Gastronomie
The Good Culture
Une cuisine d’auteur, pointue, résolument contemporaine, pour une expérience en immersion dans la nature et les pratiques culinaires de ce havre de paix insulaire – où le temps semble s’être définitivement arrêté.
Sur l’île de Bornholm, à l’est du Danemark continental, Nicolai Nørregaard, héros local et chef phare de la déferlante nordique, réinvente l’imaginaire ancestral de sa terre natale.
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Le Kadeau de la cuisine danoise
Plages de sable blanc sur la ligne de l’infini, jaune fluo des champs fleuris sous le soleil d’été, chemins escarpés rocailleux en surplomb de villages disséminés en microcommunautés. Sur l’île de Bornholm, à l’est du continent danois, à 180 kilomètres à vol d’oiseau de Copenhague, paix et introspection filent le parfait amour. Une bulle hors du temps.
En dépit du petit aéroport et de ses vols quotidiens, le secret reste bien gardé. Bornholm, mieux vaut la découvrir en mode slow : en voiture depuis la capitale danoise, puis en bateau sillonnant les vagues de la mer Baltique – cinq heures de la porte de Copenhague au port de l’île –, la transition se fait ainsi en douceur.
Pourtant, nous ne sommes plus les seuls à prendre le chemin de Bornholm pour chanter sur place les louanges d’un enfant du pays : Nicolai Nørregaard. Un cuisinier hors pair. L’un des stylistes les plus singuliers de ce qu’on appelle, pour aller vite, la nouvelle cuisine nordique, dont il fut et est toujours, avec René Redzepi, l’un des protagonistes majeurs.
Modeste, Nicolai Nørregaard s’en défend, invoque son profil de simple « Danish country boy ». Reprenant, au passage, le titre d’une conférence dans laquelle il abordait avec un brin d’ironie, il y a quelques années, le travail sur la diversité et les stratégies inclusives d’un restaurant en tout point contemporain, raccord avec son temps.
Et c’est le cas de Kadeau, table progressiste, très fine dining d’auteur, toujours à la pointe de la créativité. Et plus souvent qu’il n’y paraît, proche du sublime.
Quand l’adage se vérifie
« Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », dit-on. Et ça tombe bien. Saviez-vous que Nicolai Nørregaard est la tête pensante non pas d’un établissement, mais – surprise ! – de deux ? S’ils partagent le même nom – Kadeau –, le premier, couronné depuis 2018 de tous les honneurs fort mérités d’une double étoile Michelin – la troisième ne saurait tarder –, se trouve à l’écart du brouhaha, dans une rue de Christianshavn, quartier hédoniste de Copenhague.
Le deuxième prodigue quant à lui ses bienfaits locavores depuis 2007 sur le rivage d’une plage paradisiaque, ici même, à Bornholm, là où tout a littéralement commencé. Ouvert de mai à septembre, Kadeau est, selon sa raison sociale, un restaurant saisonnier, beach restaurant et havre de paix pour célébrer l’été. Midsommar, quand tu nous tiens ! Mais, en réalité, il est bien plus que cela.
Un QG, une usine d’idées au plus près de la nature, entre jardin potager et cueillette d’herbes sauvages du littoral, source d’une philosophie de cuisine et de vie, puisant dans la flore, la faune et le gibier marin des eaux bleu turquoise, la moelle quintessentielle de son énergie créative et positive. Un repaire édénique, mais en toute simplicité, loin des feux des médias danois.
« Je dirais que les deux adresses partagent bien évidemment le même ADN culinaire, commence Nørregaard. Mais la différence fondamentale entre le restaurant de Copenhague, plus urbain et luxueux, et celui de Bornholm tient essentiellement à la magie du lieu. On est face à la mer, tout près des côtes suédoises, dans une magnifique lumière mordorée qui, au coucher du soleil, semble arrêter le temps pour s’estomper infinitésimalement dans la nuit. Cela demande un accueil et un service plus décontractés, amicaux, pour que les convives se sentent comme chez eux. Ou, justement, dans un restaurant de plage, quoique next level ! Le menu est ici moins prolixe que dans la capitale, plus concis, expressivement plus direct. Ma cuisine, non moins technique et pointue, est toujours en phase avec les mêmes éléments naturels, les produits de l’île, mais sans forcer la main. Question d’équilibre d’un raffinement qui ne saurait en aucun cas renier la rusticité de ses origines. »
Traversée initiatique
Avis aux novices de cette perle insulaire : ce serait un pur contresens de débarquer à Bornholm juste pour mettre les pieds sous la table chez Kadeau comme dans n’importe quel autre restaurant. La traversée en bateau fait partie de l’expérience, avec toutes les options TTC qui en découlent. Le littoral à l’horizon et le roulis hypnotique des vagues incitent naturellement à une respiration autrement plus profonde.
Pour se perdre à pied, une fois sur la terre ferme, dans les forêts ponctuant partout la campagne vallonnée. Et se retrouver enfin, à partir de 18 heures, aux premières loges de ce restaurant de destination qu’on aura alors vraiment mérité, pour le rituel de l’apéritif et du soleil qui prend son temps pour se coucher.
On connaissait le bleu cobalt des piscines de David Hockney. Depuis Kadeau, encerclé par ses dunes de sable blanc aux allures quasiment tropicales, le bleu est encore mille fois plus beau, en mode infinity view sur la mer.
Et il n’est pas rare que des clients, au beau milieu du menu dégustation composé d’une quinzaine de scansions, s’octroient une pause impromptue pour se rafraîchir corps et esprit dans les eaux tempérées qui les entoure ! Des deux côtés de la barricade, public et cuisiniers, Kadeau est un petit bijou, un espace de liberté, le pari d’un garçon s’éveillant à la vie à l’orée de l’adolescence.
Hymne à la vie
Nicolai Nørregaard se souvient bien de ses premières années rebelles d’ado grungy casse-cou, fou de musique, séchant les cours pour traîner au plumard. De ces longs hivers et nuits moroses se transformant l’été en hymne aux possibles de la vie.
Des courses à bicyclette, de la ronde des amours insouciantes – mais, attention, il est aujourd’hui un homme marié et un père apaisé. Le jeune garçon hier en vrille est aujourd’hui le héros local de Svaneke, minuscule ville d’un millier d’habitants sur la rocailleuse côte est de Bornholm, où il est né.
Applaudissez donc notre Pet Shop Boy, qui joue sur la scène de Kadeau le grand classique West End Girls du duo pop anglais. « Je viens de la partie est, la plus rude, la plus pauvre de l’île, dit-il. Alors que les filles de bonne famille de notre âge, celles qu’on reluquait sur les plages de sable blanc étaient toutes du sud de Bornholm – le West End. »
Fierté et conscience de ses origines, Nicolai Nørregaard serait-il en quelque sorte, dans le sillon d’Annie Ernaux et de Didier Eribon, un autre transfuge de classe ? Il y a un peu de cela lorsqu’en 2007, avec ses copains d’enfance Rasmus et Magnus, aujourd’hui toujours associés, ils dénichent une bicoque égarée sur les dunes de Sømarken pour en faire, sans posséder de véritable cursus de cuisine, un restaurant.
« La cuisine, je l’ai apprise auprès de mon père, un homme extravagant, un pionnier, qui pêchait, cultivait dans son jardin potager une multitude de légumes, qu’il m’a appris à accommoder, se souvient Nicolai Nørregaard en feuilletant le mode d’emploi de son manuel de survie de cuisinier formé sur le tas. Non seulement pour bien les préparer au quotidien, mais aussi les techniques pour les conserver tout au long de l’hiver, et même les années suivantes, et comment en faire des pickles. Des pratiques qui font partie de l’abc de la survie alimentaire de ces contrées nordiques, où il faut savoir être fourmi, devancer la pénurie de produits frais de l’hiver. »
La leçon des erreurs de jeunesse, la naïveté de brûler parfois les étapes, sautant à pieds joints sur le wagon de la cuisine nordique et la brèche expressive ouverte par son ami René Redzepi, le sorcier des saveurs de Noma.
Les années de formation
« Moi qui rêvais au départ de devenir musicien de rock, ou à la rigueur architecte, une autre de mes lubies, soupiret-il, un rien nostalgique de ses années de formation au goût. Je me suis lancé en autodidacte derrière les fourneaux après avoir travaillé pendant juste quelques saisons dans le restaurant d’un hôtel de luxe à Copenhague. En 2007, ce n’était pas comme aujourd’hui. À nos débuts, Kadeau offrait une cuisine assez simple, on cherchait encore nos repères, mais les locaux nous ont pris littéralement pour des fous. Personne ne croyait qu’on pouvait définir, et concrètement pratiquer, un style de cuisine nordique. »
Nicolai Nørregaard poursuit : « La culture alimentaire était ce qu’elle était, uniquement dictée par la pêche et son pendant, l’art de la transformation du poisson à travers le fumage. Autrefois, à Bornholm, on comptait jusqu’à cinq cents fumoirs en activité. Hélas, presque tous ont fermé, le marché est désormais dans les mains de groupes qui ont tout phagocyté. Il reste juste quelques rares indépendants, et partout dans l’île des centaines de maisonsfumoirs avec leur cheminée élancée vers le ciel, vestiges d’une époque révolue à jamais. Pour notre population de pêcheurs, ces cheminées étaient jadis une marque de distinction sociale, un signe de richesse. »
Et il dit, intarissable : « Le cabillaud, le maquereau et l’anguille fumés composaient la palette de nos saveurs au quotidien. Raconter à table le précis culinaire de cette cuisine nordique, forcément pauvre, ne peut faire abstraction des plats qui ont marqué notre enfance commune. Et qui, malgré tout, forment à présent un inconscient collectif qui traverse les générations. »
Sans les citer littéralement, sans les reproduire frontalement, ces traditions enfouies, Nicolai Nørregaard les célèbre, les réélabore sans cesse – comme le porridge, dit aussi le pain d’autrefois. Encore meilleur le lendemain, frit et servi au dîner, façon smörrebröd en « sandwich ouvert », avec du hareng fumé. Ou, c’est selon, une épaisse et roborative tranche de lard.
C’est cette même célébration du porridge, dont la version sucrée portait le surnom de « pancake des vieux », que Nicolai Nørregaard cultive, année après année, au fil de ses menus, dans une version évoluant de saison en saison. Et qui fait figure de plat signature du restaurant, dont le nom n’a pas été choisi par hasard, kadeau signifiant en danois « porter du respect ».
Celui dont témoigne le cuisinier dans une émouvante et florale composition multicolore autour du porridge de seigle, cuit la veille et présenté avec une multitude de pétales, de fleurs et d’herbes, fromage danois râpé, gras de bœuf et senteurs de levain fermenté du koji – hommage à la très acidulée douceur typiquement japonaise – servie au milieu d’un repas tout en dialogue serré entre végétal et animal.
Vade-mecum des bonnes pratiques
Porter respect et fidélité à son héritage. Tel est le credo de Kadeau : célébrer dans l’assiette toute la culture de la nature. Celle du foraging par forêts et littoraux au lever du soleil et de la récolte de plusieurs potagers. On tient là le vade-mecum des bonnes pratiques d’un restaurant qui est aussi et surtout, pour l’équipe en premier lieu, un bootcamp permanent. Une université d’été, où l’on apprend collectivement, répartition collégiale des tâches oblige, les mille et une ressources de l’île. Les hivers sont mornes, longs, rudes.
Mais avec la belle saison, Bornholm, surnommée Sunshine Island par les initiés, se transforme en un incroyable potager sauvage où il suffit de se pencher pour ramasser produits et idées. Les myrtilles que l’on cueille aux pieds des épicéas, la coriandre marine – plus nuancée en parfum, mais si chargée en salinité qu’on en dirait presque de la salicorne –, l’ail des ours, les fleurs de cerisier, l’angélique spontanée ou ces petites pousses « pieds de canard » dont on utilise les graines qui rappellent en bouche le quinoa, sont immédiatement préparés.
Pour être utilisés ici ou envoyés à Copenhague, où l’essentiel des produits cueillis, pêchés ou cultivés provient… de Bornholm. Ici, l’ode à la nature est champêtre, marine, « Nordic by nature » et assez nippone par son épure.
Dans la collection printemps été 2024 : Fines tranches translucides de palourdes XXL à la crème fraîche et carpaccio de noisettes nouvelles grillées ; Anguille marine juste salée à l’ail des ours ; Salade d’herbes et plantes grasses aux huîtres et son bouillon de moules légèrement gélifié ; Grosses crevettes crues, noix fraîches et pétales de tomates confits interpellés par la vivacité de l’amertume de l’huile de feuilles de figuier ; Crabe à la vapeur de beurre, pousses de sureau et coing citron, variété typique de l’île, conservé dans du miel puis réhydraté pour en amadouer l’insensée acidité ; Blancs de seiche et douceur de patates nouvelles aux pétales de rose.
Ou encore, en prélude de deux desserts élégiaques parlant l’espéranto de l’enfance – dont la Crème de graines de courge et quenelle de glace au lait, à pleurer d’émotion –, un plat de standing ovation, les joues de cochon. Cuites fondantes puis grillées au barbecue et ensuite montées en millefeuille avec, entre chaque couche, des algues kombu et un pesto d’herbes aux prunes sauvages, quelques gouttes de bouillon d’ailerons de poulet pour les caresser. Toute l’île en végétalité animale célébrée en un seul plat. On s’incline, bluffés.
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