Voyage
Peut-être n’a-t-on jamais aussi bien mangé italien à Paris qu’en ce moment. Meilleures tables, meilleurs chefs et meilleurs produits, la gastronomie transalpine s’épanouit dans la capitale française grâce à quelques pionniers déjà bien installés et à une nouvelle génération de chefs italiens qui, après avoir perfectionné leur art dans la cuisine française, assument enfin pleinement leurs origines.
Pizzeria, trattoria ou ristorante, la cuisine italienne se décline dans divers registres. On parle même aujourd’hui de trattonomia, l’équivalent transalpin de la bistronomie. Des restaurants italiens à Paris, il y en a toujours eu. Des bons, et encore plus de moins bons, des cantines populaires ou des adresses très, très chic. « Quand je suis arrivé à Paris, à quelques exceptions près, la plupart des restaurants italiens n’étaient pas très bons, témoigne le chef Giovanni Passerini, arrivé de Rome en 2007. Je pense que les meilleurs chefs qui sortaient du pays prenaient des chemins éloignés de leur cuisine d’origine. Il y avait aussi chez la clientèle une certaine naïveté qui permettait aux moins bons de faire n’importe quoi et à ceux qui faisaient un peu mieux de bluffer tout le monde. Et ça marchait très bien. »
En effet, chaque Parisien connaît le meilleur resto italien, celui dont personne ne parle, qui est de préférence en bas de chez soi, et dont on ne donne l’adresse qu’à ses meilleurs amis. Autant d’ambassadeurs d’une Italie à la fois familière et fantasmée. Le resto italien, c’est aussi parfois l’endroit où on peut, pour le prix – certes élevé – d’un plat de pâtes et si on a la chance d’obtenir une table, jouer du coude à coude avec des stars et des politiques. Que ce soit au Marco Polo, le restaurant de Renato Bartolone (frère de Claude), ou au Stresa, on fait chaque soir le plein de personnalités. Au Mori Venice Bar, c’est un déjeuner entre François Hollande, Jean-Pierre Elkabbach et Ramzi Khiroun qui a, en avril 2015, fait le buzz… au moins le temps d’une friture de poissons.
Saveurs puissantes
Situé en face du palais Brongniart, Mori reçoit chaque midi son lot d’hommes d’affaires cravatés qui apprécient l’ambiance feutrée, le menu CAC40 et, bien sûr, la cuisine : prosciutto servi avec une addictive mostarda (condiment de fruits confits à la moutarde), carpaccio de bar, risotto à la truffe. Le soir, les habitués se pressent pour saluer le maître des lieux, figure majeure de la gastronomie italo-parisienne. Il y a un peu moins de vingt ans, Massimo Mori reçoit un appel de Giorgio Armani. Le maestro de la mode italienne s’installe dans l’ancien Drugstore Saint-Germain et cherche le partenaire qui animera le café de la boutique. Massimo Mori, installé à Paris depuis la fin des années 70, est un pro du service qui a travaillé dans plusieurs palaces et pour la famille royale d’Espagne, avant de se lancer dans la distribution en France de vins italiens. Il crée ensuite une entreprise de production de plats frais, qui fournit en pâtes et autres spécialités les traiteurs et la distribution haut de gamme. Il connaît les meilleurs fournisseurs de la Péninsule, traque les meilleurs produits et met sur la table de l’Armani Caffé des plats simples, chers, mais délicieux, qui ont ce qu’il faut de modernité pour se démarquer. Succès jamais démenti : afin de mieux répondre à la demande, le lieu a connu de récents travaux pour doubler sa capacité et son offre, avec, en bas, une trattoria accessible à toute heure et, en mezzanine, un espace plus privé pour une expérience gastro midi et soir.
Quant au Mori Venice Bar lui-même, il est le fruit d’une rencontre avec Laurent Taïeb (fondateur des mythiques Bon et Kong), qui avait ouvert, en 2002, le Bon 2, décoré par son ami Philippe Starck. Massimo Mori lui rachète le restaurant, conserve en l’allégeant le décor de Starck et ouvre le Mori Venice Bar en 2005. La prochaine étape sera sans doute l’ouverture, dans le palais Brongniart, d’une trattoria destinée à une génération plus jeune, celle de sa fille Céline, qui l’a rejoint et donne un nouveau ton à l’entreprise familiale. A deux pas de là, dans le passage des Panoramas, un autre Italien, célèbre dans son pays, a posé ses casseroles et une superbe machine à café. Il s’agit de Massimiliano Alajmo qui, avec son frère Raffaele (et tout le reste de la famille), dirige sept restaurants en Italie, dont Le Calandre, à Padoue, distingué par trois étoiles au guide Michelin. En 2014, il ouvre le Caffé Stern avec son partenaire David Lanher (le créateur des restaurants Racines, Vivant et Panache) et avec la complicité de Philippe Starck, qui ajoute une touche de surréalisme et de poésie à ce lieu qui fut autrefois un atelier de gravure. Des animaux naturalisés en vitrine, des souvenirs de voyage accrochés çà et là, des photos de famille, des chapeaux… un foisonnement soutenu par l’accent chantant d’une équipe presque entièrement italienne.
C’est un café comme on s’imaginerait en trouver à Venise, avec ses boiseries, son comptoir de cicchetti (« tapas » vénitiennes) et une authentique et mythique machine à café de 1961, la Faema E61. C’est aussi un restaurant qui, malgré son air bohème, penche du côté gastro, avec des plats qui sont des interprétations des classiques de Massimiliano Alajmo : le risotto à la poudre de réglisse, la « pjzza » (pizza vapeur, avec le « j » d’Alajmo), le bœuf cru pané ou le foie de veau à la vénitienne. Des recettes historiques aux saveurs puissantes, mais qui, passées entre ses mains, atteignent des sommets de légèreté. La sauce au thon du vitello tonato, par exemple, n’est pas montée avec de l’œuf, mais avec de l’eau, et pourtant le principe gustatif reste intact. Le Caffé Stern est à l’image de son chef, à la fois rêveur et réfléchi et, comme Venise, baroque et mystérieux.
Charme et décontraction
Il est un fil qui soudain apparaît dans ce parcours parisien. C’est celui de Philippe Starck qui, une fois encore, a signé le décor d’un grand restaurant italien. En 2010, l’hôtel Royal Monceau rouvre après deux ans de travaux, avec un nouvel aménagement entièrement conçu par le designer, qui inclut le restaurant Il Carpaccio, une institution au sein de l’hôtel depuis 1983. Il Carpaccio est l’un des deux seuls restaurants italiens étoilés de Paris. En cuisine : le chef Roberto Rispoli, qui a fait ses classes à l’auberge toscane l’Andana, du temps d’Alain Ducasse. Il invente ici une authentique cuisine italienne, mais dans sa version chic, sophistiquée. « Le défi est de rendre cette cuisine jolie, sans être compliquée, explique Roberto Rispoli. Les gens viennent chez nous parce que le service est élégant, mais il est offert avec le charme et la décontraction des Italiens. » Le contexte, l’accueil, la vaisselle justifient le prix – et l’étoile –, mais pas seulement. C’est aussi en proposant les meilleurs produits que Roberto Rispoli se distingue. Si les fournisseurs de qualité se font de plus en plus nombreux à Paris, c’est toutefois en Italie qu’il va directement chercher les siens : Gerardo Di Nola pour les pâtes de Gragnano, un artisan d’Emilie Romagne pour la préparation d’un jambon à la truffe en édition limitée, ou une collaboration avec Cédric Casanova (fondateur de La Tête dans les olives), producteur d’huile d’olive qui lui a concocté un cru sicilien exclusif. Au-delà de l’assiette, le luxe est ici celui de l’histoire du produit que l’on peut raconter au client. La filière produit, c’est ce qui fait aujourd’hui la force et la qualité de ces tables italiennes.
Les chefs constituent une communauté soudée qui partage son carnet d’adresses et tire la qualité vers le haut. C’est ce à quoi s’applique également Ivan Schenatti, dans son restaurant du 5e arrondissement. Né dans les montagnes du nord de l’Italie, ce chef a fréquenté l’hôtellerie haut de gamme avant de découvrir la gastronomie chez son mentor, Gualtiero Marchesi. Il a même frôlé l’étoile dans son propre restaurant, avant de débarquer en France et de rejoindre Massimo Mori à l’Armani Caffé. Il y restera dix ans, bâtissant une carte de plus en plus sophistiquée. Il est depuis 2012 chez lui dans une petite salle dont le décor nous transporte illico en Italie : grande banquette ondoyante en velours, chaises Kartell transparentes et, au mur, des œuvres réalisées par le chef lui-même. Ici, tout vient d’Italie, livré deux fois par semaine : la viande, les farines (kamut, sarrasin…), la fregola (une pâte qui ressemble à un gros grain de semoule), les artichauts, la barba di frate (une herbe qui rappelle la salicorne), la puntarella (sorte de chicorée) et, bien entendu, les vins. Il propose une cuisine qui, sur les bases classiques, prend certains détours créatifs : la truite est fumée minute sous cloche de verre, la chitarra al farro est une version allégée de la carbonara. « Ce que nous observons aujourd’hui à Paris est le reflet de ce qui se passe en Italie, où de jeunes chefs proposent une nouvelle cuisine gastronomique. C’était le bon moment pour moi, je n’aurais pas pu faire ce restaurant plus tôt. La clientèle est plus avertie, elle a voyagé, et a appris. Pour un Italien, être à Paris, il n’y a pas mieux. On ne s’y sent pas étranger, mais un peu comme chez nous, comme dans une autre région de l’Italie. Il ne manque que le soleil et la mer ! » s’enthousiasme Ivan Schenatti.
Une opinion que partage Giovanni Passerini, le chef italien le plus en vue en ce moment à Paris. Il y a une dizaine d’années, il a quitté son poste de chef dans un restaurant romain afin de parfaire chez nous son savoir culinaire. Après un bref passage au Chateaubriand et à l’Arpège, il trouve sa place au côté de Peter Nilsson à La Gazzetta. Un binôme italo-suédois qui fonctionne à merveille, une expérience qui lui permet d’ouvrir en 2010 son propre restaurant, Rino – fermé quatre ans plus tard. Il n’y propose pas vraiment une cuisine italienne, mais on y déguste les meilleures pâtes farcies de Paris. Alors que la vague des nouveaux bistrots gastronomiques ne fait qu’enfler avec les Saturne, Septime ou Spring, il se démarque en s’abandonnant de plus en plus à ses origines. Il interprète les ris de veau, les tripes ou les artichauts à la romaine, pioche dans son patrimoine culinaire pour créer des plats qui savent être légers et gourmands. « Les plats de la cuisine italienne ne comportent pas énormément d’éléments. Le coût de la matière première n’est pas très élevé, mais c’est une cuisine très longue à faire. Il faut voir le travail qu’il y a derrière un simple tortellini ! Mais aujourd’hui, le client reconnaît l’effort fourni pour produire ces petites pâtes fourrées. » Les Parisiens ne s’y trompent pas et se pressent dans la fabrique de pâtes qu’il a ouverte dans l’est parisien pour faire le plein de petits coussins parfumés. Juste à côté se trouve son nouveau restaurant, une grande salle lumineuse avec sol en terrazzo, tables en bois massif et chaises Castelli, un cadre parfait pour une cuisine de partage : des pâtes fraîches et sèches, des poissons entiers, des pièces de viande grillée et les contorni, les garnitures qui les accompagnent. Fini la dictature de la mandoline et du terroir, Giovanni Passerini n’a plus à prouver son talent de cuisinier, il cherche plutôt à s’inscrire dans une démarche de restaurateur remettant la nourriture à sa juste place dans l’expérience globale du restaurant. Une convivialité à l’italienne dans sa plus belle expression. « Mon restaurant n’appartient à aucun terroir, puisque nous sommes en ville. Nous ne sommes pas non plus en Italie, donc je me sens libre, sans contraintes. Et puis, pour un cuisinier, Paris est la meilleure ville au monde ! »
Les italiens chic à Paris
- Caffé Stern : 47, passage des panoramas, Paris 2e.
- Emporio Armani Caffé : 149, boulevard Saint-Germain, Paris 6e.
- Il Carpaccio : Hôtel Royal Monceau, 37, avenue Hoche, Paris 8e.
- Mori Venice Bar : 27, rue Vivienne, Paris 2e.
- Officina Schenatti : 15, rue Frédéric-Sauton, Paris 5e.
- Restaurant Passerini : 65, rue Traversière, Paris 12e.