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The Good News
Dans le Sussex, en Angleterre, le très secret site de Goodwood produit les célèbres limousines Rolls-Royce, qui sont ensuite livrées aux quatre coins du monde. Suivez le guide.
Visiter l’usine de Goodwood, en Angleterre, c’est un peu comme pénétrer dans le laboratoire de Willy Wonka dans Charlie et la Chocolaterie. Avant de pouvoir déambuler dans le site d’où sortent toutes les Rolls-Royce, il vous faut décrocher un sésame aussi précieux que le fameux ticket d’or.
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Sous le capot de l’usine Rolls-Royce
À moins que vous ne possédiez plusieurs limousines iconiques dans votre garage, ou que vous ne soyez sur le point de commander un modèle sur mesure; dans ces cas-là, vous êtes ici chez vous. Une fois que vous avez enfilé une veste mauve siglée, qui signale la présence d’un invité – ou d’une journaliste à surveiller –, une hôtesse vous tend la feuille de présence.
Les VIP signent sur le registre du comptoir, les VVIP accèdent à un livre d’or, que le simple mortel ne verra jamais, discrétion oblige. On arrive à la passerelle qui surplombe la chaîne de montage après une enfilade de salles de réunion. En contrebas, des techniciens en blouse s’affairent autour de 45 stations, dans un enchevêtrement de machines hightech et d’établis minimalistes.
Un peu plus de 2500 personnes travaillent sur le site. Pas besoin de porter un casque antibruit, l’usine est presque aussi silencieuse que les voitures. C’est parce qu’une grande partie du travail est effectué à la main, depuis la soudure entre le toit et la carrosserie jusqu’à la peinture de la fameuse Coachline qui court le long des ailes, exécutée à main levée.
En lieu d’OompaLoompas excentriques, des artisans triés sur le volet travaillent d’arrache-pied dans leur zone délimitée pour créer la pièce parfaite. Parfois, ils n’ont que quelques minutes pour accomplir leur tâche. L’écran au-dessus de leur tête affiche la plaque d’immatriculation du véhicule en cours de fabrication et décompte le temps qu’il leur reste avant de devoir passer la main.
Depuis l’inauguration de Goodwood, en 2003, Rolls-Royce a apporté une contribution de plus de 4 milliards de livres à l’économie britannique. Pour l’année fiscale 2023, l’usine a produit 6032 voitures, son plus gros rendement depuis l’existence de la marque. Qui aurait pu se douter que le pacte passé en 1904 entre Henry Royce et le pionnier de l’automobile Charles Rolls deviendrait un jour un parangon du luxe et de la mécanique ?
Forte du savoir-faire des deux hommes, l’entreprise naissante se forge vite une réputation de «fabricant des meilleures voitures du monde». Rolls-Royce Limited développe la deux-cylindres 10 hp en 1904, et sa première 40/50 (plus tard renommée Silver Ghost) de 1907 à 1923, avec un modèle sport présenté en 1911.
La marque entame également la production de moteurs d’avion pendant la Première Guerre mondiale. Après quelques déboires financiers à la fin des années 60, l’entreprise doit liquider certains avoirs, entraînant une division de son activité. De nombreuses entités sont, un temps, liées au destin de la marque, dont le gouvernement anglais.
En 1998, Volkswagen rachète Rolls-Royce Motors à Vickers pour 370 millions de livres sterling (soit l’équivalent de 544millions d’euros, devise qui n’existait pas encore à cette époque), soufflant l’actif sous le nez de BMW, qui fabriquait pourtant des composants pour la marque.
Rolls-Royce Holdings vend tout de même une licence pour le nom et le logo de la marque à BMW pour 40 millions de livres (équivalant à 59 millions d’euros en 1998), mettant à risque la production de Bentley. Un accord est alors trouvé: Volkswagen et BMW échangent leurs atouts dans une forme de collaboration qui prend fin en 2003, année d’ouverture du site de Goodwood.
Icône d’hier et d’aujourd’hui
Symbole que l’on croyait aussi éternel que la reine Élisabeth II et sa bien-aimée Phantom IV, Rolls-Royce a longtemps évoqué une allée de graviers parfaitement entretenue, s’ouvrant sur l’immense domaine d’un lord anglais et sa nichée de sang bleu. On imagine aussi un riche industriel se frottant les mains sur la banquette arrière de sa limousine, tandis que Firmin, casquette vissée sur la tête et gants blancs sur le volant, se dit qu’il a bien de la chance de travailler pour Monsieur.
La Rolls-Royce de l’époque est spacieuse, silencieuse, digne. La version moderne a pris le parti d’un héritage revisité. « La voiture s’articule autour de trois lignes claires: le capot, le toit et l’arrière, qui la rendent instantanément reconnaissable », explique le designer Henry Cloke, qui travaille pour la maison depuis plus de douze ans.
La naissance du modèle Ghost, en 2009, marque un léger virage esthétique et identitaire. Des lignes plus fluides accompagnent l’effet « Magic Carpet Ride » (tapis volant), qui donne l’impression que la voiture flotte au-dessus de la route. Fermez les yeux et pensez à une Rolls. Vous voyez quoi ? Sûrement le Spirit of Ecstasy, cette figurine juchée sur le bout du capot de la voiture, qui a inspiré tant de designers et de cleptomanes.
Dessinée par Charles Robinson Sykes pour la Silver Ghost du second baron Montagu de Beaulieu, la statuette est d’abord nommée The Whisper, en allusion à la muse qui murmurait, doigt sur la bouche, la liaison secrète entre le propriétaire du bolide et l’actrice Eleanor Velasco Thornton.
La mode des ornements de radiateurs fait rage dès 1910, et Rolls-Royce, saisissant l’occasion de créer un symbole reconnaissable, se tourne naturellement vers Sykes pour créer une mascotte inspirée par Niké, la déesse grecque de la Victoire et du Triomphe. Au fil des ans, l’icône ne subit que de subtiles variations et un court passage dans une position agenouillée.
Pour les premiers pas de la marque dans le tout-électrique, inaugurés en 2022 sous le nom de Spectre, le profil du Spirit of Ecstasy se rapproche des formes d’antan en se courbant vers l’avant. Le panthéon, la grille iconique derrière laquelle se trouvait jadis le radiateur, a lui aussi dû subir quelques modifications pour assurer l’aérodynamisme de la voiture.
À Goodwood, la Spectre est montée sur la même chaîne de production que les autres modèles, à quelques détours prêts. Le capot, évidé du moteur à essence, garde ses proportions allongées, tandis que l’immense batterie électrique s’étale dans le soubassement sur la longueur de la structure.
Baptisée Architecture of Luxury, la plate-forme en aluminium est la même pour tous les modèles depuis la Phantom VIII. Même le modèle Cullinan, qui marque l’entrée de Rolls-Royce dans le monde des SUV, en 2018, est monté sur cette base. Ce quatre-roues-motrices muni d’un puissant moteur V12 est le modèle le plus demandé en 2023.
Un raffinement au firmament
Parmi les options les plus créatives de Goodwood, le Starlight Headliner figure, au plafond de la voiture, un ciel étoilé scintillant de mille feux, traversé, çà et là, par une étoile filante. Par défaut, la voûte céleste reproduit la configuration des constellations visibles depuis Goodwood la nuit du 31 décembre au 1er janvier 2003, jour de l’inauguration de l’usine.
La carte peut se personnaliser à l’envi pour reproduire le ciel d’un heureux événement, les contours d’un blason familial ou un signe astral chinois. Pour parfaire l’illusion, les techniciens du stand consacrent entre neuf et dix-sept heures de travail pour intégrer les milliers de tiges de fibre optique au plafond.
Si l’ajout d’un toit étincelant peut paraître frivole, il s’inscrit parfaitement dans la politique de développement du marché à l’international, qui vise notamment les États-Unis, la Chine et les pays du Golfe. Le modèle Ghost, révélé à Shanghai en 2009, a littéralement été conçu pour s’adapter au goût des futurs propriétaires.
« Nous avons pensé la voiture comme une toile blanche, en travaillant avec des lignes le plus fluides possible pour permettre au client de laisser libre cours à son imagination », explique Henry Cloke.
En pratique, cette liberté d’expression élève considérablement le niveau d’exigence en usine. Les pans ininterrompus qui tapissent l’intérieur des voitures requièrent, par exemple, d’immenses peaux en cuir de la plus grande qualité. Une fois sélectionnés, les matériaux sont passés au crible par des techniciens qui entourent les défauts à la craie. On repère les déchirures évidentes… jusqu’aux traces de piqûres de moustique. Une machine interprète alors les différents symboles et calcule la découpe optimale.
No limit pour le sur-mesure
Sur la mezzanine de Goodwood, un stand aide les acquéreurs à personnaliser les couleurs de leur futur bolide, quitte à créer une palette sur mesure que personne ne pourra utiliser sans leur permission. Broderies, marqueteries en essences de bois exotique, peinture à l’or fin… Ici tout est possible, même ajouter de la poudre de diamants dans la peinture de la carrosserie ou incruster l’équivalent de plusieurs carats sur le tableau de bord. Le désir n’a de limite que le prix qu’il en coûtera de l’assouvir.
En 2023, la Rose Noire Droptail, inspirée par la rose Black Baccara, devient la voiture la plus chère au monde avec un prix avoisinant les 30millions de dollars (28 millions d’euros). « Nous ne sommes pas la police du goût », aime à répéter le guide privé assigné à notre visite du site. On repense à la Ghost en camaïeux rose bonbon, à cette Phantom turquoise inspirée des perles du Bahreïn, ou encore à la limo recouverte de 120 kg d’or 18 carats.
Cerise sur la tarte à la crème, la Cullinan du rappeur Drake est un festival de cuir noir embossé, à mi-chemin entre les moulures des cathédrales du gothique flamboyant et le raffinement d’une soirée BDSM chez Hugh Hefner. « Ayy, you went Rolls-Royce Truck», rappait la star sur Oh U Went. Que l’on soit pour ou contre, c’est pourtant sur une clientèle avide de poser sa patte sur les symboles de l’élite aristocratique que la marque compte désormais pour assurer la relève.
D’après la marque, l’âge moyen des propriétaires de Rolls-Royce serait aujourd’hui de 43 ans. Des icônes du cool aux argentés du Moyen-Orient, Rolls-Royce fait de l’œil à une clientèle qui affiche sa réussite sociale en conduisant elle-même ses trophées.
Pour satisfaire cette nouvelle manne, le groupe vient d’annoncer un plan de modernisation du site, dont l’agrandissement des départements sur mesure Bespoke et Coachbuild. La chaîne de production va aussi être modifiée pour prendre le virage du 100% électrique à l’horizon 2030. Juste avant de sortir de l’usine, on aperçoit, sublime et discrète, une œuvre en toile d’araignée de l’artiste argentin Tomás Saraceno suspendue près d’un coin salon.
À la limite entre l’usine, le laboratoire de recherche et le showroom, le site de Goodwood casse les codes de l’automobile de luxe pour prôner une expérience collaborative où la tradition anglaise, autrefois inaccessible, prête désormais son savoir-faire à l’exubérance de commanditaires sans filtre.
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