Transport
Vingt ans déjà que la construction du ciel unique – un vaste territoire aérien de 1,7 million de kilomètres carrés – promet de prendre son envol… pour tomber finalement en panne sur la piste des belles idées non applicables. Mais cette fois, le temps presse pour faire de l’aviation un puissant moteur de croissance économique, et la Commission européenne annonce le déploiement d’un arsenal réglementaire et technologique propre à venir à bout – au mieux dès 2025 – des divers obstacles et réticences.
A peine venait-elle d’apprendre sa nomination, en octobre 2014, que la commissaire européenne slovène Violeta Bulc usait de son franc-parler pour réactiver le processus en panne : « Il faut en faire plus pour mener à bien cette réforme du ciel unique ! » En faire plus pour imposer les « FAB », ces blocs d’espaces aériens fonctionnels restés plus ou moins en friche depuis leur création, en 2004. Leur mission est de fusionner les couloirs aériens nationaux des Etats membres, afin de raccourcir les itinéraires de vol par le choix de trajectoires plus directes (ignorant les frontières géographiques des pays traversés) et donc moins polluantes et moins coûteuses. En faire plus, pour mettre fin aux pratiques déloyales des compagnies du Golfe, perfusées par des subventions étatiques – 42 milliards de dollars, de source américaine –, dont ne peuvent bénéficier leurs rivales européennes. En faire plus en matière de sécurité et de contrôle aériens, rétif à la complexité d’un défi technologique dont il ne pourra sans doute plus se détourner dans les années à venir, tant la pression est forte pour mutualiser les divers systèmes nationaux, afin d’optimiser la gestion de cette fourmilière d’avions toujours plus grouillante dans les airs comme au sol. En faire plus, surtout, pour qu’on en finisse avec les concepts et passer à l’acte. Cela est d’autant plus urgent que le secteur aérien est un formidable pôle de croissance, avec près de 2 millions d’employés dans l’Union européenne et une contribution à son économie à hauteur de 110 milliards d’euros. Des chiffres cependant atrophiés par l’actuelle gestion éclatée de ce secteur. « La productivité du contrôle aérien est deux fois supérieure aux Etats-Unis qu’en Europe, observe Laurent Renou, responsable « Air Trafic Management », en charge du projet Sesar (Single European Sky Air traffic management Research) à la direction générale des opérations aériennes d’Air France. A l’origine de ce gap, identifié dès les années 90 : le morcellement de l’espace européen en 35 Etats… et autant d’organismes nationaux agissant indépendamment les uns des autres, quand une seule et même Administration fédérale de l’aviation (FAA) coiffe l’ensemble du trafic aérien américain de son unique autorité régulatrice. Une telle fragmentation de l’espace entraîne chaque année un surcoût d’environ 5 milliards d’euros. « Les zigzags dans le ciel allongent les vols de 50 km en moyenne ! » rappelle Violeta Bulc.
La révolution du contrôle aérien
Quatre compagnies aériennes, 25 exploitants d’aéroports et 11 contrôleurs aériens sont unis au cœur de Sesar (Single European Sky Air traffic management Research), l’entreprise commune de recherche dédiée à la modernisation et à la fusion des 28 systèmes de contrôle aérien nationaux. Mission : faire basculer le trafic aérien dans l’ère numérique pour rentabiliser les nouvelles routes aériennes et optimiser la gestion du trafic au sol. « Aujourd’hui, les échanges de données entre les avions et les systèmes de contrôle aérien sont limités, explique Laurent Renou, responsable du projet Sesar au sein d’Air France. Demain, ces échanges seront enrichis de la prédiction de la trajectoire afin d’optimiser le vol en lui offrant des routes plus directes et d’améliorer la connaissance de la trajectoire de chaque vol pour que le contrôle aérien puisse anticiper les conflits éventuels. » Un vrai séisme pour le milieu ultraconservateur des contrôleurs aériens.
Investissement : de 10 à 30 Mds € d’ici à 2030, tant ce grand chantier repose sur un arsenal de routeurs, logiciels et systèmes embarqués. Impacts dans le viseur de Sesar : 419 Mds € supplémentaires pour le PIB de l’UE ; 328 000 emplois créés ; 50 M de tonnes de CO2 en moins.
Faire bloc et parler d’une seule voix
L’absence de fusion des systèmes nationaux s’enracine dans la vraie difficulté, pour la Commission européenne, d’imposer ses règles supranationales en les substituant à celle des Etats, qui ne sont pour l’instant pas prêts à abandonner leur souveraineté et encore moins à se passer des redevances qu’ils perçoivent à chaque survol de leur territoire. Pas plus qu’ils ne sont enclins, pour nombre d’entre eux, à tirer un trait sur des accords bilatéraux ou à faire taire leurs différends, à l’instar de cette querelle territoriale à propos de Gibraltar, qui oppose l’Espagne au Royaume-Uni, et qui, de l’avis des députés européens, « empoisonne le dossier du “ciel unique” ! » Les principales compagnies européennes – Air France-KLM, Lufthansa, IAG, EasyJet et Ryanair – font taire leurs rivalités pour faire bloc et parler d’une même voix. Elles viennent d’ailleurs de créer, fin janvier, Airlines for Europe, un groupe de lobbying qui presse Bruxelles de revoir sa copie afin de booster la compétitivité du transport aérien. Le premier train de mesures de 2004 s’est traduit par une série de refus des Etats membres de s’y conformer, et les paquets Ciel unique 2 et 2 plus qui lui ont succédé en 2008 et en 2012 n’ont guère fait bouger les lignes. L’annonce de cette phase de déploiement du ciel unique en décembre dernier, intégrée dans sa nouvelle stratégie de l’aviation pour l’Europe, marque un tournant, et la Commission semble vouloir activer sa lourde et lente machine législative. Sur le front des blocs d’espaces aériens fonctionnels, elle met en demeure, sanctions à l’appui, les 18 Etats récalcitrants de respecter ces FAB. « Pour le bloc d’espace aérien fonctionnel Fabec (Allemagne, Belgique, France, Luxembourg, Pays-Bas et Suisse), observe toutefois Samuel Baylet, alors assistant parlementaire à la commission Transports et Tourisme, le processus est en marche avec, d’ores et déjà, une mutualisation de la formation des personnels et un système de redevances et de services de maintenance commun à ces cinq pays. » Certains observateurs font cependant remarquer que tous les Etats d’Europe ne sont pas au même niveau en matière de transport aérien, ce dernier étant moins développé à l’Est, où le rail et le réseau routier sont encore prioritaires, qu’à l’Ouest, où l’avion progresse à une allure supersonique.
Vers une grande compagnie européenne
C’est une idée que cette batailleuse de 43 ans avance avec un large sourire, même si elle se dit sans illusion sur l’accueil frileux qu’elle suscite dans l’immédiat, avec le vœu qu’elle fasse son chemin dans les prochaines années. Selon Christine Revault d’Allonnes‑Bonnefoy, députée européenne française (PS) et membre de la commission Transports et Tourisme, seul un rapprochement entre Air France‑KLM et Lufthansa, avec aussi, pourquoi pas, le renfort de la compagnie scandinave SAS, permettrait à un tel poids lourd européen de faire face à la fronde agressive des compagnies du Golfe. « Il nous faut réussir avec les compagnies aériennes ce que nous avons bâti avec l’industriel Airbus, dont le rayonnement est incontestable. Je note d’ailleurs que les intérêts d’Airbus et d’Air France sont souvent divergents, Airbus comptant parmi ses clients des compagnies du Moyen‑Orient qui lui passent d’importantes commandes, et dont il se réjouit qu’elles étendent leur marché. Mais si nous travaillons à faire émerger une très grande compagnie européenne, nous nous donnerons alors les moyens d’une vraie présence sur le marché mondial. On observe aujourd’hui que certains points du globe ne sont plus desservis par les compagnies européennes, et que certains usagers sont contraints de prendre un vol Emirates ou Etihad pour se rendre en Asie du Sud‑Est. L’idée d’un grand groupe aérien européen induirait que des lignes aujourd’hui concurrentes pourraient, demain, être indifféremment desservies par Air France ou Lufthansa. Peu importe que les deux compagnies n’y soient pas encore prêtes dans l’immédiat : l’Europe se construit avec des rêves et des objectifs forts ! »
Les grandes rivales du Golfe
Sur le terrain miné de la concurrence déloyale menée par les compagnies du Golfe, la Commission met le turbo pour répondre au forcing des compagnies européennes – les discussions débuteront dès février 2016 –, en s’attaquant à la révision de l’article 868, relatif aux subventions – interdites aux compagnies européennes –, et dont bénéficient Emirates, Etihad Airways et Qatar Airlines. La Commission prévoit aussi une clause qui contraint les compagnies du Golfe à la transparence de leurs comptes que seule Emirates accepte aujourd’hui de publier. « Ces mesures envisagées concernent aussi bien leur accès au marché que la transparence de leurs comptes ou encore leur dumping en matière de droits sociaux, explique Samuel Baylet. La révision de ce règlement renverse la charge de la preuve, et c’est à la compagnie incriminée, désormais, de prouver son comportement loyal. Une initiative de nature à rééquilibrer les rapports de force. » Et Samuel Baylet de noter l’existence, dans le dispositif prévu par Bruxelles, d’une « étude d’impact portant sur l’opportunité de réviser cet article 868 », étude qui doit être réalisée en amont des discussions… On ose espérer que celle-ci démontrera que la révision est opportune ! Les nouvelles dispositions, si elles aboutissent, soulageront les compagnies européennes, qui n’avaient jamais été à même d’utiliser ce règlement pour porter plainte contre leurs rivales injustement favorisées, par crainte de ne pas réussir à démontrer la présence de ces subventions dans leurs comptes et, au final, de perdre leur procès. Pour Laurent Timsit, responsable « groupe stratégie » au sein d’Air France, « la seule manière d’amener les Etats du Golfe à négocier avec la Commission est de leur fermer l’accès au marché européen en ne leur délivrant plus de nouveaux droits de trafic. Le déséquilibre actuel contraint les compagnies européennes à fermer des lignes au départ de l’Europe vers l’Asie du Sud-Est et le sous-continent indien, et ce au détriment du client, qui préfère des vols directs plutôt que de faire escale dans le Golfe, souvent en pleine nuit. Nous verrons, dans des conditions équitables de concurrence, qui s’en sort le mieux. » Mais c’est le grand chantier à venir d’une réforme coordonnée et synchronisée du contrôle aérien (lire encadré) qui pourrait définitivement contribuer à tourner la page d’une gestion nationale pénalisante, au profit d’un seul et même ciel unique européen. « L’Europe ne se fera pas d’un coup, professait Robert Schuman, elle se fera par des réalisations concrètes. » Dont acte !