Voyage
Voici une capitale au bord de l’insaisissable, qui se laisse traquer par la culture et l’immobilier tout en abandonnant quelques cailloux blancs dans East London...
Si vous souhaitez lire ce papier, please, avant tout munissez-vous de bonnes chaussures. Marcher est sans doute la meilleure façon d’aller au cœur d’un quartier. Celui de Hackney, dans l’est de Londres, bat bizarrement ce matin. Son pouls est faible dans le délicieux Albion Drive. Que des oiseaux. Et le bruit de vos pas. On entendrait presque craquer… un cracker. Le film peut commencer. Hackney a conservé cette fraîcheur, ces paradoxes que la mode, la « culture » n’ont pas encore étouffés. Ça ne saurait tarder, les grues s’approchent.
Non loin de là apparaît la terrasse de Violet, une pâtisserie adorable où officie Claire Ptak, collaboratrice du dernier best-seller d’Anissa Helou, grande prêtresse de la cuisine orientale. « J’ai habité le quartier de Shoreditch lorsqu’il était mélangé, abordable, amusant, plein de bonnes vibrations, raconte Anissa. Comme Hackney aujourd’hui. Mais la mode, les bobos vont trop vite. Il faut se dépêcher. » Alors, hâtons le pas. Mangeons. C’est aussi une façon d’avaler un quartier. Un croissant jambon‑fromage, ici ou là, c’est écœurant à souhait. Donc parfait, vous vous rapprochez de la dimension « aloof » de ce quartier, cette désinvolture léthargique.
A Londres, de pub en marché aux fleurs dans Hackney
Mais il y a mieux : une tourte à la viande et sauce à la menthe chez F. Cooke. Pas un chat ce midi, à part un solide gaillard. Il enfourne ces plats vindicatifs, contestataires arborés comme un bras d’honneur à l’ordre healthy. « Vous ne trouvez pas cela sain ? s’indigne le patron. Allez voir en face les poissons frits, vous m’en donnerez des nouvelles ! » Soudain, deux « miss monde » apparaissent dans cette cantine aux tables de marbre avec un cortège d’assistantes et de fards à paupières. Les deux belles amincies s’asseyent sur le dossier des chaises, miment une nonchalance narquoise. C’est dans la boîte. Et vous dans Hackney.
Dans cette même rue, samedi matin, c’est le marché de Broadway. Irrésistible pour les amateurs de dégaines et de Scotch eggs, ces boulettes de viande ou de légumes farcies d’un œuf mollet. Faites comme tout le monde, allez dans les London Fields avoisinants. C’est épatant : musiques à fond, barbecues enfumés. Tout le quartier sort aérer enfants, chiens, biceps et solitudes. Deux dames se montrent les photos de leur caniche : « Ça, c’est à Liverpool. » Vous voici à présent dans le rythme du coin. Une sorte de superposition, de slashes repris sur le calicot des boutiques. On y vend des bières, des huîtres, des sandwiches, des bigoudis à mise en plis. Allez construire une phrase avec ça, bâtir une impression…
Ce séquençage incessant est une allégorie de ces briques obsessionnelles (le paysage fabrique les hommes), comme si la ville était dans une scansion incantatoire. Faisons de même. Passons vite d’une chose à l’autre. Pousser une porte, tomber sur un musée où il n’y a personne. Plus loin, dehors, un magasin de vêtements vintage (Paper Dress Vintage) vous balance dans les années Janis Joplin. Les lunettes cerclées et fumées jaunes vous attendent en devanture.
Dans une cafétéria adorable (Pacific Social Club), non loin de là, Matthieu Beck, chanteur du duo Zooey, vous confiera peut-être ses endroits de prédilection : Brilliant Corners, tout d’abord, ou cette façon de revisiter les pubs avec cocktails d’un cuisinier japonais. On peut y passer ses disques. « Hackney, c’est comme un décorum, analyse Matthieu. Chacun y dépose ses visions, son style de vie. » Autres adresses de Matthieu : le Moth Club, où se produisait une chanteuse germano-turque sur un r’n’b années 60. Vous verrez, Hackney s’ouvrira alors, car vous n’avez pas cessé de jouer à sa manière, en contrepoint comme le long du canal et ses balades le long des péniches étroites.
Le chemin de halage est si mince. S’y faufilent promeneurs, runners, poussettes et vélos. Combien de bicyclettes tombent-elles en une semaine ? « Moins que vous le pensez », répond la serveuse du café Towpath. Le quartier sait être pointu également avec des tables comme Brat ou Lyles. Genre de bistronomie servie mâchoires serrées et ambition hardie. On y boit des vins nature, les portions ont la taille mannequin, l’addition a du chien et, finalement, cela ne nous intéresse pas autant. Vous voyez, ça vient, cette dimension « repressed », tout garder en son for intérieur. Pour le faire ressortir à coups de pintes de bière (sport local). Si vous suivez ce sentier risqué, alors apparaîtra Hackney, comme une chanson psychédélique des Beatles, une sorte de songe urbain, profondément neurasthénique, mais que ravive de façon incroyablement joyeuse, miraculeuse, le soleil.
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