Qualité de vie
The Good City
Depuis une dizaine d’années, les serres d’aquaponie poussent au cœur et en périphérie des métropoles. À Mérignac, près de Bordeaux, les créateurs des Nouvelles Fermes nous ont présenté ce mode d’agriculture peu gourmand en eau et en électricité, hérité des… Aztèques ! Et qui serait un sillon à creuser dans la réponse à apporter aux enjeux aussi bien alimentaires qu’écologiques.
Avec son pull chic et son pantalon chino, Thomas Boisserie n’a pas grand-chose à voir avec l’image traditionnelle du fermier en bottes et chapeau de paille. D’ailleurs, la serre d’un demi-hectare qu’il arpente en cette matinée d’automne offre un décor bien différent des vastes terres cultivées en milieu rural. Il s’agit du deuxième site de la start-up Les Nouvelles Fermes, que le quadragénaire au débit de mitraillette a cofondée en 2019. L’entreprise est spécialisée dans les fermes urbaines et fonctionne selon les principes de l’aquaponie.
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Ce terme, issu de la contraction d’« aquaculture » et d’« hydroponie », désigne une technique de culture en circuit fermé associée à l’élevage de poissons, les déjections de ces derniers servant à alimenter les plants. Il ne nécessite ni éclairage artificiel ni chauffage, et permettrait de réduire par dix la consommation d’eau et par quatre à cinq celle d’énergie, par rapport à l’agriculture traditionnelle. Ici, pas de tracteur ou autres engins agricoles, ni de mégabassine, donc.
Ce lieu aux airs de laboratoire est situé dans une zone périurbaine, à quelques centaines de mètres d’un magasin Grand Frais et d’un hôtel Kyriad, sur la commune de Mérignac, limitrophe de Bordeaux (Gironde).
Des produits ultrafrais et en circuit court
Depuis 5 heures ce matin, les ingénieurs agronomes et les opérateurs s’affairent, penchés le long des bacs de récolte, ou debout, entre des piles de cagettes. Par endroits, l’odeur de terre humide se mêle aux parfums de plantes aromatiques − coriandre, menthe, basilic, etc.− qui poussent à côté des salades et des tomates.
« Nous avons construit la serre nous-mêmes, en maniant la minipelle », tient à préciser Thomas Boisserie en désignant des tables à marée, dans lesquelles baignent des semis. « Selon les saisons, nous cultivons des choux pak choï, du mesclun, du céleri, des navets, du melon, des concombres, des fleurs comestibles… », énumère l’entrepreneur avant que le vacarme d’un avion semblant passer à ras de la serre ne recouvre sa voix. L’aéroport n’est pas très loin.
Une immense salle regroupe de grands bassins où sont élevées 4 000 truites arc-en-ciel ; celles-ci seront ensuite commercialisées, fraîches ou en rillettes. « L’eau est chargée de leurs déjections, explique l’entrepreneur, dans lesquelles on trouve 90 % des besoins des plantes. » L’eau passe d’abord par des fûts où des bactéries transforment l’ammoniaque (létal) contenu dans les substances, en nitrate. Quelques éléments biosourcés, dont des engrais biocompatibles, sont ajoutés pour enrichir le liquide, qui est ensuite dirigé vers les plantations.
Si l’aquaponie ne fait pas l’unanimité chez les défenseurs de l’agriculture biologique et du « plein champ », parce qu’elle repose sur des cultures hors-sol et qu’elle répond à une logique intensive, elle a le mérite de permettre d’éviter le recours aux engrais de synthèse, aux traitements chimiques et aux antibiotiques.
Et, surtout, d’offrir des produits ultrafrais en circuit court, comme le martèle Thomas Boisserie, ravi de fournir des clients situés dans un rayon de 20 kilomètres : des enseignes de grande distribution (dont Carrefour, Auchan, Système U, Intermarché, Leclerc ou Monoprix ) qui représentent 70 % du chiffre d’affaires de l’entreprise, mais aussi des détaillants et des restaurateurs.
« Car ce qui fait le goût d’un fruit ou d’un légume, c’est le temps écoulé entre la cueillette et la dégustation », assure-t-il. Avec des tarifs inférieurs d’environ 15 % à ceux des produits de l’agriculture biologique, la ferme ne manque pas d’arguments pour convaincre les acheteurs.
Une pépinière d’ambitions
L’apparition de l’aquaponie remonte au IVe siècle, selon des textes décrivant des élevages de poissons dans les rizières en Asie du Sud-Est. Le procédé se retrouve chez les Aztèques, qui l’ont développé au IIe millénaire sur des îlots appelés chinampas. Et ce, jusqu’au XVIe siècle. Le regain d’intérêt pour cette technique a émergé dans les années 70, principalement dans les pays anglo-saxons.
C’est dans cette lignée que s’inscrivent les start-up spécialisées en aquaponie que l’on a vu éclore dans de nombreuses métropoles ces dernières années. De son côté, Thomas Boisserie cite l’Australien Murray Hallam, figure de l’aquaponie moderne – fondateur de Practical Aquaponics et d’un institut de formation réputé–, comme source d’inspiration.
L’entrepreneur français, issu d’une famille de viticulteurs de la région bordelaise, ancien salarié de l’ONG Aide et Action, puis dirigeant de Planète Urgence (au sein du groupe SOS), n’en est pas à son coup d’essai en matière de start-up. Auparavant, il a créé Loisir Enchères, un site de vente de loisirs et de voyage, mis en liquidation judiciaire en 2022, après des difficultés liées au contexte de la pandémie.
Certains de ses ex-coéquipiers sont montés avec lui à bord du navire des Nouvelles Fermes. L’entreprise à cinq têtes est aujourd’hui hébergée dans une pépinière d’entreprises située dans le quartier branché des Chartrons, à Bordeaux. Chaque rôle est bien réparti : écosystèmes, commerce, foncier, rendement des fermes et ressources humaines.
Cette dernière fonction revient à Thomas Boisserie dont la mission est aussi de susciter des vocations. Un enjeu majeur auquel il croit : son entreprise, « au croisement entre le maraîchage, l’agro-industrie et la start-up », semble sur la bonne voie. Le premier site de 1 000 mètres carrés créé en 2019 à Lormont, une commune située sur la rive droite de la Garonne, produit chaque année 10 tonnes de fruits et légumes et 2 tonnes de truites arc-en-ciel.
En 2021, une levée de fonds de 2 millions d’euros a permis la construction de la serre de Mérignac, cinq fois plus étendue que la première, et à même de fournir 60 tonnes de produits frais et 12 tonnes de poissons par an. En tout, l’équipe a levé 5 millions d’euros depuis l’origine, principalement auprès de business angels et de fonds d’investissement.
Avec un chiffre d’affaires de 300 000 euros en 2023, et un prévisionnel de 500 000 euros pour 2024, le quintette ambitionne de lancer des projets ciblant l’aquaponie dans différentes métropoles françaises, notamment en Ile-de-France, avec deux sites attendus dès 2025. Pour cela, il leur faudra recruter 80 personnes en deux ans. Un sacré challenge, qui ne semble pas effrayer ces agriculteurs d’un nouveau genre !
Un marché en plein essor mais fragile
Selon les analystes de Mordor Intelligence, le marché de l’aquaponie représentait 1,10 milliard de dollars en 2023 et pourrait s’élever à 1,75 milliard en 2028. L’engouement est tel qu’il séduit aussi de grandes entreprises. En 2018, la foncière Icade s’est ainsi unie à la jeune pousse Sous les fraises pour créer une ferme d’aquaponie de 1 000 m2 dans son parc des Portes de Paris, entre Aubervilliers et Saint-Denis (93). Mais l’avenir du secteur reste incertain.
Aux États-Unis, l’une des firmes pionnières sur le marché du développement des « fermes verticales » et de l’aquaponie, Upward Farms, située à Brooklyn, a mis la clé sous la porte au printemps 2023, après avoir annoncé la création du plus grand projet d’aquaponie au monde : une exploitation de plus de 20 000 m2 , en Pennsylvanie.
Parmi les freins à l’expansion du concept ? L’incompatibilité entre les techniques d’aquaponie actuelles et les cahiers des charges des labels bio.
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