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La distillerie la plus ancienne du Kentucky encore en activité fait rayonner le bourbon sur sa terre d’élection, les États-Unis, 2024 - TGL
La distillerie la plus ancienne du Kentucky encore en activité fait rayonner le bourbon sur sa terre d’élection, les États-Unis, 2024 - TGL
Marine Mimouni

Vins et spiritueux // The Good Culture

Kentucky : Dans les coulisses de la distillerie Buffalo Trace

The Good Culture

Vins et spiritueux

La distillerie la plus ancienne du Kentucky encore en activité fait rayonner le bourbon sur sa terre d’élection, les États-Unis. Le plus gros potentiel se trouve néanmoins à l’étranger, en France en particulier, où le spiritueux pâtit, à tort, d’une réputation moins qualitative que le whisky écossais ou japonais. Découverte d’une entreprise pionnière au cœur de l’Amérique rurale.

Il est tout juste 9 heures et la file d’attente atteint une bonne centaine de mètres. C’est ainsi chaque matin, à l’entrée de la distillerie Buffalo Trace, sur les berges de la rivière Kentucky. On vient en famille, avec les enfants, entre amis, de Frankfort, la bourgade voisine, et de beaucoup plus loin.


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Dans les coulisses de la distillerie Buffalo Trace.
Dans les coulisses de la distillerie Buffalo Trace. DR

Bienvenue à la distillerie Buffalo Trace

La boutique ferait pâlir n’importe quelle franchise star de sport américain, Los Angeles Lakers ou New York Yankees. Tout est disponible : casquettes, tee-shirts, blousons, mugs, parapluies, sauce barbecue… Ce qui l’est moins, ce sont les bouteilles de bourbon!

La demande excède tellement la production que les références proposées sont limitées et les quantités, contingentées : ce jour-là, Buffalo Trace, la marque de référence affichée à 27 dollars, est délivrée à raison d’un flacon par personne maximum, et mieux vaut ne pas venir trop tard, car le stock à la vente est vite épuisé par les centaines de visiteurs quotidiens.

Incroyable succès que celui rencontré par cette distillerie, la plus ancienne en activité aux États-Unis, inscrite depuis 2013 comme National Historic Landmark, l’équivalent d’un monument historique en France.

Vue d’une bouteille de Buffalo Trace.
Vue d’une bouteille de Buffalo Trace. DR

« Ici, nous recevons plus de 500 000 personnes par an, et ce nombre augmente de 20 % chaque année », assure Freddie Johnson, 77 ans, le guide fétiche des lieux, gardien d’un savoir acquis au sein de sa propre famille, son grand-père ayant œuvré chez Buffalo Trace dès 1912 ! « Mon petit-fils prend la suite », sourit le vétéran qui sait emballer les meilleurs récits.

« Saviez-vous que, pendant la prohibition, notre distillerie a été l’une des rares autorisées à produire du whiskey à des fins médicinales ? lance-t-il avec malice. Il y avait alors plein de raisons d’aller voir le médecin, qui pouvait en prescrire jusqu’à un demi-litre tous les dix jours. Tout le monde tombait malade… »

Les ventes progressent fortement, de 10,5% en 2022, selon le Distilled Spirits Council. Elles se font encore largement aux États-Unis, où près de 70% des volumes sont écoulés.
Les ventes progressent fortement, de 10,5% en 2022, selon le Distilled Spirits Council. Elles se font encore largement aux États-Unis, où près de 70% des volumes sont écoulés. DR

Stratégie de reconquête

La période de la prohibition (1920-1933) a forcément marqué l’histoire du bourbon et en partie contribué à véhiculer une image qui restera longtemps démodée et peu valorisante. Dans les décennies suivantes, à l’exception de quelques acteurs, le produit est standardisé, vendu à bas prix en tête de gondole, pour gonfler les volumes, au détriment de la qualité et de la valeur.

Dans les années 90, la filière Buffalo Trace se réduit à une poignée de conglomérats. C’est à cette époque que la distillerie Buffalo Trace est acquise par le groupe indépendant Sazerac, une compagnie originaire de La Nouvelle-Orléans, comme le cocktail du même nom. Une lente, mais audacieuse stratégie de reconquête va s’engager, à laquelle semble croire, en France, La Maison du Whisky, qui en devient dès lors l’importateur exclusif.

« Nous en construisons un tous les trois mois, qui peut contenir 58800 barriques! Nous allons continuer à nous agrandir pendant sept ans pour doubler nos capacités. Au total, 1,2 milliard de dollars ont déjà été investis », explique Freddie Johnson, tout aussi loquace sur les chiffres.
« Nous en construisons un tous les trois mois, qui peut contenir 58800 barriques! Nous allons continuer à nous agrandir pendant sept ans pour doubler nos capacités. Au total, 1,2 milliard de dollars ont déjà été investis », explique Freddie Johnson, tout aussi loquace sur les chiffres. Henry & Co / Pexels

C’est d’ailleurs la première référence que fait entrer dans son portefeuille l’actuel président du leader français de la distribution de spiritueux, Thierry Bénitah, quand il en prend les rênes en 1995. Le chevronné Drew Mayville voit bien le chemin accompli depuis son «Lab» d’innovation et d’excellence, caché dans un bâtiment anonyme du vaste site de Frankfort.

« Nous étions la distillerie la plus ancienne du Kentucky; nous sommes aujourd’hui la plus grosse. Nos moyens ont considérablement augmenté, comme avec cette bibliothèque des arômes ou ces machines de chromatographie à deux millions de dollars. Je ne disposais pas de tout cela à mes débuts, assure le maître assembleur, qui a passé plus de quarante ans dans l’industrie des spiritueux. Heureusement pour moi, et pour mon métier, le nez humain reste bien plus sophistiqué que la machine ! »

La distillerie Buffalo Trace.
La distillerie Buffalo Trace. DR

Un développement exponentiel

Les bâtiments de brique rouge voisins témoignent du patrimoine passé, bâti à partir du milieu du XIXe siècle. Ils abritent des milliers de fûts de vieillissement. Plus à l’écart, les entrepôts modernes, comme les chantiers en cours, attestent du développement exponentiel des dernières années.

« Nous en construisons un tous les trois mois, qui peut contenir 58800 barriques! Nous allons continuer à nous agrandir pendant sept ans pour doubler nos capacités. Au total, 1,2 milliard de dollars ont déjà été investis », explique Freddie Johnson, tout aussi loquace sur les chiffres.

Dans ces nouveaux temples dévolus à l’élevage du breuvage, rien n’est pourtant automatisé; tout juste un ascenseur rudimentaire sert-il à monter dans les étages des fûts faits pour rouler et qui sont toujours manipulés à la main sur des rails en bois. De bas en haut, chaque niveau présente un potentiel de vieillissement différent.

« Notre réputation n’est peut-être pas la même que celle des single malts écossais, mais nous construisons patiemment la marque, affirme James Dempsey, responsable de la marque Buffalo Trace.
« Notre réputation n’est peut-être pas la même que celle des single malts écossais, mais nous construisons patiemment la marque, affirme James Dempsey, responsable de la marque Buffalo Trace. DR

De même, l’exposition ou la proximité d’une entrée d’air ont une influence significative, qui fait qu’un même bourbon peut atteindre sa maturité à 3 ans ou à 10 ans. Avec la climatologie locale, l’âge d’un bourbon du Kentucky n’est pas forcément un critère de qualité, raison pour laquelle la mention est moins fréquente que pour les whiskys.

« Notre réputation n’est peut-être pas la même que celle des single malts écossais, mais nous construisons patiemment la marque, affirme James Dempsey, responsable de la marque Buffalo Trace, associé de Buffalo Trace. Notre perspective, c’est 2060 ! Avec d’autres distilleries établies, comme Jim Beam ou Wild Turkey, qui investissent dans le même sens, nous voulons démontrer que le bourbon peut être un spiritueux premium. »

Vue d’une bouteille de Buffalo Trace.
Vue d’une bouteille de Buffalo Trace. DR

Nuances et paradoxes

Le renouveau de la catégorie est général et se matérialise par des chiffres de vente en croissance rapide ainsi qu’une montée en gamme à bon prix. Un indice relevé par le spécialiste Global Drinks Intel en avril dernier : il existe aujourd’hui 2 300 distilleries artisanales de whiskey américain, contre 76 il y a quinze ans.

La tendance du craft [production artisanale, NDLR] contribue à revaloriser toute la filière, mais profite principalement au bourbon. Les ventes progressent fortement, de 10,5% en 2022, selon le Distilled Spirits Council. Elles se font encore largement aux États-Unis, où près de 70% des volumes sont écoulés.

« Nous sommes très connus dans notre pays, mais le marché mondial reste en grande partie inexploité pour Buffalo Trace », souligne Drew Mayville, qui a aussi endossé récemment le rôle de superambassadeur mondial, écumant dégustations et salons, comme le Whisky Live Paris, évangélisant les pratiques innovantes de sa distillerie multirécompensée.

La tendance du craft [production artisanale, NDLR] contribue à revaloriser toute la filière, mais profite principalement au bourbon.
La tendance du craft [production artisanale, NDLR] contribue à revaloriser toute la filière, mais profite principalement au bourbon. Rachel Claire / Pexels
Dans sa tasting room de Frankfort, à l’atmosphère entièrement neutre, pour éviter les influences intempestives, il remet sa casquette de maître assembleur: « Nous ne sommes pas là pour prendre du plaisir, mais pour détecter les nuances entre échantillons! Cinq dégustateurs doivent approuver un échantillon pour qu’on le garde. » Drew Mayville en fera peut-être une nouvelle référence, qui s’arrachera dans la boutique dès les premières heures.

Les États-Unis d’aujourd’hui n’ont pas renié toute la prohibition d’il y a un siècle et ne sont pas à un paradoxe près concernant la consommation d’alcool : le Kentucky même, berceau du bourbon, voit près de la moitié de ses 120 comtés déclarés « dry »; la vente y est strictement interdite. Dans cette Amérique rurale, la distillerie Buffalo Trace semble un phare qui n’a pas fini d’éclairer les amateurs.


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