Voyage
Tribeca, petit triangle du sud‑ouest de Manhattan, a eu mille vies. Avant les années 60, on l’appelait Butter and Egg District pour la pléthore de commerces de gros qu’il abritait. Puis les créateurs turbulents des années 80 l’ont investi. La haute bourgeoisie s’en est ensuite entiché. Aujourd’hui, c’est le quartier qui fédère les acteurs clés du design new-yorkais.
Sur l’île de Manhattan, territoire hypercirconscrit, la cote d’un quartier, l’excitation qu’il génère, les coteries branchées qu’il agrège se font et se défont par vagues. Par flux et reflux. Prenez Tribeca, ce TRIangle BElow CAnal Street – en fait de triangle, c’est un quadrilatère, voire un trapèze, mais au diable les géomètres sourcilleux – coincé entre Soho, le fleuve Hudson et le Financial District. Dans les années 80, c’était le fief du New York rock’ n’ roll, où vivaient les jeunes Laurie Anderson, Cyndi Lauper, Martin Scorsese, qui trouvaient Soho trop mainstream à leur goût. Puis comme partout, les superbes immeubles néoclassiques et Art déco, ici érigés par centaines, ont éveillé les appétits : ripolinages, rénovations, extensions et explosion subséquente des loyers.
Le Tribeca des années 2000 ? Une grande bourgeoise assoupie chérissant sa tranquillité – en résumé, plus rien ne s’y passait, mais pas d’inquiétude, le « retour de hype », à New York, ne tarde jamais trop. La preuve : Tribeca se réinvente, ces temps-ci, en terre d’élection du design de pointe. Depuis une demi-douzaine d’années, sur Lispenard, Walker ou North Moore Streets, fleurissent des artisans conceptuels, des showrooms sophistiqués, des galeries épatantes et des échoppes de vintage haut de gamme.
Il faut dire que New York, sur la planète déco, pèse de plus en plus lourd depuis la création, en 2012, de l’événement annuel NYCxDesign, sorte de Design Week façon Salone del Mobile de Milan, avec ses myriades de présentations, ses lancements de collections, ses pince-fesses, ses célébrations tous azimuts, en somme, de la création mobilière. De nouveaux acteurs ont éclos. Alors d’autres, plus anciens, ont augmenté la voilure. Une communauté vivace dont Tribeca, coin « central-mais-pas-trop », « riche-mais-pas-bling », s’est fait l’épicentre.
Des loyers encore « raisonnables »
Dans un papier du New York Times daté du 18 octobre 1985, le journaliste Andrew J. Yarrow écrivait : « Tribeca est un concentré de vieux New York, avec ses grossistes alimentaires et textiles, ses hangars décatis, ses bars de quartier non gentrifiés et ses immeubles séculaires. En même temps, c’est un concentré du New York le plus neuf, avec toutes sortes de galeries d’art d’avant-garde… » Enlevez quelques grossistes, retapez les hangars, remplacez « art » par « design » et, trente-quatre ans plus tard, l’observation retrouve toute sa justesse. D’ailleurs, les « Tribecans » du XXIe siècle mobilisent les mêmes arguments que ceux d’hier.
Interrogé par le New York Times, l’artiste et galeriste Rob Mango expliquait, en 1985, qu’il s’était installé à Tribeca – il y travaille toujours aujourd’hui – pour échapper à l’agitation et aux loyers indécents de Soho tout proche. Le marchand Patrick Parrish, à la tête de l’une des meilleures galeries de design du moment, ne nous dit pas autre chose. « Quand je suis arrivé dans Lispenard Street, en 2014, il y avait plein de tags partout, comme si rien n’avait bougé depuis les années 90. D’ailleurs, on trouve encore ici des loyers “raisonnables” pour peu que le bâtiment que vous occupez n’ait pas encore été rénové. Mais dès que vous traversez Canal Street, à un bloc de là, et que vous entrez dans Soho, tout devient surréaliste. Pour la même surface, je paierais 5 ou 6 fois plus. »
Mi-huppé, mi-bon enfant
Jeune commissaire d’exposition à la tête de Colony, une coopérative où s’exposent les jeunes designers new-yorkais dans le vent – Gregory Buntain, Syrette Lew, Hiroko Takeda… –, Jean Lin balaie d’un revers de main toute alternative à son quartier fétiche : « Laissons Soho aux grosses enseignes européennes et aux touristes. Dans la partie basse de New York, il n’y a que Tribeca qui colle à peu près à nos personnalités, avec, ici et là, des locaux déglingués comme celui-ci [un loft inachevé au sommet d’un escalier raidasse, NDLR]. Et, à la fois, nous sommes quand même à Manhattan, là où vivent ceux qui ont les moyens d’acheter du design de qualité : Tribeca, c’est notre vitrine “en ville” – les jeunes designers logent et bossent presque exclusivement à Brooklyn. »
Avec David Weeks – un designer plus installé qui, à Tribeca, possède son propre showroom –, Jean a cofondé le Tribeca Design District, une association fédérant les lieux créatifs du quartier qui, ainsi, font vernissages communs. Ces soirs-là, on se joindra à la faune mi-huppée, mi-bon enfant qui baguenaude à pied dans le quartier, hochant la tête d’un air entendu devant les meubles/œuvres d’art déroutants signés Cody Hoyt ou Linda Lopez que la galerie Parrish dévoile ; puis s’extasiant devant les derniers luminaires du duo Allied Maker exposés dans l’ancien cabinet dentaire qui leur sert de vitrine ; puis tombant en pâmoison à la galerie Espasso devant quelque pépite du modernisme brésilien.
L’embourgeoisement repart de plus belle
Mais déjà, d’aucuns déplorent que l’embourgeoisement de cette oasis créative, pourtant déjà bien avancé, reparte de plus belle depuis que les starchitectes Herzog & de Meuron ont érigé, au 56 Leonard Street, un insensé condo hyperluxueux – certains appartements avoisinent les 55 000 euros du mètre carré – tout en dénivellations anguleuses. D’autres, au contraire, se frottent les mains : ceux qui vivent là, quand il s’agit de se meubler, ne regardent évidemment pas à la dépense…
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