Voyage
Le quartier de Södermalm à Stockholm propose une approche douce et vertueuse de la modernité, avec un penchant pour les ellipses, l’allusion… pour mieux abattre ses arguments.
Vous voulez savoir ce qui est le plus impressionnant dans l’Arlanda Express, qui relie l’aéroport de Stockholm au centre-ville ? Le design magnifique poussé au moindre soupir ? Son nez tout jaune ? Les awards glanés par brassées ? Non. Le silence. Et ce qu’y a-t-il de plus saisissant à l’Il Caffè, situé au cœur de SoFo (Söder om Folkungagatan) ? Les sandwichs de charcuterie ? Les kanelbullar à la cannelle et à la cardamome ? Non. Le silence de l’assistance. Tout le monde est en couple. Du moins avec un MacBook Air. Dans leur solitude à coque argentée, les clients ont besoin d’être ensemble. Au sol, les carrés blancs et bistre témoignent d’une activité passée, une laiterie. Déjà, on pasteurisait. Si la capitale suédoise nous attire autant, c’est qu’elle contient ce qui nous fait parfois peur : la perfection, le calme, le minimalisme vertueux, portant même ici un nom, le lagom, « juste ce qu’il faut ». Mais il y a bien un moment où les coutures craquent. De la vie surgit. Il ne faudra pas attendre bien longtemps. Dans Södermalm, l’une des quatorze îles de l’archipel de Stockholm, et plus précisément dans SoFo, concept inventé par d’habiles commerçants, le soir venu, on n’entend pas le brame des cerfs, mais plutôt la joie relâchée d’une population mélangeant ses 140 nationalités.
Comme au Pelikan, tellement joyeux, avec une salle somptueuse dans ses volumes Art déco, un bar qui vous fera sangloter avec son élégance stylée, et des boulettes de viande qui font un tabac. Ici, l’hipster, que l’on croyait disparu, éclot encore. Ce n’est plus le dissident capillaire à barbe de druide. Non, il mute. Civilise sa barbe. C’est devenu un bon garçon, à qui on peut même demander son prénom. Parfois, il se reproduit, pousse la poussette.
En fait, Södermalm est une leçon de voyage en plein Stockholm.
Décélérer tout d’abord, marcher, respirer dans les petits squares. Chercher sur les galets ronds des rues anciennes le message d’autrefois, sentir la pierre de partout (Södermalm, c’est la montagne de pierre), et donc sa dimension tellurique, cette pierre noire, comme un volcan froid qui tiendrait les habitants en respect. Son nez parle le silex, la pierre à feu, le crayon de bois. Il se mélange à l’iode de la mer, aux tilleuls, au café servi chaud à toute heure.
Comme s’il fallait se battre contre le temps et ses arythmies, avec ce soleil qui s’en va et ne reviendra que si tard. Du coup, la ville s’est construit une coque, une force magnifique, celle des personnes marchant avec détermination. Où vont-ils ? À la maison. D’où sans doute cette voix. Écoutez-la dans les bars avec ses ø, ses ö, ses å. Parfois même vous retrouverez cet accent qui était celui de ce quartier ouvrier, malfamé, poissant les syllabes, brutalisant les phonèmes comme on le fait à Liverpool ou Coney Island. Pas vraiment de la rage, ni de la révolte (la dernière grève remonte à quinze ans, elle ne dura que quelques jours), mais une intensité.
Celle du froid l’hiver, celle de la lumière lorsqu’elle revient, comme une apparition. On devine alors les ombres portées, les tourments de la ville, sans goûts affichés. On s’emmitoufle dans l’illusion du vintage. Vive les années 40 qui, ici, neutralité monnayée oblige, furent d’une rare douceur. Cette rue que vous traversez au petit matin fut sans doute balayée par le père d’une Greta – à cette époque, la future Garbo. Elle est née dans Södermalm, en 1905. Elle vendit des journaux à l’âge de 6 ans, devint savonneuse chez un barbier. Sa voix grave s’est forgée dans ces rues hautes et sévères. Son timbre unique constitua l’un des premiers réchauffements climatiques.
L’une de ses premières répliques fut celle-ci : « Sers-moi un whisky, et un ginger ale à part. Et ne sois pas radin, chéri ! » C’est sans doute ici qu’elle apprit aussi la disparition, à savourer la solitude, à avoir la paix : « I never said, dit-elle un beau jour, “I want to be alone.” I only said “I want to be let alone.” There is all the difference. »
On ne s’étonnera pas que Garbo refusa rapidement les interviews. Un salon de thé-pâtisserie (Gunnarsons) lui rend hommage avec le Garbos Tårar, « les larmes de Garbo » : de la pâte d’amande italienne, du champagne et des truffes de framboise. Il vous faudra encore quelques harengs frits adoucis de purée blonde, quelques bières pour entrer dans l’âme de Södermalm, constituer des sensations rares (c’est le nouvel exotisme), gratter les silences et les épaisseurs de lainage avant de reprendre le train au nez jaune, rejoindre les barbares sonores.
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