Voyage
Cet étonnant « petit » musée pense autant l’art que la ville. Avec une programmation parfois iconoclaste et des ambitions autant sociétales qu’artistiques, il est un cas vraiment à part sur la scène shanghaïenne.
Cet engagement est également celui d’une autre institution très active, le Shanghai Himalayas Museum, dont le directeur sud-coréen Yongwoo Lee a élaboré cette année le Shanghai Project, qui a mobilisé toutes les forces vives de la ville. Géographes, historiens, commissaires d’exposition, artistes, penseurs, scientifiques, avocats et réalisateurs ont été invités à mener une réflexion sur le devenir de Shanghai et sur la façon dont la scène artistique peut participer au développement de cette mégapole de 27 millions d’habitants.
Le résultat a pris la forme d’une synthèse, réalisée par Hans Ulrich Obrist, et d’un certain nombre de performances et d’expositions qui ont investi l’espace public pour, la première fois, entre septembre et novembre. « J’ai participé à l’un de ces ateliers. Il est important qu’il existe une synergie entre les musées, et que les musées s’ouvrent aussi sur le reste de la ville », analyse Larys Frogier. Cette ébullition n’est pas forcément du goût des autorités de Shanghai qui, comme partout en Chine, exercent un droit absolu de contrôle et de censure à travers le très redouté « Bureau de la culture ». « Les limites de ce qu’on peut faire ou pas ne sont pas toujours claires. »
En 2015, le musée a fait l’objet d’une interdiction, pendant trois mois, de projections de films expérimentaux, à la suite d’un film qui a déplu. La même année, lors d’un hommage à l’artiste Chen Zhen (disparu en 2000), deux pièces ont été censurées. L’exposition a tout de même eu lieu, fondée sur une œuvre forte et engagée qui participait, à sa façon, de cette lecture de l’art aux prises avec la ville.
« Chen Zhen est né à Shanghai, il y a vécu une partie de sa vie avant d’émigrer en France, raconte Larys Frogier. Une œuvre comme Daily Incantations est inspirée de son histoire personnelle. Lorsqu’il est revenu en visite à Shanghai dans les années 90, il a retrouvé sa ville natale en proie à une folle urbanisation, mais il a aussi renoué avec un bruit familier de son enfance, celui de l’eau utilisée chaque matin pour nettoyer les pots de chambre traditionnels. L’œuvre est née de cet anachronisme et de ce choc de civilisations. »
Le Rockbund Art Museum a exposé cette étonnante installation de 101 pots de chambre suspendus à une structure de bois qui diffusait des sons mêlant bruits d’eau et fragments de discours politiques de l’époque de Mao. Au centre de la structure, une sphère était constituée de déchets d’ordinateurs et de technologie électronique. « Le capitalisme flamboie à Shanghai, conduisant les artistes à analyser comment la vie est bousculée par cette prise de pouvoir capitaliste. Notre rôle est de les soutenir dans cette réflexion et de les ouvrir au reste du monde. »
Nouveaux enjeux
C’est dans cet esprit que, depuis 2013, en partenariat avec Hugo Boss, le Rockbund Art Museum décerne, deux fois par an, un prix à de jeunes artistes émergents de l’Asie du Sud-Est, qui se voient accorder l’opportunité d’une exposition, d’un catalogue et d’un programme de formation et de recherche. « C’est l’occasion de mettre en réseau des artistes de Singapour, de Corée du Sud ou de Taïwan avec la scène chinoise. Trop souvent, la communauté artistique chinoise se connecte en priorité avec l’art occidental et ignore la richesse culturelle de ses voisins. »
Cet été, Larys Frogier a organisé dans ce sens une exposition de groupe, pour laquelle il a invité des artistes de toute l’Asie afin de « voir comment se mettent en place des pratiques de narration dans des pays liés à des contextes culturels et politiques différents ». En novembre, c’est une exposition dédiée à Félix González-Torres qui se tient, en même temps que la Biennale et que les deux foires de Shanghai. Mort du sida en 1996, González-Torres était un artiste américain d’origine cubaine qui revendiquait son homosexualité et abordait dans son œuvre des thématiques sombres – la mort, la maladie, la politique, le système de santé… Son œuvre est montrée pour la première fois en Chine. Une fois de plus, Larys Frogier n’a pas choisi la facilité.
« Le musée utilisé comme un outil de promotion économique et politique, c’était bon il y a dix ans. Aujourd’hui, cela ne suffit plus. Se pose désormais la question du devenir du Rockbund Art Museum comme de toutes les autres structures à Shanghai. Soit ces structures restent de simples vitrines de la puissance de la Chine et du capitalisme global, soit elles deviennent capables d’inventer par elles-mêmes de nouvelles idées et de nouveaux enjeux pour l’art contemporain comme pour la société dans son ensemble. »