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Hors saison : Ile de Bréhat, à l’origine était l’iode

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Avec ses printemps tièdes, la folie de ses ciels ennuagés et les effluves de ses jardins, Bréhat séduit les foules. Il suffit pourtant d’éviter les zones rouges du calendrier pour retrouver l’île telle qu’elle était au XIXe siècle, ou presque. Un monde sans voiture, des chemins fleuris. En face de Paimpol, au cœur d’un archipel de miettes de terre, cette petite Madère invite à se perdre, nez au vent.

Sur l’île de Bréhat, le potager de Maryvonne, 73 ans, est une petite armée en ordre de bataille. Alignées au cordeau, ses plantations prospèrent avec ardeur, et gare aux merles et autres escargots qui voudraient y goûter. Maryvonne traite les envahisseurs avec purin d’ortie et décoctions de prêle maison. « Ici, tout pousse ! » Vous vous en êtes bien rendu compte. L’impatiente petite navette qui vous a embarqué à la pointe de l’Arcouest, à côté de Paimpol, pour franchir le chenal de Ferlas avant de vous poser sur le quai du Port-Clos a mis à peine dix minutes pour vous projeter dans un autre monde.

Remonter jusqu’à la maison de Maryvonne, un peu à l’écart du bourg, vous aura pris du temps. Non pas à cause de la distance, l’île de Bréhat mesure à peine 3,5 kilomètres de long. Mais vous avez stoppé tous les 10 mètres pour dégainer votre smartphone, vous extasier devant les maisons, petits édens enfouis sous la glycine et le lilas – exactement ce dont vous rêvez –, vous pencher sur les pâquerettes poussant leurs têtes au creux des murs de pierre et tendre l’oreille pour écouter les oiseaux.

Mieux vaut éviter le mois d’août et certains grands ponts pour goûter l’île comme elle le mérite.
Mieux vaut éviter le mois d’août et certains grands ponts pour goûter l’île comme elle le mérite. timothee-chambovet

Zéro voiture, vous avez remarqué ? Ou encore qu’il n’y a pas de maisons moches à Bréhat ? Certaines sont minuscules, avec leurs façades de pierre, leurs fenêtres cintrées et leurs volets rouges ; d’autres, comme des manoirs de contes de fées, ont appartenu à des corsaires ou à des amiraux.

350 habitants en hiver sur l’île de Bréhat

Si vous passez par l’ancien port de la Corderie, au pied de la chapelle de Kéranroux, vous verrez encore le débarcadère des corsaires et des terre-neuvas. Cette chapelle, avec ses nombreux ex-voto, reste d’ailleurs celle des gens de mer. Mais l’île est aussi une terre de paysans. Au milieu du XIXe siècle, quand l’archipel comptait encore près de 2 000 âmes, les Bréhatins étaient en compétition avec les paysans de l’île de Batz pour vendre leurs pommes de terre à Paris.

Leurs charrettes doublaient celles qui dégoulinaient de goémon, bringuebalant vers la maison Roques, une usine installée dans l’anse de la Corderie. Les cendres d’algues y étaient traitées pour en extraire l’iode – l’une des principales ressources de l’île, avec la taille de pierres pour construire les églises.

Comme on les extrayait à la dynamite, certains ont fini par en être agacés et ont provoqué une levée de boucliers. Ils furent à l’origine de la loi de 1906 assurant la protection des sites naturels. Bréhat sera la première à être classée en France. C’était l’époque où l’on pouvait passer une vie entière sur son île sans aller sur le continent. Pour quoi faire ? Aujourd’hui, le bruit du roulement des charrettes a été remplacé par celui des valises à roulettes des touristes qui louent des gîtes et des résidents secondaires regagnant leur thébaïde.

De 2 000, il y a cent cinquante ans, les habitants sont passés à 350 en hiver, 5 000 en été et 400 000 touristes de passage. Une identité élastique. À partir de quand est-on un vrai Bréhatin ? Quand on descend des corsaires ? Que l’on fait partie de ces grandes familles – les Colin, Bauchet, Noyal d’Aigre ou Prigent – qui ont implanté leurs fiefs et leurs maisons de maître dans les années 1920 ? Y a-t-il un temps de résidence minimum pour montrer patte blanche ?

La ferme de Kervilon propose sur place un « petit marché » aux passants.
La ferme de Kervilon propose sur place un « petit marché » aux passants. timothee-chambovet

Bréhat semble être un juste mélange entre Bréhatins de souche et nouveaux venus implantés en toute discrétion. Si les Seydoux et les Schlumberger ont leur fief ici, c’est justement parce qu’ils n’ont pas envie de socialiser à l’île de Ré. Les habitants croisent sans sourciller des résidents du nom d’Antoine de Caunes, Raphaël et Mélanie Thierry, ou encore le comédien Antoine Duléry, qui ne se lasse pas de revivre ses souvenirs d’enfance dans les sentiers de l’île.

Tous apprécient la paix royale qu’on leur accorde. Seuls Charlotte Gainsbourg et Yvan Attal, qui s’étaient installés dans une maison dominant le port, ont fini par fuir les paparazzi qui installaient leurs téléobjectifs sur le quai. « Si tu aimes Bréhat, tu es Bréhatin », disent certains. À voir. On est sur une île quand même…

Un chaos de cailloux

Il y a des choses bien plus intéressantes à faire que de guetter les têtes connues. Vous pourriez embarquer pour une virée avec Dominique Sicher, capitaine de l’Eulalie, par exemple. Pour slalomer avec grâce entre les îlots sur son joli sardinier aux voiles rouges. Le marin vous laissera volontiers hisser les voiles et tenir la barre, mais en ayant l’œil aux aguets.

« Mieux vaut connaître les principaux dangers et quelques alignements, avant de naviguer dans l’archipel », sourit-il. Doux euphémisme : même les plus aguerris se font parfois piéger par les 12 mètres de marnage (différence de hauteur d’eau entre marée haute et marée basse). Protégé par le sillon du Talbert, le golfe montre la plupart du temps une mer plate, mais les courants et les cailloux cachés sous la surface sont traîtres.

À Bréhat, chaque heure est un bonheur et chacune est différente.
À Bréhat, chaque heure est un bonheur et chacune est différente. timothee-chambovet

Chaque île a sa manière de se protéger : certaines ont édifié des forts, d’autres sont cernées de courants, Bréhat, elle, est ceinturée d’un chaos de cailloux. Autant dire qu’avant de s’aventurer dans ses parages mieux vaut être un marin aguerri. « Quand on ne connaît pas le coin, mieux vaut naviguer à marée montante. » Ceux qui tirent des bords à marée basse, avec cette mer qui se retire à toute allure, ont parfois la mauvaise surprise de se poser sur un caillou et de s’offrir une bonne dose de ridicule. On est volontiers moqueur sur une île.

La vie d’artiste

Qu’elles soient désertes ou peuplées d’étranges créatures, paradis perdus ou contrées dantesques, les îles sont des territoires à part, à la frontière du monde tangible et de l’imagination. Elles ont ceci de magique qu’elles inspirent la crainte autant que la fascination. Ambivalentes, entre enfer et paradis, lieux de toutes les utopies, prétextes à toutes les métaphores, leur imaginaire a toujours fasciné les artistes.

À Bréhat, on se souvient encore de Matisse ou de Foujita peignant sur le motif, de Prosper Mérimée ou d’Ernest Renan en balade. Tout le monde connaît l’ancien « Bar des décapités », une petite maison à la sortie du bourg où se retrouvaient les peintres et écrivains fauchés à la fin du XIXe siècle. La patronne attribuait un verre à chacun de ses habitués qui peignaient leur visage dessus. D’où le surnom du lieu.

« Pourquoi s’exiler sur une île » ? C’est la question qui vous brûle les lèvres sur le chemin vous menant à la maison de Paul Rouillac. Surtout quand on a la trentaine, que l’on sort de Central Saint Martins, à Londres, et qu’on est bourré de talent. On ne songe même plus à questionner le plasticien dès que l’on a franchi le seuil de sa maison aux fenêtres rouge brique, posée au bord de l’eau face au moulin de Birlot.

Bréhat est riche d’une belle communauté de musiciens, sculpteurs, peintres… à l’instar du plasticien Paul Rouillac.
Bréhat est riche d’une belle communauté de musiciens, sculpteurs, peintres… à l’instar du plasticien Paul Rouillac. timothee-chambovet

Pourrait- on trouver meilleure inspiration que ces lumières changeantes et ce paysage enchanté pour imaginer de fantastiques livres en pop-up pour les enfants ? Paul vous rassure : qui dit île ne dit pas solitude. Bréhat est riche d’une belle communauté de musiciens, sculpteurs, peintres… sans compter les maçons, les cuisiniers, les mamies accortes !

« Il m’arrive rarement de dîner seul », sourit-il. Faites mieux à Paris. « Pour bien connaître Bréhat, il faut se perdre, recommande Paul, qui y a passé toutes ses vacances d’enfance. Pourtant, je découvre encore des choses aujourd’hui. » Son conseil d’ami : passer le pont qui sépare l’île en deux et explorer la partie nord, la plus sauvage. Cette lande magique semée de gros rochers érodés, bordée de phares et constellée de fleurs extraordinaires.

Bréhat, « l’île aux fleurs »

Bréhat enregistre en moyenne deux degrés de plus en hiver et deux de moins en été que sur le continent, à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau. Un vrai microclimat. Sans parler des embruns et des petites averses bienfaisantes : un climat d’une douceur idéale pour celle que l’on a surnommée « l’île aux fleurs ».

Eucalyptus, palmiers, pins parasols, fleurs tropicales, hortensias et agapanthes y prospèrent avec ardeur, colorant les sentiers, les façades de maisons, les murets de pierre. Dans les jardins se récoltent figues, abricots et kiwis, tandis que Laurence et Charles Blasco continuent de constituer la plus belle collection française d’agapanthes.

La pépinière regorge de plans d’agapanthes, de succulentes en fleurs ou d’euphorbes rares.
La pépinière regorge de plans d’agapanthes, de succulentes en fleurs ou d’euphorbes rares. timothee-chambovet

Mieux vaut ne pas mettre les pieds dans leur pépinière si l’on n’est pas prêt à céder à l’appel du jardin : outre leurs plans d’agapanthes passant du blanc glacier à l’indigo, les serres remplies de succulentes en fleurs ou d’euphorbes rares sont irrésistibles.

Un peu plus au nord encore, la ferme de Kervilon approvisionne les commerces et restaurants de l’île, tout en proposant sur place un « petit marché » aux passants. « Servez-vous et laissez les sous dans la caisse ! » propose la pancarte posée sur les légumes, les conserves, les confitures et les bocaux d’algues maison. C’est ça aussi, l’esprit insulaire.

Ne le dites à personne

À l’opposé, rien ne protège Bréhat de l’afflux irrationnel de visiteurs, posant l’éternel problème de ces petits bijoux subissant le rush du tourisme… Au mois d’août, et pendant certains grands ponts, le spectacle est affligeant : bouchons en amont de l’embarcadère, parkings saturés, queue pour embarquer sur la navette aussi longue que celle d’un mercredi soir devant un cinéma des Champs-Élysées, sentiers de l’île aussi bouchés que la place Saint-Marc à Venise. Bref, pour goûter l’île comme elle le mérite, mieux vaut viser des créneaux plus calmes.

Rien de tel que l’une de ces dantesques tempêtes d’hiver, quand le vent va jusqu’à déménager des rochers sur la côte Nord. Ou les balades de printemps pour voir s’ouvrir les euphorbes et respirer la glycine.

Ou encore les fins d’après-midi d’automne, pour leurs ciels dignes d’une aurore boréale… Avoir envie de se lever à l’aube pour se rouler dans la lumière dorée de la lande, d’y revenir au coucher du soleil pour les paillettes d’argent qui scintillent à la surface de l’eau en rebondissant sur le goémon.

Dominique Sicher, capitaine de l’Eulalie, propose des virées entre les îlots à bord de son joli sardinier aux voiles rouges.
Dominique Sicher, capitaine de l’Eulalie, propose des virées entre les îlots à bord de son joli sardinier aux voiles rouges. timothee-chambovet

Vous serez heureux de voir arriver un grain, parce que les ciels cobalt et les trouées de lumière se faufilant entre les nuages à l’éclaircie justifient toutes les averses. À Bréhat, chaque heure est un bonheur et chacune est différente. Mais ne le dites à personne.


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