles, sur des meules de foin, pour tester un parachute. Ses deux jambes cassées (et consolidées) ne l’empêchèrent pas de tenter par trois fois un vol en ballon libre Paris – Moscou ! Habitués que nous sommes à prendre un avion comme le métro (ou presque), on a du mal à imaginer toutes ces expériences. « Les gens étaient portés par le désir de voler. Il y a des moments dans l’histoire où les choses sont mûres. Une découverte en appelle une autre. Gustave Eiffel, par exemple, a fait beaucoup pour l’aviation grâce aux souffleries inventées pour ses ponts. » La conquête de l’air fascinait le public. « Au premier meeting de l’aviation, en 1909, une gare éphémère fut construite pour accueillir les visiteurs près de Reims ; 300 000 personnes étaient présentes ! » Soit un peu moins qu’au Salon du Bourget 2015, qui a totalisé 351 000 visiteurs, dont 151 000 professionnels. En 1909, ces derniers se comptaient sur quelques doigts…
De l’art dans les airs
La famille Farman est également connue pour avoir piloté une usine d’où sortirent un millier de voitures et plus de 20 000 avions. Nombre d’entre eux atterrirent dans l’armée en 1914-1918. « Ils n’étaient pas très fiables, souligne Pierre Farman, mais la guerre a permis de réaliser de grandes avancées techniques, comme en chirurgie d’ailleurs. » En 1929, le Farman 190 opère un vol postal aller-retour Paris – Tokyo en… 250 heures de vol et 20 jours de voyage ! En 1933, plusieurs compagnies (dont celle des Lignes Farman, alors Société générale de transport aérien), se regroupent sous le nom de Société centrale pour l’exploitation de lignes aériennes, rebaptisée Air France la même année. La compagnie nationale était née. « Je suis un voyou, s’amuse Pierre Farman. Ma famille fabriquait des avions, et moi, je les désosse ! » Oui, et comment ! Il faut l’entendre parler de ses pièces, souligner le travail des chaudronniers, chanter la main de l’homme, crucial dans le posage des rivets sur les Rafale… Il y a là une part de rêve qu’il partagera bientôt dans son musée de l’aviation, en plein air, à Saint-Cyr-l’Ecole (Yvelines). Pourtant, l’aviation n’a pas toujours été son dada. Après les meubles anciens, il a finalement choisi la carrosserie volante en bout de piste. Un juste aller-retour (en avion) à la tradition familiale.