Culture
Les grandes familles champenoises ont toujours entretenu des liens étroits avec l’art, par affinités, par intérêt ou parce que leurs fortunes le leur permettaient. De grands noms de l’architecture ont construit leurs hôtels particuliers, les meilleurs décorateurs les ont meublés, et les plus grands artistes y ont accroché leurs œuvres.
Aujourd’hui, le lien qu’entretiennent les maisons de champagne avec l’art n’est plus seulement une affaire privée, mais bien une affaire de communication. Mécénat, commandes d’œuvres, expositions, fondation… chaque maison a ses formules et ses affinités, en accord avec son histoire, son style, ses moyens nanciers, puisant dans sa longue histoire les éléments sur lesquels faire reposer son engagement.
Car il ne s’agit plus d’être seulement sponsor de vernissages pour devenir un acteur du milieu. Loin s’en faut ! Chez Ruinart, le point d’ancrage avec l’art (outre les biens de la famille) remonte à la commande d’affiches publicitaires faite en 1896 par André Ruinart à un certain Alphonse Mucha, pionnier tchèque de l’Art nouveau. Et elle est bien là, cette magnique réclame, accrochée dans une salle du fief rémois, face à des photographies du Néerlandais Erwin Olaf, à des œuvres de l’artiste chinois Liu Bolin (des photos dans lesquelles il se cache), devant une étonnante table du Néerlandais Maarten Baas.
Au tout début des années 90, Ruinart (propriété de LVMH depuis 1988) s’associe à l’émergente rue Louise-Weiss, alors nouveau repaire parisien de galeries d’art contemporain. Timides, les débuts ne sont que de simples partenariats pour les vernissages, suivis par des soutiens à des évènements ou des lieux : le Carré Rive Gauche, PAD Paris… Une montée en puissance qui mène à la première carte blanche donnée à un artiste en 2008.
Le designer Maarten Baas laisse alors tomber un lustre de verre de Murano sur une table d’apparat sur laquelle il se répand en une flaque figée pour l’éternité. « Les premières années étaient plutôt tournées vers le design, explique Fabian Vallérian, directeur international de la communication de la maison Ruinart. Et puis, parce que nous étions devenus partenaire de nombreuses foires d’art (Art Basel Miami, la Fiac) et parce que c’était le souhait de notre directeur, Frédéric Dufour, nous avons commandé des œuvres artistiques. En nous dirigeant vers des artistes aux savoir-faire très spécifiques, ayant développé leur propre technique, tel Gideon Rubin, qui a utilisé des cartons usagés de chez Ruinart comme support pour sa peinture, ou Georgia Russell, qui travaille au scalpel et a créé pour nous une sculpture de papier à partir d’une reproduction du premier livre de comptes de la maison. »
Chaque œuvre commandée fait suite à une immersion de l’artiste chez Ruinart, la maison souhaitant avant tout le regard des artistes sur son histoire, son savoir-faire et les acteurs de la fabrication du précieux vin.
Organisation d’expositions
« La légitimité du champagne dans le monde de l’art n’est plus à faire, déclare d’emblée Frédéric Rouzaud, directeur général de la maison Louis Roederer, représentant de la sixième génération de la famille fondatrice. Mais l’idée, pour nous, n’est pas de commander des œuvres en lien avec notre métier dans une forme de mécénat narcissique. Nous privilégions plutôt une démarche de soutien aux musées que nous considérons comme les meilleurs vecteurs et dénicheurs de talents. »
Tout a commencé pour Roederer par une rencontre entre Frédéric et Jean- Claude (son père) Rouzaud et la Bibliothèque nationale de France. Ils découvrent alors qu’un important patrimoine photographique dort dans ses sous-sols et ils décident d’aider l’institution à le mettre en valeur sous forme d’expositions. Le partenariat perdure jusqu’à aujourd’hui, puis le mécénat grandit grâce à de nouvelles rencontres : le Palais de Tokyo, le Grand Palais, les rencontres d’Arles pour le prix Découverte, les Festivals de Cannes et de Deauville pour les prix de la Révélation…
Pour encore plus d’indépendance, Roederer a créé en 2012 une fondation –« une toute petite structure », précise Frédéric Rouzaud– dotée d’un budget annuel autour de 583 000euros.
Chez Vranken-Pommery, la démarche est tout autre. Tout ou presque se passe entre ses murs. Depuis 2003 –un an après le rachat de Pommery à LVMH–, les crayères du domaine accueillent chaque année les Expériences Pommery. Un parcours d’exposition impressionnant, parfois consacré à un seul artiste, parfois à plus d’une trentaine, constitué d’œuvres existantes et de commandes spécifiquement réalisées pour le site. C’est Nathalie Vranken qui pilote le projet et qui, grâce à un réseau soigneusement tissé, choisit les commissaires qui prennent en charge chaque exposition.
Daniel Buren, Bernard Blistène, Fabrice Bousteau ou encore Hugo Vitrani se sont prêtés au jeu. Les Expériences Pommery sont avant tout une façon d’animer le domaine, une activité touristique qui fait partie des incontournables de la région et qui, attirant près de 130 000 visiteurs par an (avant le Covid-19), met en contact le public avec des œuvres et des artistes de toutes origines et de tous horizons.
Krug mise sur la musique
La maison Krug est un exemple rare d’une marque qui ne mise pas sur les arts visuels. Elle vient tout juste de franchir une nouvelle étape dans son engagement avec la mise sur pied du FondsK pour la musique, qui investit dans des projets philanthropiques autour de la musique et du son. C’est le champ artistique de prédilection de la maison qui a su faire évoluer ce qui, au départ, n’était qu’une simple analogie pour expliquer l’élaboration de ses champagnes.
En effet, pour expliquer son art de l’assemblage, Krug parle souvent de musique. Soit d’un musicien unique (un vin issu d’une seule parcelle), soit de soliste (une seule parcelle sur une seule année), d’un ensemble de musiciens pour les millésimes (assemblage des vins d’une même année) ou enfin d’une symphonie pour l’emblématique Grande Cuvée –pour la plus récente, un assemblage de 146 vins, issus de onze années différentes.
« Cette analogie, je la pratique depuis trente ans, précise le patron Olivier Krug. C’est toujours comme ça que j’ai présenté nos vins. Mais plus récemment, une conjonction d’éléments nous a permis d’aller plus loin. D’abord il y a eu la KrugID [six chiffres sur la contre- étiquette de la bouteille qui, via une application, donnent accès à des informations, NDLR] ; plutôt que de simplement suggérer des accords mets et vins, nous y avons ajouté des accords musicaux, les Krug Echoes. Des morceaux composés ou choisis par des musiciens pour chaque champagne de la gamme. A peu près au même moment, un membre de mon équipe assiste en Asie à une conférence au cours de laquelle Charles Spence, professeur à Oxford en neurosciences, démontre que la musique influe sur la zone du goût et donc change les perceptions. Peu de temps après, ce collaborateur prend l’initiative de présenter une nouvelle cuvée avec des musiciens. Et là, c’est une révélation et on se dit : on y va ! »
Au fil du temps et des rencontres, Krug affine ce lien entre dégustation et création musicale. Avec l’aide d’Eric Lebel, ancien maître de chai de Krug, des chercheurs de l’Ircam et le compositeur Roque Rivas créent dix paysages sonores exprimant les caractéristiques les plus frappantes de vins de parcelles utilisés dans les champagnes Krug.
A l’écoute, cela donne, par exemple, des notes claires, vibrantes et pétillantes sur un chardonnay du Mesnil-sur-Oger, des notes plus sombres, des basses longues et soutenues sur un pinot noir de la montagne de Reims. Des nuances que, peut-être, seule la musique peut traduire quand les mots du vin, trop souvent entendus, sont usés.
Pas vraiment du mécénat, ni du sponsoring, mais des projets –pilotés par le service marketing– qui sont le fruit de rencontres, d’opportunités et d’envies partagées. La création du fonds répond certainement au besoin de structurer et de formaliser la démarche autour de la musique.
Le Champagne Perrier-Jouët et l’Art nouveau
Autre histoire, autre vision : celle de Perrier-Jouët qui, en 1902 –la maison existe depuis 1811–, demande à Emile Gallé de mettre sa patte sur les bouteilles. Il en résulte ces emblématiques anémones qui ornent encore aujourd’hui les cuvées Belle Epoque. Ces fleurs, typiques de l’Art nouveau, racontent aussi la passion du fondateur Pierre-Nicolas Perrier pour la botanique.
Un fil narratif qui se déroulera au fil du temps, avec d’abord la constitution d’une importante collection d’Art nouveau français. « En 2011, alors que nous fêtions le bicentenaire de la maison, nous nous sommes replongés dans les quatre grands piliers de la philosophie de l’Art nouveau, explique Axelle de Buffévent, la directrice du style de Perrier-Jouët. C’est-à-dire l’observation de la nature, le réenchantement du quotidien, le travail de la main et l’effacement des frontières entre les disciplines. C’est en nous référant à ces principes que nous avons demandé aux artistes contemporains de s’exprimer, en choisissant ceux qui aujourd’hui créent ce nouvel art. »
Depuis 2012, Perrier-Jouët est partenaire de Design Miami où, chaque année, la maison présente une œuvre qu’elle a commissionnée. Pour la plupart, ces œuvres sont réalisées par de jeunes talents pour lesquels cette plate-forme est un accélérateur de notoriété auprès d’un public de connaisseurs. Les œuvres sont ensuite exposées dans d’autres foires, prêtées pour des expositions ou installées de façon permanente dans la maison Belle Epoque –« le lieu de la preuve », comme la qualifie Axelle de Buffévent, où elles dialoguent avec d’authentiques chefs-d’œuvre de l’Art nouveau.
Et puisqu’elles sont généralement liées à une représentation de la nature, elles ont souvent pour thème des problématiques environnementales. « Les artistes nous incitent au questionnement, à pousser un peu plus loin la réflexion sur les champs de l’environnement, de la biodiversité, du microcosme… Mais sans culpabilisation, en appuyant sur l’angle du beau. » Même constat chez Ruinart de la part de Fabien Vallérian : « Le regard de l’artiste nous en apprend plus sur nous-mêmes. Il nous aide à rester contemporain et innovant. »
En passant par le prisme de l’art, ces grandes maisons ont la possibilité de prendre la parole sur des sujets difficiles à exprimer frontalement. L’art est certes un outil de communication innovant pour un public de plus en plus averti et sollicité, mais aussi une manière pour ces maisons de transmettre auprès de leurs employés une culture d’entreprise plus ouverte et valorisante.
« J’ai la chance d’être dans une maison dont j’ai hérité et il me semble normal de rendre un peu de cet héritage en participant à la vie de la société, conclut Frédéric Rouzaud. Quand, par exemple, nous demandons à nos collaborateurs de travailler en biodynamie, nous savons que c’est un effort, que ça leur demande du temps, une attention particulière à la nature, et j’ai la faiblesse de penser qu’une entreprise qui porte des principes comme ceux du mécénat infuse ces valeurs auprès de ses équipes, leur permettant peut-être de s’exprimer de façon plus artistique et responsable. » L’art et la manière…
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