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Avec leurs incroyables courses de billes, à mi-chemin entre le délire Do It Yourself d’ingénieur et la production hollywoodienne, les frères Jelle et Dion Bakker offrent à leur million de fans une bonne occasion de replonger dans les joies de l’enfance. Et cet engouement n’a pas échappé aux écuries et aux fédérations de sports automobiles.
Le 7 août dernier avait lieu la quatrième course de la saison de marbula E, sur un circuit berlinois tracé au cordeau qui promettait une lutte féroce. Déjà vainqueur de l’étape précédente à Jakarta, l’écurie BMW i Andretti Motorsport signait la pole position et espérait grappiller de précieux points sur son concurrent Mercedes-Benz EQ, ancré en tête du championnat du monde depuis la première course, sur le circuit parisien, en avril. Sauf que, comme toujours en marbula E, rien ne se passait comme prévu.
Dès le premier virage, la BMW cédait sa place à la chinoise DS Techeetah, et, à l’issue d’une course truffée de rebondissements, la TAG Heuer Porsche, partie d’une modeste cinquième position, l’emportait au finish, sous les envolées enthousiastes de Greg Woods et Jack Nicholls, la doublette au commentaire. Raconté comme ça, voilà qui ressemble furieusement à une compétition automobile – et c’est d’ailleurs l’idée –, pourtant c’est bien d’autre chose qu’il s’agit : des courses de billes.
Si ces compétitions existent depuis cinq ans, leurs vertus hypnotiques sont longtemps restées le secret gardé d’une poignée de geeks. Mais, ça, c’était avant que 4,5 milliards de personnes se retrouvent confinées au printemps 2020. Tout à coup privé de compétitions sportives, le monde s’est découvert une passion pour cet univers qui flaire bon l’école primaire.
Il faut dire que le professionnalisme et l’ingéniosité déployés par Jelle et Dion Bakker, les fondateurs de la chaîne YouTube Jelle’s Marble Runs (« Les courses de billes de Jelle »), y sont pour beaucoup. Au point donc qu’au cœur du confinement l’écurie britannique Envision Virgin Racing et la fédération de formule E ont eu l’idée de les solliciter pour organiser une offre alternative, afin de contenter les fans.
Communauté au taquet
L’histoire débute, il y a une trentaine d’années, dans le jardin des grands-parents Bakker, aux Pays-Bas. Le petit Jelle, 4 ans, atteint d’un trouble du spectre de l’autisme, a une passion déjà toute trouvée : il conçoit des circuits et y fait concourir ses billes préférées. Et Dion, son grand-frère de 6 ans, ne manque jamais de l’aider. « Plus les années passaient, se souvient Dion, 38 ans aujourd’hui, et plus les circuits devenaient impressionnants. »
L’adolescence puis l’âge adulte n’entament pas l’enthousiasme de Jelle. Ses structures se complexifient, avec des ascenseurs et des voies qui s’entrecroisent. En 2006, à 22 ans, le jeune homme lance une chaîne YouTube. Le succès n’est pas comparable à ce qui va leur déferler dessus en 2020, mais le génie du jeune homme ne passe pas inaperçu.
« On a commencé à collaborer avec des musées, et ça nous a valu de voyager dans tous les Pays-Bas », poursuit Dion. Comme une évolution logique, Jelle rêve de construire la plus grande piste de billes au monde. Alors, en mai 2009, il élabore un mastodonte de 210 mètres de long, consacré par le Livre Guinness des records. Mais c’est à partir de 2015 que tout s’accélère. Dion et Jelle mettent du piment à leur affaire, en organisant des courses bien ficelées et en retransmettant la chose de manière sérieuse sur YouTube.
« On a débuté avec une course dans du sable, qu’on a baptisée “Sand Marble Rally”, et ça a tout de suite pris. » Les cerveaux des deux frères s’emballent. En plus de leurs rallyes ensablés, ils imaginent deux déclinaisons supplémentaires : la Marble League – les jeux Olympiques pour les billes avec une quinzaine d’épreuves – et la Marbula One – le championnat de formule 1 des billes, qui donnera bientôt l’idée qu’on sait aux gens de la formule E.
En cinq ans, la chaîne YouTube des frangins explosent. Ils totalisent aujourd’hui près d’un million et demi d’abonnés. Entre la construction des circuits, la gestion du studio, les prises de vues, les animations graphiques, les commentaires, le community management ou les produits dérivés, pas loin de vingt personnes (dont une part de bénévoles) participent à l’aventure Jelle’s Marble Runs.
Greg Woods, le commentateur historique, est l’un d’eux. Avec sa voix chamarrée et son sens de l’humour, cet Américain basé dans l’Ohio, travailleur médical au quotidien, est l’une des coqueluches des fans. Et comme il nous l’explique, dans cet écosystème impressionnant, le poids de la communauté est massif. « Lorsqu’on met bout à bout les fans sur Twitter, Reddit et tout un tas de sites Web, ça représente une audience énorme, par ailleurs très active. Ils suggèrent des noms pour les équipes et leur créent des comptes Twitter ou Facebook. Ils conçoivent aussi des designs et des logos, et imaginent parfois un passé à une bille ou lui inventent des motivations pour gagner… Cette dynamique collective a tendance à attirer de nouveaux fans, car, finalement, ils passent du bon temps ensemble. Moi, je m’inspire de leurs histoires que j’inclus dans mes commentaires. On se nourrit mutuellement. »
Et puis, parmi les aspects qui font le charme de cet univers, il y a ce principe qu’en dépit de toute cette organisation, à la fin, c’est le hasard qui décide. Dans un monde régi par la compétition, on y verrait presque un manifeste politique. « C’est vrai, répond Dion Bakker, mais ça n’empêche pas les gens de prendre les choses très à cœur ! »
Le serious business de Jelle’s Marble Runs
Professionnelles et très suivies, les courses de billes de Jelle et Dion sont devenues une petite usine à gaz. Chacune des compétitions requiert entre 12 et 16 courses par saison. Réaliser un circuit peut prendre trois jours. « L’attention portée aux détails est remarquable, admire Greg Woods. On est très loin du truc filmé avec une caméra tremblotante avec juste un plan. Le niveau de production est professionnel. Ça m’oblige à être excellent aussi. »
De fait, Dion et son équipe filment chaque course avec six caméras. Pour la Marble League et sa quinzaine d’épreuves, il n’est pas rare qu’entre la création des plateaux, le tournage des compétitions et le montage (avec, notamment, l’intégration des voix de Greg Woods), les frangins y passent trois semaines. Ce professionnalisme n’a pas échappé à Sylvain Filippi, le directeur général de l’écurie Envision Virgin Racing, qui participe donc au championnat du monde de formule E : « En mars 2020, la pandémie a entraîné la suspension du championnat. On a décidé d’être créatifs, et c’est comme ça qu’est venue l’idée d’approcher Jelle’s Marble Runs. Ils ont travaillé dur et ont réussi à répliquer tous les éléments de la formule E. Toutes les écuries ont joué le jeu. Jack Nicholls, le commentateur habituel des courses, aussi. Ça a donné un produit final génial. Chaque course était diffusée en avant-première live sur Facebook. On n’avait jamais obtenu de telles performances sur une campagne. Les fans ont adoré et n’arrêtaient pas de nous demander quand aurait lieu la prochaine course. »
Le son de cloche est identique chez Dion. Il reconnaît avoir pris beaucoup de plaisir avec Jelle, en ayant le sentiment d’une liberté créative totale. Au point, notamment, d’associer Greg Woods à Jack Nicholls, pour la plus grande joie du premier, fan de sport automobile. « A partir de ce moment-là, se souvient Dion, ça a pris des proportions hallucinantes. On avait entre cinq et dix demandes d’interviews par jour. On s’est retrouvés à la télévision néerlandaise. Et puis, un jour, le téléphone a sonné, c’était l’équipe de John Oliver de HBO qui nous proposait un partenariat. Evidemment, on a adoré l’idée. »
Après la diffusion d’un sujet dans l’émission « Last Week Tonight », en mai 2020, le seuil symbolique du million d’abonnés sur YouTube est franchi. Aujourd’hui, Dion confesse qu’ils vivent de leur projet fou. L’essentiel de leurs revenus provient de la monétisation de leurs contenus sur YouTube et des partenariats avec des marques comme Envision Virgin Racing, ou, plus récemment, le fabricant de produits laitiers anglais Arla, pour qui ils organisent des compétitions sur mesure.
Enfin, quelques articles dérivés, masques ou tee-shirts aux couleurs de certaines billes ou équipes stars ou un circuit à monter chez soi créé en collaboration avec le fabricant de jouets italien Quercetti, complètent le tableau. Désormais, Dion et Jelle ne s’interdisent plus de rêver et ambitionnent de nouer de nouvelles associations encore plus prestigieuses. « La NBA ou la NFL, ce serait pas mal », sourit Dion.
Histoire de se réinventer aussi, ou plutôt d’innover encore et toujours, nos deux Néerlandais envisagent également des petits pas de côté : « On a notamment en tête l’idée un peu folle de travailler avec Lily Hevesh, une Américaine qui élabore des structures incroyables avec des dominos. Combiner à des billes, ce serait l’accord parfait. » Qui se ressemble s’assemble, dit le proverbe : ça vaut manifestement aussi pour les millions d’abonnés YouTube.