Voyage
Située à mi-chemin entre la Tunisie et la Sicile, Pantelleria a des airs de bout du monde. Des roches noires, des maisons en pierre de lave et une terre balayée par un vent constant. Mise en scène dans A Bigger Splash – l’adaptation du film La Piscine, de Jacques Deray –, cette île à la fois austère et magnifique est sublimée par le réalisateur Luca Guadagnino.
Alain Delon, Romy Schneider, Maurice Ronet et Jane Birkin. La villa à Saint-Tropez, la Maserati Ghibli rouge et la piscine. C’est une histoire de marivaudage classique. Une histoire d’amour, de désir et de jalousie. Un chassé-croisé entre quatre personnages. Un homme et une femme s’aiment dans la paresse et l’oisiveté d’un été, à l’abri d’une luxueuse villa avec piscine. Un autre homme, surgi de leur passé, ancien amant de l’une et vieil ami de l’autre, et sa fille, femme enfant qu’il aime à faire passer pour l’une de ses conquêtes, arrivent. La paix est rompue, le drame peut commencer…
Plus de quarante ans plus tard, un studio de production contacte un réalisateur italien nouvellement en vue pour lui proposer de faire le remake du film de Jacques Deray sorti en 1969. Le rendez-vous est pris pour une rencontre les yeux dans les yeux et entamer les négociations. Luca Guadagnino finit par accepter, à condition d’en livrer sa propre version, une variation plutôt qu’un hommage.
Pantelleria, une nature sauvage
Eté 1986. Un groupe d’amis traîne son désœuvrement dans les rues de Palerme. La chaleur est insupportable, le temps se dilate. Tout à coup, l’un d’eux débarque en trombe dans le café où ils ont l’habitude de se retrouver l’après-midi. Sa tante possède une maison sur l’île de Pantelleria qu’elle accepte de leur prêter. Ils ont 15, 16 et 17 ans. Ils sont jeunes, fringants et attendent que leur vie commence. Ils se débrouillent bien et réussissent à convaincre leurs parents de les laisser partir.
De toute façon, c’est une question de vie ou de mort. Leurs premières vacances sans adultes ont un goût d’éternité. Arrivés à Pantelleria, ils découvrent une île austère, cramée par le soleil et battue par les vents. Peu importe, l’île a le goût de leur liberté. C’est sur ses chemins poussiéreux que leurs émois adolescents bourgeonnent et s’éveillent.
La nature sauvage de l’île électrise leurs sens, et leurs chairs battent de leurs pulsions naissantes. Les rochers meurtrissent leurs pieds, les courants de la mer les épuisent, le soleil leur brûle la peau et le vent fouette leurs corps dénudés. Mais la violence des éléments répond au tourbillon de leurs sentiments. C’est à l’île et à ses vents assourdissants qu’ils prennent l’habitude de hurler leurs vérités, leurs désirs, leurs passions, leurs cruautés. Cela s’impose alors comme une évidence.
C’est là que se passera l’intrigue de son film. Un lieu qui dira tout des personnages comme de lui. « C’est sur cette île-là que je suis devenu moi-même », confiera Luca Guadagnino à l’occasion de la promotion de A Bigger Splash, en 2015. Une île dont la violence et les contrastes seraient le reflet direct de ce qui gronde à l’intérieur de nous.
Sur les traces du film
Dans le bimoteur à hélices qui m’emmène de Palerme à Pantelleria, les accents italiens et les sonorités siciliennes me bercent. A peine les yeux fermés, que des images affluent. Même si cela me contrarie, il faut bien admettre que ce film a fait son chemin dans mon esprit. A travers le hublot, je commence à la discerner, elle, le personnage le plus fascinant et le plus intéressant du film. Sa mer, d’un bleu intense et profond est perlée de mille et une ridules blanches qui m’interpellent.
A cette altitude, mon imagination s’ébranle et je pense à des créatures en train d’affleurer à la surface de l’eau avant de disparaître dans un bouillonnement. Pantelleria constitue la partie émergée d’un complexe volcanique appartenant à un rift continental sous-marin, là où les plaques africaine et européenne s’affrontent.
J’entrevois ses courbes et le dessin de ses reliefs, et j’aperçois son plus haut sommet, dernière manifestation de son passé éruptif et explosif, la Montagna Grande, culminant à 836 mètres. Déjà, l’aérodrome de Pantelleria ressemble à un décor de cinéma. Il y a quelque chose d’incongru à la présence d’une telle infrastructure sur une île d’une superficie de 83 km2 et peuplée de 7 635 habitants. En réalité, sa position stratégique lui a valu une histoire riche et tourmentée, avec le passage de nombreuses populations, phénicienne, romaine ou encore arabe.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’île est massivement bombardée par les Alliés. En raison de son environnement trop âpre et de ses vents constants limitant l’agriculture à la culture de la câpre, de la vigne et de l’olive, peu d’investissements sont mobilisés pour développer Pantelleria. Elle est alors miraculeusement épargnée par l’industrialisation et l’urbanisation sauvage du tourisme de masse.
Les éléments se déchaînent
A l’extérieur, des bourrasques nous accueillent. A bord d’une Fiat 600 de location, probablement plus vieille que nous, on file. La voiture manque de s’envoler au moindre virage, mais peu importe. D’un côté, des flancs de collines striés de murets en pierre sombre et organisés en étages où l’on voit le sommet tordu de vignes à moitié enterrées dans le sol. Parsemés, çà et là, les fameux dammusi, ces habitations traditionnelles arabes construites en pierre de lave et surmontées d’un toit chaulé. De l’autre côté de la route : l’immensité bleue de la mer. Le vent courbe la végétation à des angles impossibles.
Les oliviers sont cassés et les câpres rampent dans l’obscurité du maquis. Au détour d’un virage, on aperçoit les avancées déchiquetées de la côte contre lesquelles viennent se briser les vagues dans des explosions d’écumes impressionnantes. Ambiance. Il nous faut du temps pour appréhender l’île, ressentir sa matérialité et éprouver ses éléments.
A la recherche de la villa
Il est temps de confronter la réalité à la fiction. De rapides recherches nous indiquent la location de la luxueuse villa dans laquelle s’ébattent et se débattent les personnages, épicentre de leurs aventures dramatiques. Nous garons la voiture à l’ombre des cactus et des figuiers de Barbarie et nous décidons de continuer à pied. Le GPS indique que la propriété se trouve à proximité de la route, mais nous déchantons rapidement face à la pinède qui se dresse devant nous et qui dissimule la bâtisse. Coups d’œil rapides et entendus. Oui, il s’agit d’une propriété privée.
Non, nous n’avons pas l’autorisation de pénétrer sur le terrain. Mais l’absence d’âme qui vive est bien trop tentante pour s’arrêter là. Nous nous engageons dans les massifs broussailleux, les sens en alerte. Chacun de nos pas craque sur la végétation. Nous évoluons, accroupies, contournant les murets en pierre. Les lézards sont tolérés, mais mieux vaut ne pas penser aux serpents. Le vent siffle à travers les feuillages touffus et nous fait sursauter. Je ne peux pas m’empêcher de penser au ridicule de la situation.
Enfin, on commence à apercevoir la façade d’une villa. Les volets sont ouverts, mais un lourd verrou fermé pendouille de la porte. Si nous devons continuer, ce sera à découvert. Nous décidons de poursuivre. En contournant la bâtisse, nous découvrons, à travers les fenêtres, le salon et la cuisine du film. Le décor est tellement identique en tous points que je m’attends à voir les personnages surgir à tout moment.
Les scènes du film affluent dans mon esprit et commencent à se superposer à ce que je vois. Un vase posé au sol, un certain angle de vue, un rayon de soleil qui tape sur une vitre. Alors que nous pensions accéder à la terrasse, nous nous retrouvons devant un autre bâtiment. C’est impossible. Ce n’est absolument pas logique.
Tout à coup, nous comprenons que la villa n’existe pas, et que ce qui était mis en scène comme une seule villa dans le film correspond en réalité à plusieurs habitations différentes. Nous encaissons, mais y a-t-il un intérêt à continuer ? Surtout que, tellement obnubilées par la mission, nous n’avons même pas remarqué le linge en train de sécher dehors, les transats sortis et une porte-fenêtre entrouverte.
Nous nous apprêtons à faire demi-tour quand, sur une impulsion, je décide d’escalader un mur en pierre, m’égratignant abondamment les jambes au passage. J’accède enfin au toit, dont la blancheur de la chaux m’éblouit, m’obligeant à marcher prudemment, les yeux mi-clos. C’est là que je l’aperçois.
Pendant une fraction de seconde, elle est exactement comme dans le film. Je m’élance. Je sens mon corps plonger dans l’eau. Le contraste entre la chaleur de l’air et la fraîcheur liquide m’emplit de contentement. Après avoir effleuré la mosaïque au fond de la piscine, je remonte vers le soleil et la lumière. Les yeux fermés, les paupières brûlantes, j’étends mes bras et mes jambes et me laisse porter. J’ouvre les yeux. Elle est là devant moi, la piscine. Grande, bleue et… complètement vide.
Retour à la réalité
Un violent coup de vent manque de me faire perdre l’équilibre. Je redescends de mon observatoire et nous regagnons rapidement la voiture. Les fenêtres de la voiture sont bloquées, impossible de les remonter. Le vent se lève et s’engouffre dans l’habitacle par paquets d’air chaud et moite qui colle à la peau et brûle les yeux. Nous nous arrêtons finalement sur le bord de la route. La voiture vibre de toute part et nous décidons d’allumer la radio pour essayer de taire le vacarme extérieur. Impossible de capter quoi que ce soit d’autre qu’une bouillie sonore. Deux radios, l’une italienne et l’autre, tunisienne, se parasitent.
Bataille musicale dont seuls les grésillements sortent vainqueurs. Je décide de sortir. Les rafales de vent sont si violentes que j’en ai le souffle coupé. Elles me soulèvent le cœur. Sentiments de puissance et de folie. Face à moi, le paysage est d’une beauté et d’une étrangeté stupéfiantes. Les nuages passent à une vitesse incroyable, créant d’incessants jeux d’ombres et de lumière qui transforment le relief, trompent les sens et donnent le vertige. Les eaux sont déchaînées. Les roches noires sont brûlantes. Il grêle de la poussière et du sable mêlés. Des vapeurs se dégagent des grottes. C’est comme si l’île respirait, bouillait, fumait et exsudait. La fille du vent est bien vivante.