Voyage
Comment un cadre au chômage se retrouve escort‑boy d’une jeune Chinoise à l’occasion d’un reportage plein Ouest. Un road‑trip original rempli d’inattendus, où se mêlent adresses exquises et conversations à bord d’une vieille Chrysler, comme dans la chanson de Souchon, entre bandes de mer, légendes, rochers déchiquetés et soleil rageur…
Des événements sanitaires secouèrent notre vieux continent, il y a quelque temps. Ils me contraignirent à dégringoler socialement. Non seulement ma fiancée s’envola avec un brancardier auréolé, mais je perdis mon job à la direction de la communication d’un laboratoire qui avait quelque peu magnifié ses résultats.
Je dus vite changer d’appartement, louer un studio en banlieue de Reims et chercher le premier boulot venu. Un ami charitable me proposa d’être le chauffeur d’une journaliste chinoise. Il s’agissait de la récupérer à l’aéroport, d’organiser son voyage, les hôtels, les chambres, et de lui éviter le moindre souci, son papa étant une importante relation dudit ami. La mission était claire : copie clean sur toute la ligne. Profil bas, pas touche, et retour de livraison dix jours plus tard à Charles-de- Gaulle, terminal 2E.
J’avais cru comprendre qu’il s’agissait d’un séjour à Paris. Il n’en était rien. Je récupérais Liu, qui avait failli être détroussée par un taximoto, la mâchoire tremblotante, la nacre de ses yeux baignée de larmes et beaucoup de hargne dans ses propos tenus dans sa langue natale. Très vite, il fallut rectifier le tir. Il n’avait jamais été question de Paris.
Mais, dit-elle, de la « petite Bretagne ». – What ?
C’est ainsi que, dès le lendemain matin, nous nous retrouvâmes en gare de Rennes, elle, cachée derrière de larges lunettes de soleil, un masque sur le visage et gantée jusqu’aux coudes.
La production du reportage, histoire d’enjoliver le sujet, avait prévu de nous faire rouler dans une voiture américaine des années 60. Au point où j’en étais, tout devenait étrange, donc aisé. Dans un mélange de chinois, d’anglais, de coréen et parfois de français, nous réussîmes à établir quelques passerelles de compréhension.
– Pourquoi allons-nous à Saint-Méloir-des- Ondes, Monsieur ?
Je lui répondis que c’était surtout pour la sonorité du nom. Elle venait de passer vingt minutes avant de réussir à le prononcer, lorsque le Château Richeux apparut au bout du chemin. Nous venions juste d’avoir une altercation au sujet du Mont-Saint-Michel qui pointait tout là-bas.
– Mais pourquoi, Monsieur, nous n’y allons pas ?
– Ce n’est pas en « petite Bretagne », mais en Normandie.
– Monsieur, vous êtes un grand imbécile…
– Certainement, Madame.
La vue de cette demeure calma notre amie. J’avais prévu une violente dose tellurique, histoire de niveler le terrain. Ce fut ici un ancien sanctuaire druidique. Léon Blum aurait fait construire ce manoir de conte de fées pour sa maîtresse, madame Shaki. Liu marqua un arrêt sur cette association douteuse : comment pouvait-on réunir en une phrase une maîtresse et une fée ? La maison répondit à sa façon.
La journée était d’un bel azur, la baie, offerte et, en plat, les coquilles Saint-Jacques de plongée étaient servies en « shichimi du Mont », avec vinaigrette des mers du Sud. Liu admit la pertinence de l’adresse, d’autant qu’un verre de vin blanc donna à sa carnation porcelaine un reflet rosé que je fis mine de ne pas remarquer malgré son questionnement.
– Monsieur, c’est ici que vous avez réservé, j’imagine ?
– Non, c’eût été trop facile, tout le monde veut être là…
Dire que Liu était d’humeur ravageuse n’était pas peu dire. Dans le rétroviseur, je la devinais querelleuse sur la banquette arrière lorsque nous sommes arrivés à la Ferme du vent. J’ai compris que ça allait mieux, ma castration était reportée : six chalets marins et graphiques taillés dans la pierre et le bois, les pastels et les gris anthracite ; une cheminée allumée, un pichet de cidre, un pain alvéolé et un bain celtique, histoire d’anticiper un réveil matinal.
– Mais pourquoi, Monsieur ? On est si bien ici et le chef est trop mignon…
À sept heures, nous étions les premiers, les ruelles étaient vides, le site était magnifique, le chant des oiseaux, perceptible. Ce fut un choc à garder le silence longtemps après. Ce n’est que 50 kilomètres plus loin que Liu ouvrit son bec.
– Merci, Monsieur, pour le Mont-Saint-Michel.
Cancale pointait déjà à l’avant du capot. Tant bien que mal, nous nous sommes garés non loin du Breizh Café, au bord du quai. Cette voiture est enivrante, mais se révèle être une vraie tannée à garer.
Liu prit sa première galette complète. Au début, elle a quelque peu tiqué devant son aspect luisant, l’élasticité du fromage et cet œuf qui la regardait comme l’œil de Caïn. Je lui ai demandé de me parler de sa Bretagne à elle. Il ne fut question que du Mont-Saint-Michel, de caramel au beurre salé et du sourire d’Hugo Roellinger.
À la limite, c’était ça de pris. Il restait du travail à faire. J’aurais presque voulu une sale pluie, un vent de chien, la voiture tombant en panne au milieu d’une forêt noire. Mais, tout là-haut, l’azur tenait la baraque, et la route envoyait du lourd avec une D201 majestueuse, à croquer, offrant – entre Cancale et Saint-Malo – l’un des plus beaux travellings de France.
Deux heures de route nous séparaient de Trébeurden. Nous avions, enfin… « j’avais » réservé au manoir de Lan Kerellec. Pour le dîner, Liu avait enfilé une robe de gala, ce qui nous valut une table placée au-dessus des îles de la Côte de Granit rose. Le personnel était aux petits soins et, cette fois, sous les assauts d’un sommelier émérite, notre « In the Mood for Love » accepta de goûter un somptueux vin rouge de Bandol, ce qui donna à la soirée un tour inattendu. Elle me raconta sa vie de pauvre petite fille riche, qu’elle voulait créer des parfums, et remanger une galette complète le lendemain.
La Chrysler, à défaut d’être discrète, nous apprenait au moins à prendre notre temps, à rouler comme en croisière, ce qui n’est pas sans rappeler le roulis de la drague. Par chance, entre nous, la pandémie avait instauré une nouvelle romance, avec comme postulat de base un éloignement non dépourvu de charme. Et de tranquillité pour ma vie sentimentale en lambeaux.
La Bretagne, ce ne sont pas seulement des montages de mer, des rochers déchiquetés, un soleil rageur. C’est également l’intérieur. De longues routes, du bocage et des ajoncs. Ce sont de petites auberges avec des noms du passé, comme Les Voyageurs, à Saint-Renan. Des chambres à la modernité entendue et, surtout, une table bagarreuse, joyeuse, avec la cuisine de Julien Marseault.
J’appris à Liu comment manger des langoustines. Réussir le triptyque langoustine-pain au beurre salé-gorgée de muscadet. À la troisième bouchée-gorgée, Liu me parla encore de ses parfums : elle rêvait de capturer l’odeur de la neige.
La Bretagne, ce sont aussi des forêts lourdes et songeuses, celles des esprits et des légendes.
Nous avons traversé celle de Brocéliande, avec sa profusion de fougères, de feuillages touffus. L’air est magnifique de pureté, le sol est aussi tendre qu’un coussinet. Nous sommes même tombés sur un ancien aérodrome que l’armée allemande renforça avec l’aide d’une population locale troublée par des salaires mirobolants et des soldats parfois pacifistes, désolés de cette fichue guerre. Liu ne me crut qu’à moitié lorsque je lui appris que le 19 juillet 2011, vers 5 h 20, une météorite termina sa course dans le coin. Où le fit-elle ? Au-dessus d’une commune au nom singulier : Néant-sur-Yvel.
Lorsque Liu apprit le nom de la prochaine étape, elle faillit me gifler. « Oui, je suis désolé, cela n’a rien à voir avec vous, mais cela s’appelle vraiment l’île de Sein. » Qu’elle portait fort raisonnables au demeurant. Lorsqu’elle fut sur le bateau à digérer sa galette complète, je compris que Liu entrait en « grande Bretagne ». L’île fut une révélation pour elle, d’autant que nous avions pris une bière sur le quai et deux chambrettes à l’hôtel.
Du coup, le séjour à Sainte-Anne-la-Palud, à l’Hôtel de la Plage, appartient à ces songes bourgeois et cossus aux charmes indéniables. Accepter le luxe d’autrefois, comme une marque de civilisation datée et exquise, se laisser porter dans un site préservé, presque l’origine du monde…
Liu s’était faite à ce rythme paradoxal de la Bretagne, passer du confort armorié à la simplicité druidique, comme ces deux chambres désarmantes de simplicité à Audierne. Ou encore, les pieds dans l’eau au restaurant Le Chantier, à Saint-Philibert, d’autant que Liu avait trouvé la bonne rythmique langoustines-beurre salé-muscadet.
Cela la rendait d’humeur intrépide. Elle m’a demandé de lui apprendre des jurons en breton. « Penn klouk », lui ai-je dit illico. Elle prit le mot au premier degré (« tête de conne »). Elle alla au bar demander un truc au patron et, toute fière, revint et me sortit : « Kalc’h bihan ». Ce que je pris de façon frontale… « Petite bite ! »
Nous avons continué ainsi à bouder et à rire, passant d’un restaurant de fruits de mer extra, Le Bistrot de l’écailler, à Névez, où un plat la laissa sur le derrière, le homard aux frites, à la crêperie La Châtaigneraie, tout près de là. Lorsque Liu la vit, elle s’exclama : « Penn klouk, on s’arrête ! » Ça tombait bien, c’était au pied de l’hôtel Dalmore, un manoir de 1927 bâti dans l’esprit Arts & Crafts, le néorégionalisme, par une Australienne amatrice d’art et amoureuse de l’école de Pont-Aven.
Comme pour le Mont-Saint-Michel, Liu a accepté de se lever aux aurores pour découvrir Névez, sa lumière surtout, qui fait accourir la terre entière. La fascination réciproque entre le Japon et la France déclencha des réverbérations dans les arts, la décoration, la musique et la littérature.
Plus nous descendions vers le sud, plus la Bretagne se faisait douce. Mais elle savait rester fermée, accentuée, comme dans le golfe du Morbihan. Parfois la mer venait de partout, entrait loin dans les terres, dessinait des presqu’îles, des isthmes, des rias. C’est au-dessus de l’un d’eux que nous avions réservé, pour une soirée, aux Vénètes, sur la pointe d’Arradon.
À notre arrivée, comme dans une dramaturgie, le ciel s’est couvert. Il fut presque aubergine, avec des griffures violacées. Une averse violente nous tomba sur le râble. Le temps de gagner nos chambres, la météo avait reviré. Comme Liu avait remis sa robe « In the Mood for Love », nous avons hérité d’une jolie table avec vue.
Elle a demandé tout de suite une galette complète. Ce qui contraria le maître d’hôtel, qui prit cela comme une mauvaise blague. Il nous tendit alors une belle carte avec des intitulés sophistiqués. Liu choisit un crustacé dont je me suis toujours demandé pourquoi il était aussi sexy auprès des femmes et des hommes. Sans doute son prix. Le homard, donc, accommodé ici d’un beurre à l’estragon, et surtout d’un bourgogne blanc ravageur.
Liu me parla de ses études lamentables, de son rejet des professeurs et, par la suite, de ses parents. Parfois, lors de mouvements inappropriés, se dégageait une partie de son épaule. Y figurait un idéogramme. Profitant de son visage empourpré par le vin, je lui ai demandé sa signification. Elle me répondit lorsque le maître d’hôtel lui servit un soufflé au Grand Marnier : « carnage et mélancolie ».
Il restait encore un peu de temps. Comme Jack London qui aimait aller jusqu’au terme des villes, quand celles-ci renoncent et se transforment en campagne. Il s’agissait donc de montrer à Liu comment ce pays allait trouver le calme vers la Loire, comment les toits allaient troquer l’ardoise pour la tuile et, plus bas encore, la cuisine allait passer du beurre à l’huile d’olive.
Vers Le Croisic, les hermines sur le granit et les volets, les galettes complètes nous rappelaient qu’il faisait encore Bretagne. Alors nous avons bifurqué vers la Brière, ces marais bas et taiseux, enfouis dans les roseaux, comme une mèche adolescente et rebelle. C’est alors seulement que la Bretagne ne dit plus rien. Elle s’est même renfrognée, s’est mise à bouder parmi ses roseaux et ses cieux bas. C’est ici que le voyage se terminait, à La Mare aux oiseaux, du chef Éric Guérin.
Liu tomba à la renverse au-dessus d’un poireau noirci à l’encre de seiche, en mémoire de ces chênes noyés puis minéralisés sous les eaux il y a cinq mille ans ; une touche de crème fraîche et de caviar venant mettre un peu de raffut. Liu était tellement contente qu’elle m’a traité de tête de con, en français cette fois. Ce fut pour moi le plus beau des compliments, le diplôme d’honneur de ce voyage. Histoire à suivre dans le Sud… (et dans le numéro 49 de The Good Life)
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