Imaginée dès 1988, telle une utopie, pour consolider les liens entre l’Allemagne et la France alors « locomotives » des douze, la chaîne de télévision Arte apparaît bien plus sereine et dynamique que l’Union élargie des vingt-sept aujourd’hui entravée par ses institutions d’un autre âge et affaiblie par ses divisions.
Plus de trente ans après le lancement de la chaîne, en 1992, sa vocation de refléter la richesse et la diversité culturelles en Europe est toujours aussi forte à l’heure du numérique. Le siège du Groupement européen d’intérêt économique (GEIE), aux lignes futuristes, est installé à Strasbourg, à deux pas du Parlement européen et de la frontière sur le Rhin.
Il a été conçu par deux architectes, l’un français, Paul Maechel, l’autre allemand, Hans Struhk. Quelque 450 personnes y travaillent, dans des studios ou des salles de réunions portant les noms de Lisboa, Salzburg, Sevilla ou Warszawa, tandis que deux pôles, Arte France, à Issy-les-Moulineaux, et Arte Deutschland TV GmbH, à Baden-Baden, fournissent chacun 40 % des programmes diffusés par la chaîne, et financent respectivement, à hauteur de 50 %, la Centrale.
L’auberge espagnole du PAF
Sans publicité, financée par la France et en Allemagne, la chaine de télévision Arte se veut fidèle à sa mission culturelle. Elle diffuse sur son antenne 40 % de documentaires et Arte Concert retransmet plus de 900 spectacles (concerts, opéras, ballets, théâtre…) par an, mais s’efforce également d’élargir son audience grâce au numérique, qui séduit un public plus jeune.
« Nous sommes en pleine mutation, les lignes bougent… Je suis entré chez Arte il y a une trentaine d’années et maintenant, grâce au web, nous proposons de nombreux concerts de pop. Il y a des groupes que je ne connaissais pas et que j’ai découverts, assure, enthousiaste, Pierre Salesse, 54 ans, chef d’antenne, tout en surveillant sa multitude d’écrans à la régie finale. Nous diffusons 24 heures sur 24, mais à la régie nous n’avons besoin d’une présence humaine que de 7 h 30 à 2 h le lendemain, le reste du temps, tout est automatique. »
La jeune équipe d’Arte Europe – comptant une Française, une Espagnole, un Italien, un Britannique, une Polonaise et une Allemande, Katherina Kloss, chargée de la coordination – est surnommée par les collègues de la chaîne « l’auberge espagnole ». Elle est subventionnée à 60 % par les institutions européennes – qui y voient un laboratoire pour de futurs développements –, et à 40 % par Arte GEIE. Mille cinq cents programmes sont proposés en six langues.
Ce service multilingue bénéficie de nombreux partenariats, comme, à Vienne ou Barcelone, pour l’opéra, et permet, par exemple, de télécharger des vidéos sur tablette dans la langue de son choix. Cette nouvelle offre témoignant de la vivacité de la chaîne a été présentée avec éclat à Rome, dans les cadres somptueux de la villa Médicis et de la villa Farnesina.
1 500 programmes sont proposés en six langues
Traduire, mais aussi concilier les habitudes et les spécificités culturelles de l’Allemagne et de la France, fait partie de la feuille de route de la chaine de télévision Arte. Par exemple, les Allemands s’intéresseront davantage aux sujets relatifs à l’Europe de l’Est, tandis que les Français préféreront ceux qui traitent de l’Afrique. Ces derniers regarderont le journal télévisé à 19 h 45 et les téléspectateurs allemands, à 19 h 20.
« Les approches et les sensibilités différentes entre nos journalistes français et allemands pimentent notre travail, mais il faut garder à l’esprit que nous ne sommes ni la voix de l’Europe, ni celle de la France, ni celle de l’Allemagne », insiste Carolin Ollivier, rédactrice en chef de l’information, qui pilote une équipe binationale composée d’une quarantaine de journalistes.
Séduire un public plus large
Pour séduire un public plus large, Arte a lancé notamment, il y a onze ans, un magazine quotidien d’actualité, conçu autour d’un débat au ton enjoué, intitulé « 28’ » (28 minutes) dirigé avec brio et humour par Elisabeth Quin. En fin de semaine, elle est relayée par le très professionnel Renaud Dély, ancien rédacteur en chef du Nouvel Obs et directeur de la rédaction de Marianne.
Leur émission remporte un franc succès. « Il y a une vingtaine d’années, cette chaîne était perçue comme élitiste ou austère, mais les gens ont réalisé en la regardant qu’il y avait de l’humour, une ouverture sur le monde, confie Elisabeth Quin. Les spectateurs ont compris que l’intelligence n’était pas l’apanage de l’élite . »
22 M d’abonnés sur les réseaux sociaux
Des programmes courts et atypiques ont aussi été conçus, telle cette série de vulgarisation scientifique, de style BD, intitulée « Tu mourras moins bête », où sont exposées, par exemple, les découvertes en matière d’immunologie ou la façon de lutter contre la peur en avion.
La diffusion de grands classiques du cinéma reste évidemment une valeur sûre : 125, rue Montmartre, film de Gilles Grangier avec Lino Ventura, a réuni près de deux millions de téléspectateurs. Arte mise également, notamment par le biais de l’émission « Thema », sur les documentaires historiques, en particulier sur ceux concernant la montée du nazisme, la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste…
Mais si Arte s’intéresse à l’Histoire, elle sait être de son temps, affirmant sa présence sur les réseaux sociaux avec une proposition éditoriale spécifique : une quinzaine de chaînes sur YouTube, des comptes Arte sur Instagram, Facebook, TikTok, Twitch, Snapchat.
Arte y fédère 22 millions d’abonnés et y propose des créations numériques exclusives qui sont des programmes, comme « Le Vortex », émission de vulgarisation scientifique uniquement sur YouTube, ou « FAQ », sur Snapchat, qui répond à des questions sociétales, mais avec une grammaire et un ton adaptés aux 15-24 ans.
Arte n’hésite pas non plus à faire des alliances tactiques avec les autres plates-formes. « Le développement numérique est plus qu’un défi, c’est une évidence », insiste l’un des responsables du département. Et qu’on ne vienne pas tenter de l’effaroucher en parlant de la concurrence de Netflix. « Le volume de contenus n’est pas tout », ajoute-t-il. Si on en juge par les résultats record de la chaîne pour ses 30 ans, la recette de jouvence d’Arte est en tout cas la bonne.