Architecture
The Good City
Dans ce petit royaume bouddhiste enclavé entre la Chine et l’Inde, Bjarke Ingels Group s’apprête à construire un ambitieux projet de 1 000 km2 qui se rêve en futur poumon économique et administratif du pays. Avec un bilan carbone négatif, le Bhoutan, qui privilégie le bonheur de ses habitants au produit national brut, est un haut lieu de biodiversité que l’architecte danois entend préserver.
Depuis que l’agence Bjarke Ingels Group (BIG) a été créée, en 2005, son fondateur nous a habitués à des projets pharaoniques à l’empreinte carbone hautement discutable. Aux quatre coins de la planète, il érige des bâtiments spectaculaires et nourrit un certain goût pour l’architecture « show off ». Et développe la Gelephu Mindfulness City au Bhoutan.
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L’agence compte aujourd’hui pas moins de 700 collaborateurs et sept bureaux répartis sur trois continents : la maison mère, à Copenhague, mais aussi Barcelone, Zurich, Londres, Los Angeles, New York et Shenzhen. Parmi ses bâtiments emblématiques figurent le W57 Courtscraper (2016), à New York, mariage inédit entre le gratte-ciel et l’immeuble européen pourvu d’une cour intérieure ; The Spiral (2023), tour de bureaux, également à New York ; Copen Hill (2019), à Copenhague, un gigantesque incinérateur de déchets avec piste de ski en toiture et mur d’escalade en façade ; le musée-atelier Audemars-Piguet (2020), au Brassus, en Suisse, ou encore le siège social de Google (2022), à Mountain View, dans la Silicon Valley.
En France, on lui doit la Méca (2019), à Bordeaux, Maison de l’économie créative et de la culture de la région Nouvelle-Aquitaine. Autant de bâtiments XXL qui ont forgé la renommée de la superstar danoise.Mais Bjarke Ingels, 49 ans, qui a fait ses armes chez Rem Koolhaas (OMA), aime surprendre, provoquer et se montrer là où on ne l’attend pas.
On le retrouve donc au Bhoutan, royaume bouddhiste situé en Asie du Sud, dans l’est de la chaîne de l’Himalaya, où il s’apprête à réaliser « Gelephu Mindfulness City » : une ville de « pleine conscience » de 1 000 km2 – environ dix fois la superficie de Paris.
Bonheur national brut
C’est le rêve un peu fou poursuivi par Jigme Khesar Namgyel Wangchuck, roi du Bhoutan, qui a fait l’annonce de ce projet hautement ambitieux lors de la 116e fête nationale, en décembre dernier.
Réalisé avec le géant de l’ingénierie Arup et le cabinet de conseil en développement urbain Cistri, Gelephu Mindfulness City deviendra le futur pôle administratif et économique d’un pays qui a inventé le GNH (Gross National Happiness ou bonheur national brut), indice se substituant au PNB pour mesurer la « richesse » des habitants, portant sur neuf domaines : le bien-être psychologique, la culture, l’environnement, la santé, l’éducation, l’utilisation du temps, le niveau de vie, la bonne gouvernance et le dynamisme communautaire.
Il n’en demeure pas moins l’un des plus pauvres de la planète, frappé par une crise économique depuis l’épidémie de Covid-19. La durabilité est également au coeur de cette Gelephu Mindfulness City, dans un pays qui affiche fièrement son bilan carbone négatif : premier au monde à avoir atteint la neutralité, il l’a aujourd’hui dépassée.
Le Bhoutan a ainsi fait de la politique environnementale sa priorité absolue. Pour y parvenir, le royaume, qui compte 800 000 habitants, possède un atout de choix : sans industrie, il est recouvert à 70 % de forêts et bénéficie d’une biodiversité vivace.
Inspiré par l’architecture traditionnelle et la culture locale, le projet imaginé par Bjarke Ingels Group s’appuie donc sur cette richesse naturelle, le fort héritage spirituel du Bhoutan ainsi que les principes du GNH. Trente-cinq rivières et ruisseaux traverseront le site, desservi par une série de ponts habitables et définissant des écosystèmes interconnectés.
Une terre de ponts
Chacun des ponts est conçu pour être combiné à des fonctions culturelles, éducatives, récréatives et infrastructurelles. Pour protéger les développements existants et futurs des inondations pendant la mousson, des rizières s’établissent le long des rivières et des affluents.
Elles fonctionnent comme des corridors de biodiversité pour la flore et la faune locales, laissant intactes les routes migratoires des éléphants et d’autres animaux sauvages. Les onze quartiers qui résultent de cette organisation géographique forment des terrasses urbaines qui descendent en cascade des collines jusqu’à la vallée, selon une densité croissante.
« Façonnée par les voies navigables, Gelephu devient une terre de ponts, reliant la nature et les gens, le passé et le futur, le local et le mondial, déclare Bjarke Ingels Group. Comme les dzongs traditionnels [des monastères fortifiés, NDLR], ces ponts habitables se transforment en monuments culturels, faisant également office d’infrastructures de transport combinées à des installations civiques. »
Chacun des ponts abrite des destinations clés de la ville : le nouvel aéroport ; un centre spirituel Vajrayana témoignant des us et coutumes des moines et des maîtres de la pleine conscience ; un centre de santé mêlant médecines orientale et occidentale ; une université ; une serre hydroponique et aquaponique mettant en valeur les pratiques agricoles anciennes et l’agroscience moderne ; un centre culturel ; un marché.
Le dernier pont, un barrage hydroélectrique intégrant un temple, sera construit à la frontière ouest de la ville avec un mur prenant la forme d’une cascade de marches offrant des points de vue sur Gelephu.
Doper l’attractivité de la Gelephu Mindfulness City
Pour l’occasion, Bjarke Ingels délaisse ses matériaux habituels (béton, verre, acier) au profit des ressources locales : le bois, la pierre et le bambou. L’architecture traditionnelle bhoutanaise est la première inspiration du bâtisseur danois, qu’il réinterprète sans verser dans le pastiche. Les ponts seront construits le long de rues pavées perméables permettant aux eaux pluviales de s’infiltrer dans le sol.
Situé à la frontière entre l’Inde et le Bhoutan, ce futur poumon administratif et économique tirera parti de son emplacement et de sa connectivité forte avec l’Asie du Sud et du Sud-Est pour jeter les bases de la subséquente croissance du pays.
Objectif : attirer les capitaux étrangers et endiguer le dépeuplement. Le chômage y est élevé et les jeunes sont nombreux à s’établir à l’étranger, notamment en Australie. Il y a donc urgence.
« Le plan directeur de Gelephu donne forme à la vision de Sa Majesté de créer une ville qui devienne un berceau de croissance tout en restant fondée sur la nature et la culture bhoutanaises. Nous imaginons la Mindfulness City comme un endroit qui ne pourrait être nulle part ailleurs », résume Bjarke Ingels Group. « J’ai 43 ans et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour y parvenir », a affirmé le roi. Avis aux investisseurs afin que le projet ne reste pas dans les cartons.
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