×
Tachkent a le goût bétonné d’un retour vers le futur, entre barres d’immeubles à la soviétique et centres commerciaux à l’occidentale, 2024 - TGL
Tachkent a le goût bétonné d’un retour vers le futur, entre barres d’immeubles à la soviétique et centres commerciaux à l’occidentale, 2024 - TGL
Marine Mimouni

The Good City // Architecture

Tachkent : ville en béton, modernisme oriental

Architecture

The Good City

Certains l’appellent le « modernisme sismique », d’autres lui préfèrent le nom d’« architecture de l’optimisme historique ». Une certitude : le modernisme de Tachkent a le goût bétonné d’un retour vers le futur, entre barres d’immeubles à la soviétique et centres commerciaux à l’occidentale. État des lieux.

Dressé face à Tamerlan sur son cheval de bronze, l’Hotel Uzbekistan, à Tachkent, est un molosse architectural de 17 étages. Héritage de l’ère soviétique, il évoque le décor d’un film d’espionnage. À l’intérieur, une lourdeur flotte dans l’air, chargée de suspicion. Welcome (back) to the USSR ! Dans la chambre, pas de micro, mais une moquette qui semble ne pas avoir vu un aspirateur depuis Gorbatchev.


A lire aussi : Les meilleures adresses de la rédaction à Tachkent, Ouzbékistan


L’Hotel Uzbekistan, ouvert également en 1974, est le plus grand hôtel du pays.
L’Hotel Uzbekistan, ouvert également en 1974, est le plus grand hôtel du pays. DR

L’Hotel Uzbekistan, à l’étonnante façade géométrique, ne laisse personne indifférent. Il fait partie des icônes modernistes que Tachkent redécouvre aujourd’hui. Depuis peu, la Fondation ACDF (Uzbekistan Art and Culture Development Foundation) met en valeur son patrimoine architectural soviétique à travers le programme Tashkent Modernism XX/XXI. L’Ouzbékistan est ainsi le premier État des anciennes républiques de l’URSS à s’y intéresser.

Dans la capitale, une poignée de bâtiments sont désormais protégés et, pour certains, en attente de rénovation. Des expositions et des débats ont été organisés aux triennales d’architecture de Milan et de Charjah, où d’illustres personnalités, Rem Koolhaas y compris, étaient conviées. En deux mots, une jolie campagne de communication autour d’une thématique à la mode, mais, peut-être, un peu loin du terrain.

Soviet style

Le bazar de Chorsu, au centre de la vieille ville, est le cœur battant de Tachkent.
Le bazar de Chorsu, au centre de la vieille ville, est le cœur battant de Tachkent. DR

Le terrain, justement. À Tachkent, il n’est pas lisse, les trottoirs et les routes étant dans un piteux état. Ce qui n’empêche pas de suivre la route moderniste grâce à la nouvelle application Tashkent ­Modernism menant à 21 bâtiments, monuments et mosaïques.

Mais on peut lui préférer une balade architecturale avec Alexander Fedorov. Une coupe blonde au carré, un bob et un troisième œil sur une broche dorée accrochée à son tee-shirt mauve, cet Ouzbek à la carrure imposante voue un amour fou aux lignes modernistes de sa ville.

« Je l’appelle l’architecture de l’optimisme historique. C’est totalement fantaisiste, mais j’aime le concept qui y est associé, avance-t-il en guise d’introduction. Après la mort de Staline, en 1953, l’URSS a connu un certain assouplissement qui se lit encore dans la pierre. Khrouchtchev a fait de nombreuses réformes, dont un décret rejetant les excès de l’architecture. »


A lire aussi :  La fleur de coton, l’or blanc de l’Ouzbékistan


Tachkent a le goût bétonné d’un retour vers le futur, entre barres d’immeubles à la soviétique et centres commerciaux à l’occidentale, 2024 – TGL
Tachkent a le goût bétonné d’un retour vers le futur, entre barres d’immeubles à la soviétique et centres commerciaux à l’occidentale, 2024 – TGL DR

C’est la fin des gratte-ciel façon pièce montée ou des bâtiments néoclassiques follement démesurés. On en revient alors à une taille de monument un peu plus humaine. On esquisse quelques pas de côté, on s’autorise quelques excentricités, on souligne aussi les singularités locales.

À Tachkent, Golubie Kupola (la Coupole bleue) rappelle une tchaïkhana (salon de thé) dans une version moderne. Hélas, le propriétaire actuel ne semble pas sensible à l’esthétique d’origine. La main de l’architecte Vil Muratov disparaît derrière de vilaines baies vitrées fumées protégeant un décor kitsch façon Mille et Une Nuits. La beauté du bâtiment s’aperçoit sur de vieilles photographies d’Alexander.

Artiste et designer, il est allé à Moscou pour éplucher quarante ans de magazines spécialisés sur l’architecture ouzbèke à la bibliothèque Lénine et a écumé les archives du musée d’architecture Chtchoussev. « Certains documents se trouvent encore en Russie », dit-il en souriant.

Tachkent s’illustre surtout par son esthétique soviétique qui se mêle à la culture ouzbèke et orientale avec un brin de folklore.
Tachkent s’illustre surtout par son esthétique soviétique qui se mêle à la culture ouzbèke et orientale avec un brin de folklore. Martin Bruno

Moscou a longtemps tout centralisé. Un peu plus loin, le solide gaillard montre le palais de l’Amitié des peuples, un véritable bijou aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Il y a aussi le Cirque national et le cinéma Panorama, dont la salle principale compte 2 500 places ! Il y a enfin le Zhemchug, immeuble résidentiel à la construction monolithique, dont les balcons de forme organique rythment la façade.

« C’est une femme, Odetta Aidinova, qui a signé ce bâtiment, ce qui était rarissime à l’époque, poursuit Alexander. Elle a mis dix ans à le construire. Il reprend la structure d’un quartier traditionnel local mahalla, mais à la verticale. C’est unique au monde. »

La tour de 16 étages est conçue autour de cours ouvertes sur différents niveaux, créant ainsi des lieux de rencontre pour les habitants. Le bâtiment fut récompensé en 1984 par la médaille d’or du meilleur bâtiment de l’URSS, attribuée par l’Association des architectes. Ce vent moderniste n’est pas un hasard.

« Tachkent a changé en moins d’une décennie après le tremblement de terre de 1966, passant d’une ville orientale en brique, avec quelques bâtiments néoclassiques, à une métropole soviétique idéale », avance l’architecte allemand Philipp Meuser, cofondateur de la maison d’édition DOM Publishers, qui publie des ouvrages d’architecture en anglais et en allemand.

L’Hotel Uzbekistan, ouvert également en 1974, est le plus grand hôtel du pays.
L’Hotel Uzbekistan, ouvert également en 1974, est le plus grand hôtel du pays. Martin Bruno

Ce tremblement de terre de 5,1 sur l’échelle de Richter fit une quinzaine de morts et peu de dégâts. Les autorités soviétiques en profitèrent cependant pour détruire une grande partie de la vieille ville et remodeler le centre. « J’ai surnommé le modernisme de Tachkent “architecture sismique”, puisque tout a démarré à partir de là », explique l’éditeur.

« À l’époque soviétique, de façon générale, les bâtiments publics avaient un design riche et recherché, car ils devaient représenter l’État. Les bâtiments résidentiels étaient souvent de facture modeste et élaborés avec des matériaux de mauvaise qualité. À Tachkent, ils étaient amplement décorés. Trois frères architectes ont développé une technique intégrant directement des mosaïques au système de construction de préfabriqués du Français Raymond Camus, dont l’URSS avait acheté la licence », poursuit Philipp Meuser, qui a publié Seismic ­Modernism, Architecture and Housing in Soviet ­Tashkent, aujourd’hui épuisé.


A lire aussi :  Du Groenland à Göteborg, les architectures symbiotiques de Dorte Mandrup


Tachkent, modernisme oriental

« Tachkent a changé en moins d’une décennie après le tremblement de terre de 1966, passant d’une ville orientale en brique, avec quelques bâtiments néoclassiques, à une métropole soviétique idéale ».
« Tachkent a changé en moins d’une décennie après le tremblement de terre de 1966, passant d’une ville orientale en brique, avec quelques bâtiments néoclassiques, à une métropole soviétique idéale ». Martin Bruno

Tachkent s’illustre surtout par son esthétique soviétique qui se mêle à la culture ouzbèke et orientale avec un brin de folklore. « La forme du bazar de Chorsu [dessiné par Vladimir Azimov et Sabir Adylov, NDLR], se retrouve dans la plupart des anciennes républiques de l’URSS, mais ici, son toit est couvert de mosaïques et de dessins de style islamique. »

Autre exemple, l’architecte Evgueni Rozanov a habillé le musée de Lénine, aujourd’hui musée de l’Histoire de l’Ouzbékistan, d’une façade aux motifs de pandzhara, une sorte de claustra local. De nombreux architectes, ouzbeks ou venus des quatre coins de l’URSS, ont alors intégré la culture de l’Asie centrale  à leurs créations.

À Tachkent, il n’est pas lisse, les trottoirs et les routes étant dans un piteux état. Ce qui n’empêche pas de suivre la route moderniste grâce à la nouvelle application Tashkent ­Modernism menant à 21 bâtiments, monuments et mosaïques.
À Tachkent, il n’est pas lisse, les trottoirs et les routes étant dans un piteux état. Ce qui n’empêche pas de suivre la route moderniste grâce à la nouvelle application Tashkent ­Modernism menant à 21 bâtiments, monuments et mosaïques. Martin Bruno

Aujourd’hui, Tachkent est devenue la ville la plus en vue pour le modernisme, offrant un savoureux voyage architectural et temporel. Il faut y aller après avoir feuilleté le merveilleux livre CCCP.

Cosmic Communist Constructions Photographed, de ­Frédéric Chaubin, qui a écrit : « Ces bâtiments sont des accidents heureux pour certains, des fautes de goût pour d’autres, mais la plupart, modestes ou non, ont en commun d’avoir su esquiver les normes. Ni modernes, ni postmodernes, à la manière de rêves sans ancrages, ils apparaissent de loin en loin comme les indices d’une quatrième dimension. L’ultime dimension du monde soviétique. » Un héritage de pierre pas si mauvais.


A lire aussi :  Architecture : Sou Fujimoto s’amuse à Shenzhen avec une tour flottante !

Voir plus d’articles sur le sujet
Continuer la lecture