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La région des Abruzzes n’a pas l’élégance milanaise, le chic de la Toscane ni l’exubérance florentine. En revanche, elle a Niko Romito et sa table, Reale. Plus qu’un étoilé, le restaurant et sa partie hôtelière Casadonna sont un écosystème complet, point d’ancrage d’une cuisine hors du commun et d’un chef visionnaire parti de rien et de nulle part, ou presque…
Il faut une bonne heure et demie pour, depuis Rome ou Naples, rallier Castel di Sangro, une petite commune de la province de L’Aquila, entourée de montagnes et de parcs naturels. C’est non loin de là, à Rivisondoli, que le père de Niko Romito a ouvert, en 1970, une pâtisserie, qu’il a plus tard transformée en trattoria. C’est aussi là que Niko a grandi avec ses trois sœurs, avant de partir poursuivre ses études à Rome.
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La cuisine, il n’y pensait pas du tout, s’orientant plutôt vers l’économie. Il aura fallu le décès prématuré de son père pour qu’il décide d’y revenir, rejoint peu de temps après par sa sœur Cristiana, traductrice de formation, laquelle joue un rôle fondamental dans l’expérience de Reale. Il leur a fallu des années de travail, de doute et surtout d’obstination pour trouver un chemin vers une cuisine qui – sans jamais chercher l’originalité à tout prix – est l’une des plus singulières d’Italie, voire d’Europe. Une cuisine, non pas de peu, mais qui, avec presque rien, raconte la richesse de la cucina italiana.

« L’objectif a toujours été de réussir à transformer ce que j’avais en tête : partir d’une cuisine ordinaire et domestique, pour arriver à celle que j’aimais, se souvient le chef. Parce que je n’avais pas fait d’école, pas travaillé dans une brigade, l’évolution fut progressive, mais pas dictée par l’objectif d’arriver à un résultat précis. L’idée était de progresser avec le temps, l’étude et l’expérience. Cela m’a amené à prendre conscience que ce que j’avais fait par le passé pouvait toujours être amélioré. Ma cuisine évolue tous les jours, et mon inspiration vient de la vie quotidienne, d’un livre, d’une architecture… C’est une quête qui vise sans cesse un idéal – mon idéal : l’essence, la pureté, la clarté, l’italianité. Ce sont les valeurs sur lesquelles je la construis. Le plus difficile étant d’arriver à faire une cuisine à la fois pure et complexe, qui s’articule autour de très peu d’ingrédients et donne des sensations à ceux qui la dégustent. »
La route des étoiles
Entre l’an 2000, date à laquelle Niko et Cristiana Romito ont repris l’établissement familial, et l’obtention de la première étoile Michelin, en 2007, ce furent des années de galère et de précarité pour ce restaurant, dont la cuisine était devenue inclassable aux yeux des habitués de la trattoria – et pas vraiment reconnue par les critiques et gastronomes.

« Nous n’avions pas encore compris que nous travaillions dans une zone très isolée, glisse Niko Romito. Pour attirer des gens extérieurs à la région, il fallait proposer quelque chose de différent. Mais il fallait aussi faire en sorte que ceux qui venaient habituellement chez nous ne soient pas perdus. La cuisine devait à la fois s’adresser à un novice, qui pouvait bien la lire, et à un expert, capable de comprendre qu’elle recelait un travail profond. Peut-être que ces limites m’ont conduit à créer une cuisine qui possédait ces deux grandes caractéristiques : une apparente simplicité et de la complexité. » La deuxième étoile, obtenue en 2009, donne sans doute un élan nouveau à Reale.
Mais c’est en 2011, après avoir déménagé dans Casadonna, un ancien monastère du xvie siècle, que le restaurant déploie ses ailes, dorénavant équipé de dix chambres autorisant à prolonger l’expérience. Difficile de trouver plus bel écrin pour la cuisine de Niko Romito. Il y a dans cette bâtisse posée à flanc de colline une forme d’austérité qui lui sied à merveille. Même simplicité, même pureté dans les lignes et matériaux. Même tension entre un classicisme assumé et un goût sûr pour le design et l’architecture contemporains. Rien de trop, rien hors de propos ne vient troubler la cohérence en toutes choses.
Le mobilier, les quelques œuvres d’art choisies (les « bleus » du peintre Ettore Spalletti, les mots écrits au néon de Joseph Kosuth, les photos en noir et blanc de Mario Giacomelli) ajoutent à la retenue. Ici, une pointe d’humour, là, un trait de poésie. Le peu de décoration laisse place à une mise en scène du paysage au travers d’ouvertures parfaitement disposées.

De jour comme de nuit, l’arrivée dans la salle à manger est à couper le souffle, empreinte d’une certaine solennité, rapidement contrecarrée par la chaleur du service. Contrairement aux usages du restaurant gastronomique, Cristiana a imaginé un système où la hiérarchie n’existe pas, chacun pouvant prendre la place de l’autre. Elle déploie ici un art de recevoir, sans artifices, sans lourdeur ni vocabulaire convenu. Il n’y a aucune place pour le dogme ni les affectations. Demeure l’essentiel : le plaisir, l’étonnement.
Nouvelles associations
En 2017, Il Ristorante Niko Romito ouvre ses portes à l’hôtel Bulgari de Pékin. Puis c’est à Dubaï, Milan, Shanghai, Paris, Tokyo et Rome que se déploie sa cuisine au sein de ces hôtels de luxe. Dégagé de l’épure de Reale, son travail trouve sans contradiction sa place dans l’univers étincelant de la marque de joaillerie. C’est par la redéfinition des standards de la cuisine italienne, par sa contemporanéité, que cette association trouve son sens. Une « italianité » que, de Tokyo à Dubaï, tout le monde croit connaître.

Pourtant, à partir de ces classiques, Niko Romito remet les compteurs à zéro. Il les réfléchit, les décante jusqu’à l’os, invente des techniques, concentre le goût et, grâce à des procédures éprouvées et codifiées, parvient à les reproduire à la perfection. Malgré le contraste de leurs deux univers, Niko Romito et Bulgari ont trouvé un point de rencontre et d’échanges harmonieux.
« La philosophie du luxe selon Bulgari, dont les modèles d’hospitalité, de service et d’exigence sont proches de mes valeurs, m’a beaucoup inspiré, affirme le chef. Créer une méthode pour ces restaurants a demandé un effort colossal, mais, parce que nous étions bien obligés de le faire, cela m’a aussi aidé à créer un meilleur protocole pour Reale. En la réexaminant de près, j’ai pu poser un regard différent sur la cuisine italienne classique. Même des spaghettis à la sauce tomate, que nous tenons pour acquis, redeviennent une découverte. Un plat que nous considérons comme rustique peut se transformer en produit de luxe. Alors qu’il existe dans ce type d’hôtels une cuisine gastronomique très compliquée, y trouver une cuisine populaire et identitaire devient paradoxalement un vrai luxe. »

Pensée dans les Abruzzes, la cuisine de Niko Romito s’adresse au monde et pas uniquement aux nantis de la planète. Dans l’optique de valoriser une cuisine italienne simple et saine, c’est un écosystème complet qu’il a mis en place dans sa région, avec une école ouverte en 2012 juste à côté de Casadonna, l’ancien restaurant familial devenant ainsi restaurant d’application.
Il a créé, plus bas, un laboratoire de fabrication de produits mis en vente chez ALT Stazione del Gusto (sa chaîne de restaurants routiers) et sur son site web : des pains, en premier lieu, des biscuits, pâtisseries et autres gourmandises bio, végétariennes, saines et légères issues d’un grand travail de réflexion. À terme, accompagnant l’accroissement de la demande (en particulier pour les restaurants ALT), c’est avec les acteurs de l’industrie agroalimentaire qu’il envisage de travailler, partageant avec eux, et pour le bien du plus grand nombre, le fruit de ses recherches.

« Je trouve fascinant de pouvoir, depuis ma position, travailler sur un modèle plus simple, à la portée de tous. D’énormes progrès peuvent être réalisés par les industriels, en particulier pour la boulangerie et les légumes, assure Niko Romito. La demande augmente dans ce secteur. Il est sans doute plus facile de faire accepter un chou-fleur aux mangeurs de viande que l’inverse ! En d’autres termes, les légumes sont plus universels. C’est un matériau plus créatif, plus naturel et, d’un point de vue éthique, plus acceptable par le consommateur. Les produits de conserve les plus présents dans les supermarchés sont des végétaux. Pour être honnête, au départ, je n’ai pas engagé ce travail sur les légumes pour son caractère sain. Je l’ai fait parce que cela m’intéressait du point de vue de la structure et du goût. Mais j’ai compris que lorsqu’un plat est vrai, sincère, il est sain. Donc la santé devient de plus en plus une composante de ma cuisine. »
La voie de la modernité
C’est en 2014 que Reale reçoit sa troisième étoile, le graal de tout chef. Mais il ne fut jamais question pour autant de ralentir la cadence. Entre inquiétude et détermination, le chef ne cesse de se poser des questions. Sans forcément y trouver de réponses. C’est le processus qui compte. Un plat n’est jamais terminé, une idée jamais aboutie. Cette modernité, qu’il a finalement su imposer à ceux qui ne la comprenaient pas, n’a jamais été une quête en soi.

« C’est étrange, mais ce sont les autres qui ont reconnu cette modernité, note-t-il. Moi, je considérais qu’il était normal de travailler ainsi. La cuisine que je fais aujourd’hui me semble être la seule possible pour moi et je suis convaincu qu’elle évoluera encore, parce que c’est ma façon d’être que de remettre en question tout ce que je réalise. Je n’ai jamais rien fait pour prouver quelque chose à quelqu’un, mais je reconnais que nous avons eu un grand impact sur la région. Nous avons permis de mettre en lumière et d’encourager ceux qui souhaitent placer la barre plus haut et veulent changer de modèle. Le travail avec Bulgari est aussi une vitrine pour Casadonna, l’Accademia et les Abruzzes. De nombreux jeunes ont, après l’école, investi ici et ouvert des restaurants proposant des cuisines qui n’existaient pas auparavant. Pourquoi je fais tout ça ? Je ne sais pas. C’est pourtant une question que je me pose souvent ! La différence entre une personne et une autre dépend de l’environnement dans lequel elle est née, de son par – cours scolaire, de ses relations… mais il y a aussi les gènes. Ce que vous avez en vous et qui vous donne des caractéristiques différentes des autres. Pourquoi se réveille-t-on tous les jours en se disant “je dois faire ceci et cela” ? Parce que quelque chose en vous vous y pousse. » Niko Romito ne peut pas « ne pas ». C’est la définition photo même d’un artiste.
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