Gastronomie
The Good Culture
Loin de là où on l’attendait, le chef espagnol savoure un succès mérité. Non content de s’être installé à Cordoue, sa ville natale, il s’est lancé dans une cuisine multiculturelle qui revisite la gastronomie andalouse des temps anciens, depuis le VIIIe siècle et la colonisation arabe.
Depuis vingt ans bon poids, tel un lanceur d’alerte, on soufflait à l’oreille de tous ceux qui ne nous écoutaient pas l’ultime évidence. Pour nous, en tout cas. « Attention : talent rare, à découvrir d’urgence. Loin du sérail, Paco Morales est le cuisinier le plus singulier d’Espagne, de Navarre et de tout ce qu’on voudra. »
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Hélas ! tant mieux pour lui, tant pis pour nous, à pr.sent, c’est fini. Michelin nous a, pour une fois, doublé, passant enfin par là ; consacrant au grand jour dans son vademecum 2024 sorti le 28 novembre dernier, le cocinero jusqu’alors peu coutumier de voir déployer pour lui la grosse artillerie médiatique. Coup de tonnerre dans un ciel serein.
Désormais, Paco Morales, tout le monde sait où le dénicher. Ni à Barcelone ni à Madrid. Encore moins à Bilbao ou à Saint‑Sébastien, pôles d’attraction immémoriaux aimantant au Pays basque les foodies de la plan.te entière. C’est plutôt vers le sud profond qu’il faut porter notre regard.
Bienvenue à Cordoue, jolie ville historique class.e au patrimoine mondial de l’Unesco, d’une richesse architecturale à donner le vertige. Par ici la mosquée‑cathédrale, par là l’alcazar des rois chrétiens. Et partout ailleurs, tout autour de nous, de la synagogue et de la médina, un dédale de ruelles, de places et de patios fleuris.
Mosaïque de petites maisons et grandes constructions élancées vers le ciel témoignant toutes ensemble du dialogue profond entre cultures et civilisations qui, depuis le Xe siècle irrigue cette ville‑musée à ciel ouvert.
Un bouillon d’influences, un entrelacs étourdissant de legs architecturaux et religieux, rappelant le r.le capital que Cordoue incarna, par temps de guerre ou de paix, comme terre de transit, d’accueil et de cohabitation. C’est, littéralement, la substantifique moelle de Noor, le dernier projet de Paco Morales.
En marge du centre de Cordoue
Sauf que, une fois encore, le cuisinier n’a pas fait comme tout le monde. Tourner le dos à la facilité, c’est sa spécialité. Alors qu’on s’attendait à sceller nos retrouvailles au coeur m.me de la ville, dans un lieu à la hauteur de ses ambitions, c’est au contraire loin de ce décor à la naturelle sédimentation historique, juste à quelques minutes de taxi, que l’on débarque à Cañero, anonyme quartier populaire érigé dans les années 50.
Des enfilades de petites maisons basses, encadrées de part et d’autre par des rangées d’arbres aux branches ployant sous le poids d’énormes oranges, improbables boules de Noël à Pâques. Bienvenue en Espagne ; voici Noor. Qui, cela soit dit en passant, vient de Nour : prénom mixte, indifféremment féminin et masculin, qui en arabe signifie « lumière ».
Et lumineux, le Noor de Paco Morales l’est absolument. Un espace circulaire, plafond bas et couleur beige clair voire blanc cassé. Au fond de la salle ronde, dans l’avant-scène qui jouxte le long plan de dressage, la première cuisine (dans les coulisses, il y en a une autre, pour la préparation), celle où s’activent, pendant le service, selon une gestuelle précise, en apesanteur, les préposés aux fourneaux.
Tout autour, huit tables, elles aussi rondes, accommodant deux personnes ou plus, composent les satellites qui constellent la salle à manger, hémicycle ressemblant à une scène théâtrale. Le spectacle se joue à présent à guichets fermés.« Depuis le sacre Michelin, nous sommes complets pour des semaines, sourit Paco Morales, avec deux représentations quotidiennes. »
Au déjeuner, le rideau se lève, les portes s’ouvrent à 13 h 30 pétantes – Espagne oblige. Le soir, rien ne bouge à l’intérieur du White Cube rond de Noor dans l’attente du premier coup de sonnette à la porte. Mais à 20 h 30, sésame, ouvre-toi !
Un cérémonial traditionnel
Attention, dès maintenant cet article va livrer un nombre consistant de spoilers. Au cas où, intrigués par l’iconographie illustrant le texte ci-présent, vous seriez déjà en phase de boarding pour Madrid suivi par une heure cinquante de train jusqu’à Cordoue, il serait peut-être sage de fermer ce numéro de The Good Life.
De l’archiver pour le lire a posteriori en rentrant de Noor. À quoi bon lever le voile du mystère et du whodunit, gâchant ainsi l’étonnement de cet acte un en tous points fondateur ? Connaissez-vous d’autres restaurants, michelinisés de surcroît, où les clients sont autant spectateurs que figurants ?
Une fois vestes et manteaux déposés au vestiaire, ils sont appelés à participer au spectacle. Un serveur les invite à se rapprocher du lavabo en faïence dissimulé près du rideau et verse délicatement sur leurs mains de l’eau tiède parfumée à la fleur d’oranger ruisselant depuis un récipient oblong à bec pointu. Ça change des flacons de gel Aesop entreposés aux toilettes.
La symbolique est claire : passage initiatique et marque de bienvenue (dans la maison de Paco Morales et son univers privé), chers à la culture mauresque locale. Il en va de même pour les larges blouses des serveurs, en coton brut à rayures, couronnées d’une grande capuche flottant sur les épaules.Le hoodie comme accessoire d’uniforme officiel de restaurant fine dining partout ailleurs, ce n’est pas demain la veille ! Ici, chez Morales, c’est cohérent avec la philosophie maison.
« Car Noor, c’est avant tout un projet culturel, explique le cuisinier. J’y raconte le retour à mes racines, à ma ville natale, quittée lors de mes années de formation, il y a deux décennies déjà. Pourtant, toute ma famille vit ici. Mes parents, traiteurs depuis toute une vie, sont toujours derrière le gril de leur magasin familial de poulets grillés. Ils m’ont initié au goût, aiguisé depuis tout petit ma curiosité pour la cuisine, y compris la plus humble. Sans les bases, l’expression sincère du produit, il n’y a pas de fondation. En travaillant des années durant, d’abord chez Josean Alija, au Nerua, à Bilbao, puis chez Andoni Luis Aduriz, au Mugaritz, près de Saint-Sébastien, avant de créer mes deux premiers restaurants, j’ai peut-être mis entre parenthèses mes origines. Mais lorsqu’il y a huit ans j’ai décidé de retrouver ma ville natale, je savais que Cordoue ne pouvait pas être juste un décor naturel, mais qu’elle devait s’inscrire comme point de départ d’une recherche sur ses origines et l’évolution de toute la cuisine espagnole. »
Il y a des cuisiniers qui publient des posts sur Instagram à longueur de journée et une flopée de livres de recettes à chaque rentrée. Et d’autres qui fréquentent les librairies et les bibliothèques pour de vrai.
En amont de l’ouverture de Noor, en 2016, Paco Morales a entamé une collaboration avec l’historienne madrilène Rosa Tovar pour étudier avec elle l’évolution de la cuisine en Andalousie à travers les siècles. Et ce n’est pas un détail.
Un voyage à travers le temps
Il entreprend de saisir précisément à quoi ressemblait l’art de se nourrir, de cuire, de partager un repas des siècles en arrière. Aux alentours du xe siècle, avant les premières percées des Maures, venus d’Afrique du Nord, la culture alimentaire reposait sur une économie de suffisance forcément rudimentaire.
Le régime quotidien était de céréales consommées sous forme de porridge, très peu de légumes, le plus souvent séchés et broyés. Le poisson était rare, surtout pour les classes populaires, le lait fermenté et la graisse de mouton remplaçaient l’huile d’olive à la cuisson. En épigones de Pierre Bourdieu, Paco Morales et Rosa Tovar étudient les différences entre les classes sociales, les passerelles alimentaires entre noblesse et plèbe.
Passant de la théorie aux travaux pratiques. Avec un pari fou : créer chaque année, siècle par siècle, un menu spécifiquement consacré à une période historiquement déterminée. Coup d’envoi : l’année 711, qui marqua, avec la prise de Gibraltar, le début de la conquête de la péninsule Ibérique par Tariq ibn Ziyad.
« On nous a pris pour des fous. Les premières années, c’était la disette, on ne pouvait utiliser que les ingrédients disponibles au siècle correspondant, raconte Paco Morales, expliquant la camisole de force que constitue sa démarche par un aphorisme. Plus il y a de limites et de contraintes, plus grande est la créativité. »
Entendu : il faudra se familiariser avec les us et coutumes, la terminologie mauresque. Apprivoiser la karim (crème) et le kamoun (cumin), se familiariser avec le dukkah (mélange de graines, fruits secs et épices) ou les cuissons au tannour, four traditionnellement enseveli sous terre.
« Le début de Noor a été costaud. Avec le peu d’ingrédients autorisés, il a fallu redoubler d’inventivité. Bizarrement, maintenant que nous avons franchi, en 2024, le cap du XVe siècle, donc celui des premières caravelles de Christophe Colomb et la palette de tous les produits qu’il a rapportés de ses voyages, et que je peux utiliser en cuisine pommes de terre, chocolat, tomates et poivrons, j’ai presque un sentiment de surabondance. Par rapport aux années maigres, créer des plats semble trop facile. Et parfois, alors, ça bloque. »
Less is more, n’est-ce pas ? Il ne faut donc pas compter sur Morales pour taper dans l’opulence et l’explicitation à outrance. Si storytelling il y a, il se borne au contexte de l’archéologie du goût et du savoir qu’il met en scène. Silencieux, hyperconcentré au passe, Paco Morales veille au grain d’une cuisine moins cris que chuchotements, qui n’a pas besoin de vociférer pour s’affirmer.
À l’origine était l’épice
Tout autour, une musique berce les convives dans ses spires aériennes, donne le rythme intérieur d’un rituel se déroulant comme pour suspendre le temps. Et les merveilles défilent. Cheese bun frit et lomo de thon. Cabillaud au jaune d’oeuf, piment habanero, câpres, huile de romarin et caviar.
Doux-amer d’huîtres, fromage glacé de brebis et petits pois larmes karim, divine variation autour de l’houmous avec une crème de pignons, pomme verte cuite au ras el-hanout et thé glacé.
Crevettes crues aux endives amères, caviar, joues de jambon de Joselito, épices du désert (clou de girofle, carvi et fenugrec) et pedro ximénez hors d’âge de plus de cinquante ans, presque un balsamique de Modène, chef-d’oeuvre borderline poussant l’animalité jusqu’aux vertiges du rance. On s’incline.
Tout comme pour le bouillon de poulet rôti au beurre fumé, calamars et petites pâtes de blé dur, magnifique remix d’une recette du début du XVIIe siècle. Ou le brochet vapeur et julienne de courge très al dente épris de senteurs de vanille, référence historique aux huguenots qui, à l’époque, faisaient affaire avec les Espagnols.
Pour clore en beauté avec un autre magistral rappel d’historien décloisonnant les savoirs donnés pour acquis : la torta de algarroba, un gâteau infiniment crémeux « au chocolat » – mais sans chocolat –, réalisé avec des fèves de caroube qui s’épanchent en notes fortement chocolatées.
Le caroubier est un arbre fruitier prisé en Espagne, en Sicile et tout autour de la Méditerranée. « Pendant des siècles, la caroube fut le chocolat d’Andalousie par excellence, explique le chef. On la garde en rappel de l’histoire que nous partageons tous. »
Toujours droit au but, Paco Morales est aujourd’hui un créateur en état de grâce. Qui sait partager avec ses proches une vision fort singulière de la cuisine de demain. La poétique lunaire de ses premiers restaurants, à Madrid, puis au sein de l’hôtel Ferrero, s’envole vers une essentialité qui touche conjointement coeur et intellect, tête et palais.
« J’ai mes qualités, pas mal de défauts. Mon perfectionnisme peut aussi parfois devenir un handicap. Partager une vision ne veut pas forcément dire la déléguer, mais savoir faire confiance », lâche-t-il visiblement épanoui sous les yeux espiègles de Paola Gualandi. En cuisine et à la ville, le binôme carbure à plein régime.
« Sans Paola, je ne serais peut-être pas arrivé aussi rapidement là où je suis. Elle m’a apporté ordre et paix », concède le quadra binoclard aux allures d’éternel enfant timide, dans un éclat d’ironie. « You just don’t mess with Paola », rappelle José, jeune homme du Salvador à la double, voire triple casquette.
À la fois en cuisine, en salle pendant le service, il est également l’un des piliers – avec Paco Morales, Rosa Tovar et Paola Gualandi – du groupe qui se consacre aux recherches historiques sur les produits. « Ordre et paix. Ordre et paix… » commente Paola, dubitative.
Yeux clairs éblouissants comme des lanternes dans la nuit, poigne de fer et jamais ô grand jamais la langue dans sa poche, la jeune femme de 26 ans met les points sur les « i » : « Parmi les mille choses qui sont de mon ressort, je m’occupe, à la fin du mois consacré à l’étude de la période historique concernée, et seulement une fois le nouveau menu formalisé, des repérages et de la commande des produits nécessaires pour la cuisine. Sous ses dehors un peu intello et de perfectionniste méthodique, Paco peut être aussi un garçon bordélique. Qui n’aime créer que sous la contrainte, à la dernière minute, la deadline souvent déjà dépassée. » Et alors : ça arrive ce menu ? Sinon, comment je fais, moi, pour commander les produits ? » lâche-t-elle en lorgnant du côté du patron (de son coeur). Disons que, parfois, dans l’effervescence de l’improvisation, moi, j’apporte une nécessaire touche d’organisation. »
À chaque couple sa chimie. Le tandem de Noor a un tigre sous le capot. Pas de répit créatif, ni de jour chômé. Les valises pas encore faites, Paola et Paco Morales s’apprêtent à convertir leurs jours de fermeture hebdomadaire en un aller-retour à Doha pour surveiller de près leur nouveau bébé, Qabu. Un Noor à mi-chemin entre l’élégance du fine dining et la simplification du bistrot, mais puissance 2.0.
« Pour les plaisirs plus simples de la convivialité à table, nous avons ouvert à Cordoue El Bar de Paco. » Hier encore le secret le mieux gardé d’Espagne, Paco Morales incarne aujourd’hui le renouveau qui arrive. Hispanique, mais pas que.
> Paco Morales, Noor, Calle Pablo Ruiz Picasso 8, Cordoue. Noorrestaurant.es
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