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Cary Grant, Robert Oppenheimer, Georgia O’Keeffe... Au milieu du XXe siècle, Ghost Ranch fut un repaire de célébrités en tout genre, 2024 - IDEAT
Cary Grant, Robert Oppenheimer, Georgia O’Keeffe... Au milieu du XXe siècle, Ghost Ranch fut un repaire de célébrités en tout genre, 2024 - IDEAT
Marine Mimouni

The Good City // Business-city

Sur les traces de Georgia O’Keeffe à Ghost Ranch

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Cary Grant, Robert Oppenheimer, Georgia O’Keeffe et les Rockefeller. Au milieu du XXe siècle, Ghost Ranch fut un repaire de célébrités en tout genre. Non loin de là, deux villes valent le détour : Los Alamos et Santa Fe. Bienvenue au Nouveau-Mexique, cet État américain hanté par les souvenirs et les fantômes, les Indiens, les artistes et… la bombe.

Imaginez. Fin des années 30, début des années 40. Une dame d’âge mûr, le port de tête racé, les cheveux ramenés en un chignon bas, conduit une Ford Model A sur la Route 84 qui file vers le Colorado. Soudain, elle s’engage sur une piste cahoteuse, poussiéreuse. La Ford, baptisée Hello par sa propriétaire, fait des bonds sur les nids-de-poule. Puis apparaît le domaine : Ghost Ranch.


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Sur la Route 84, on peut facilement rater l’embranchement qui mène à Ghost Ranch.
Sur la Route 84, on peut facilement rater l’embranchement qui mène à Ghost Ranch. DR

 Juste avant d’y arriver, la dame tourne à gauche en direction d’une maison monacale en U, sans étage, dont la couleur ocre des murs en adobe – une sorte de brique artisanale constituée d’argile et de sable mélangés à de l’eau et de la paille, puis séchée au soleil – se fond dans ce vaste domaine de 85 km2.

Cette dame, qui n’est autre que la peintre Georgia O’Keeffe, rejoint son atelier, devenu au fil du temps sa demeure. Pour elle, cette maison au milieu de nulle part est l’épicentre de la beauté. Presque un siècle plus tard, j’emprunte le même itinéraire depuis Santa Fe.

Sur la Route 84, on peut facilement rater l’embranchement qui mène à Ghost Ranch. Le porche en bois surmonté du nom du ranch et de son emblème (un crâne de vache stylisé, dessiné par Georgia O’Keeffe elle-même) semble d’époque. Ici, le ciel paraît plus bleu, posé plus haut.

Portrait de Georgia O’Keeffe.
Portrait de Georgia O’Keeffe. Getty Images / Tony Vaccaro

De fait, cette région située dans le nord du Nouveau-Mexique frôle ou dépasse les 2 000 mètres d’altitude. D’où l’air vif, la chaleur sèche l’été, la neige abondante l’hiver. Sous le soleil, les mesas (tables), ces immenses buttes au sommet plat et aux flancs abrupts, prennent des teintes jaunes, pourpres ou orange.

J’ai l’impression d’évoluer dans les tableaux de Georgia O’Keeffe. Après quelques kilomètres, je distingue le « Ranch des fantômes ». Disséminé dans un amphithéâtre naturel d’une splendeur lunaire, ce hameau hôtelier accueille à peine quelques milliers de touristes par an, en grande majorité américains.

Au milieu de nulle part

Si Georgia O’Keeffe, l’une des plus grandes peintres du XXe siècle, a largement contribué à la relative célébrité de Ghost Ranch, on sait moins que d’autres personnalités y ont jadis séjourné.
Si Georgia O’Keeffe, l’une des plus grandes peintres du XXe siècle, a largement contribué à la relative célébrité de Ghost Ranch, on sait moins que d’autres personnalités y ont jadis séjourné. DR

Si Georgia O’Keeffe, l’une des plus grandes peintres du XXe siècle, a largement contribué à la relative célébrité de Ghost Ranch, on sait moins que d’autres personnalités y ont jadis séjourné.

Dont l’aviateur Charles Lindbergh, les acteurs Cary Grant et John Wayne, les auteurs Allen Ginsberg ou Willa Cather, quelques membres de la famille Rockefeller, la chanteuse Joni Mitchell… Mais aussi et surtout le physicien Robert Oppenheimer, le père de la bombe atomique et héros en demiteinte du film de Christopher Nolan.

Durant les quelques jours que je passe ici, les souvenirs de l’exposition O’Keeffe présentée au Centre Pompidou en 2021 et les images d’Oppenheimer ne cessant de faire écho au paysage alentour, une question commence à me hanter : et si Georgia et Robert, deux des plus grands esprits de leur temps, s’étaient croisés ici, au milieu de nulle part ?

Certes, elle était plus âgée que lui et ils semblaient aussi sauvages l’un que l’autre… Mais les occasions n’ont pas dû manquer dans la petite communauté que formait le ranch, ou lors de balades parmi les canyons, mesas et sentiers pierreux qui constituent le domaine.

C’est de sa terre rouge que le désert tire cette puissance qui envoûte le visiteur.
C’est de sa terre rouge que le désert tire cette puissance qui envoûte le visiteur. DR

Elle vivait et travaillait dans ce panorama qui paraissait créé pour elle et qu’elle n’a cessé de peindre, à bord de sa Ford qu’elle avait fait aménager en atelier miniature – toiles, pinceaux, tubes de peinture à l’huile et sièges pivotants –, afin que le paysage qu’elle souhaitait immortaliser s’inscrive dans le cadre du parebrise de sa Model A.

Quant à « Oppie », il venait les week-ends avec famille et collègues se ressourcer au ranch, loin de Los Alamos, à 90 km de là, où il mettait au point la bombe atomique. Dans Oppenheimer, Christopher Nolan reconstitue d’ailleurs les baraquements du Los Alamos d’origine sur les terres de Ghost Ranch.

« Nous avons cherché l’endroit idéal au Nouveau-Mexique, en Utah et au Colorado, expliquait la directrice de production du film, Ruth De Jong, sur IndieWire, le 26 juillet 2023, avant de nous décider pour Ghost Ranch. Nul autre lieu n’offrait des paysages d’une telle splendeur, où l’on a le sentiment que personne ne vous trouvera jamais. »

Quand Georgia rencontre Oppie

Une respiration, une inspiration. Et la beauté, le silence, la nature inchangée depuis des millénaires – quelques-uns des fossiles de dinosaures les plus anciens au monde ont été découverts sur place.
Une respiration, une inspiration. Et la beauté, le silence, la nature inchangée depuis des millénaires – quelques-uns des fossiles de dinosaures les plus anciens au monde ont été découverts sur place. DR

Georgia O’Keeffe et Robert Oppenheimer se sont-ils trouvés ? Il est quasiment certain qu’ils ont séjourné au même moment sur ces mêmes terres au cours des années 40. Pour en avoir le coeur net, j’interroge les responsables de Ghost Ranch, puis l’une des expertes les mieux informées sur l’histoire du ranch et de la région, Lesley Poling-Kempes, autrice notamment du passionnant Ladies of the Canyons. A

League of Extraordinary Women and Their Adventures in the American Southwest (University of Arizona Press, non traduit). Et l’archiviste du musée O’Keeffe à SantaFe aussi. Aucun n’a de réponse. L’éventuelle rencontre entre ces deux monuments du XXe siècle demeure un mystère. Pourtant, j’essaie d’imaginer la scène, elle et lui aussi hiératiques que visionnaires.

Qu’ont-ils pu se dire ? L’une célébrait les merveilles du monde quand l’autre inventait la destruction de celui-ci. La formule est facile. Mais est-ce aussi simple que ça ? Non, évidemment. Ce qui semble certain, c’est que Georgia O’Keeffe et Robert Oppenheimer étaient en quête d’un sentiment d’infini.

Toute cette région de Ghost Ranch, Los Alamos et Santa Fe, située dans le nord du Nouveau-Mexique, est parsemée de villages indiens – qu’ils soient apaches, utes ou pueblos.
Toute cette région de Ghost Ranch, Los Alamos et Santa Fe, située dans le nord du Nouveau-Mexique, est parsemée de villages indiens – qu’ils soient apaches, utes ou pueblos. DR

Une respiration, une inspiration. Et la beauté, le silence, la nature inchangée depuis des millénaires – quelques-uns des fossiles de dinosaures les plus anciens au monde ont été découverts sur place. Peu à peu, et je l’expérimente moi-même, Ghost Ranch agit comme un sortilège, par un mélange envoûtant de fragilité et de puissance que procure cette géographie tourmentée. C’est si rare qu’on a envie de le garder pour soi.

De retour en France, ne montrer les photos, ne raconter la terre rouge et les montagnes spectaculaires qu’à quelques amis. Puis, au fil des mois, se rendre compte que ce lieu est un don. Un don de la Terre aux humains. Y en a-t-il beaucoup sur cette planète ? Je ne sais pas, et je finis par me dire que si quelques personnes suffisamment curieuses ont envie d’y aller, la dose d’émerveillement qu’elles y ressentiront vaut bien que je dévoile un pareil secret.

Sur les pas des géants

Peu à peu, et je l’expérimente moi-même, Ghost Ranch agit comme un sortilège, par un mélange envoûtant de fragilité et de puissance que procure cette géographie tourmentée.
Peu à peu, et je l’expérimente moi-même, Ghost Ranch agit comme un sortilège, par un mélange envoûtant de fragilité et de puissance que procure cette géographie tourmentée. DR

À force de m’intéresser à O’Keeffe et Oppenheimer, je décide de partir sur leurs traces. Direction SantaFe, 90km au sud de Ghost Ranch. En chemin, l’arrêt au village d’Abiquiú s’impose. On y trouve la dernière maison de Georgia O’Keeffe, une magnifique hacienda qu’elle a fait restaurer et qui se visite, contrairement à celle de Ghost Ranch.

Toute cette région de Ghost Ranch, Los Alamos et Santa Fe, située dans le nord du Nouveau-Mexique, est parsemée de villages indiens – qu’ils soient apaches, utes ou pueblos.

Outre ces Indiens d’Amérique – ces autochtones qu’on appelle ici « Natives » –, coexistent dans une relative indifférence deux groupes ethniques : les « Hispanos », descendants des Mexicains et des Espagnols, qui forment la majorité de la population, et les « Anglos » (les Blancs non Hispanos).

Nous ne sommes pas encore au Far West, ni dans le Wild West, qui s’avère être une référence historico-folklorique plus que géographique, avec ses cow-boys, ses Indiens et ses détrousseurs de voyageurs en diligence, mais bien dans le Southwest.
Nous ne sommes pas encore au Far West, ni dans le Wild West, qui s’avère être une référence historico-folklorique plus que géographique, avec ses cow-boys, ses Indiens et ses détrousseurs de voyageurs en diligence, mais bien dans le Southwest. DR

Cet héritage mêlé se fait sentir partout. Dans les constructions en adobe, dans le style hacienda des demeures, dans les noms latinos d’inspiration religieuse – telles les montagnes Sangre de Cristo, près de Santa Fe –, dans les bijoux d’argent et de turquoise travaillés par les Natives…

Nous ne sommes pas encore au Far West (plus à l’ouest), ni dans le Wild West, qui s’avère être une référence historico-folklorique plus que géographique, avec ses cow-boys, ses Indiens et ses détrousseurs de voyageurs en diligence, mais bien dans le Southwest. Et tout, dans cet État du Nouveau-Mexique, grand comme la Pologne, mais peuplé de deux millions d’habitants seulement, tout évoque le bout du monde.

C’est une Amérique à nos yeux terriblement exotique, celle des roches rouges, des westerns et des clichés à la pelle, des noms mythiques qui évoquent quelque chose sans qu’on sache forcément quoi – du gangster Billy the Kid (qui a vécu dans le coin) au Rio Grande ou au site de Roswell (pas très loin).

De Santa Fe à Los Alamos

La ville en elle-même est riquiqui et la grande majorité de ses 11 000 habitants travaille au Lab (Los Alamos National Laboratory), l’un des plus grands centres de recherche du monde.
La ville en elle-même est riquiqui et la grande majorité de ses 11 000 habitants travaille au Lab (Los Alamos National Laboratory), l’un des plus grands centres de recherche du monde. DR

L’arrivée à Santa Fe est déroutante. Pas de skyline, pas de bâtiments hideux en périphérie. À maints égards, la capitale du Nouveau-Mexique est une anomalie dans le paysage américain.

Très ancienne au regard du reste du pays (1610), elle est bâtie quasi entièrement en adobe, selon le style de ses origines à la fois hispaniques et pueblos, et les buildings y sont proscrits. Par rapport à sa taille (90 000 habitants), elle abrite le plus grand nombre de musées et galeries des États-Unis.

C’est là que Georgia O’Keeffe a passé ses derniers jours, en 1986, à 98 ans, là que se situe le magnifique musée qui lui est consacré, parmi tant d’autres lieux de culture passionnants, organisés autour d’une grande place où se succèdent des restaurants fréquentables et de luxueux magasins qui vendent à des prix exorbitants des objets d’art inspirés des traditions autochtones.

C’est une Amérique à nos yeux terriblement exotique, celle des roches rouges, des westerns et des clichés à la pelle, des noms mythiques qui évoquent quelque chose sans qu’on sache forcément quoi – du gangster Billy the Kid au Rio Grande ou au site de Roswell.
C’est une Amérique à nos yeux terriblement exotique, celle des roches rouges, des westerns et des clichés à la pelle, des noms mythiques qui évoquent quelque chose sans qu’on sache forcément quoi – du gangster Billy the Kid au Rio Grande ou au site de Roswell. DR

Saviez-vous que l’immense écrivain George R. R. Martin, celui qui a écrit Game of Thrones, est l’une des figures les plus éminentes de la scène de Santa Fe ? Ces dernières années, il a racheté le cinéma indépendant Jean-Cocteau et ouvert une librairie. À Santa Fe, pas de traces d’Oppenheimer.

Pour en trouver, il faut prendre la direction de Los Alamos, à 50 km de là. L’autoroute, au bitume impeccable, sinue entre les montagnes. Ça grimpe dur. Là-haut, sur le plateau, un panneau commémoratif et quelques baraquements blancs : c’est ici que ça s’est passé. La bombe et la fin de la guerre. La bombe et le début de la destruction de masse.

Petite ville sous haute surveillance

Los Alamos se situe à quelques dizaines de kilomètres de Valles Caldera et de Bandelier, deux parcs naturels aussi déserts que splendides.
Los Alamos se situe à quelques dizaines de kilomètres de Valles Caldera et de Bandelier, deux parcs naturels aussi déserts que splendides. DR

La ville en elle-même est riquiqui et la grande majorité de ses 11 000 habitants travaille au Lab (Los Alamos National Laboratory), l’un des plus grands centres de recherche du monde.

Technologie, médecine ou intelligence artificielle, mais aussi atome et armement, sous la haute surveillance du ministère de la Défense américaine, ce qui a pour effet que la moitié de la ville est interdite d’accès, clôturée et sévèrement gardée. La visite du Bradbury Science Museum est mémorable ; on y suit la naissance du Manhattan Project avec de nombreux documents et prototypes d’époque.

Sans grand charme, si ce n’est celui de la nature – les élans traversent les rues de la ville plus souvent que les humains et les ours batifolent la nuit autour des maisons –, Los Alamos se situe à quelques dizaines de kilomètres de Valles Caldera et de Bandelier, deux parcs naturels aussi déserts que splendides : découvrir les vestiges amérindiens creusés dans la roche à Bandelier, illuminer de ses phares les bois des élans dans la vaste prairie de Valles Caldera.

« La seule chose qui me désole est que je ne verrai plus ces magnifiques paysages – à moins que les Natives aient raison, et que mon esprit puisse quand même se balader ici après ma mort. » dit Georgia O’Keeffe.
« La seule chose qui me désole est que je ne verrai plus ces magnifiques paysages – à moins que les Natives aient raison, et que mon esprit puisse quand même se balader ici après ma mort. » dit Georgia O’Keeffe. DR

En quittant la région pour retourner à Denver (Colorado), je repense à cette phrase qu’a prononcée Georgia O’Keeffe peu avant sa disparition. Un journaliste lui demandait si elle craignait la mort.

Elle répondit : « La seule chose qui me désole est que je ne verrai plus ces magnifiques paysages – à moins que les Natives aient raison, et que mon esprit puisse quand même se balader ici après ma mort. » On le lui souhaite. Et peut-être y croiset-elle celui de Robert Oppenheimer.


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